[Troisième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]
3. Des « luttes sociales » à la lutte sociale
Les syndicats et les partis ont proclamé que c’est le moment des luttes sociales. Les poussées du mouvement de masse et la nécessité pour les organisations révisionnistes de passer à une étape supplémentaire de montée au pouvoir coïncident.
Cela ouvre un nouvel espace politique que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier s’apprêtent à occuper dans leur intégralité, proposant un contenu très ouvert et ambigu : le logement, le coût de la vie, l’assistance médicale, la défense des garanties constitutionnelles, etc.
Les formes de lutte imposées sont celles qui garantissent le mieux le contrôle bureaucratique : la mobilisation générale comme coïncidence temporelle des luttes (lutter tous, partout dans la même journée), l’unité vue comme l’unité des sigles, même avec l’Action Catholique.
Le but est de susciter un mouvement d’opinion et un débat parlementaire qui mette en crise l’action du gouvernement et freine l’éventuelle involution vers la droite.
Le prolétariat se trouve devant un niveau supérieur de lutte : l’attaque contre les conditions d’exploitation générale dans la société.
L’adversaire n’est plus, si jamais celui semblait ainsi, le patron individuel, mais le système des patrons.
L’obstacle n’est plus le contrôle syndical des luttes, mais le système d’intégration complexe qui se présente sous l’aspect d’une nouvelle légalité (statut des travailleurs, etc.).
Les provocations répressives ne sont plus les griffes d’Agnelli et de Pirelli, mais un plan préétabli de la droite nationale et internationale.
C’est pourtant précisément par rapport à ce niveau de lutte supérieur que le moment spontané peut atteindre « la maturité d’un véritable mouvement révolutionnaire ».
C’est à la gauche prolétarienne, au noyaux d’avant-garde qu’elle a exprimés, de saisir la véritable dimension du conflit, de généraliser son contenu, de trouver dans la pratique la médiation capable de faire assumer à la lutte revendicative les traits de la lutte de classe.
La condition salariale, essence de la condition sociale
Nous arrivons donc au centre de nos problèmes, à savoir l’identification du contenu politique unificateur, capable de dénoncer l’exploitation telle qu’elle se manifeste tout au long de l’entière journée naturelle et pas seulement au moment fondamental de la journée de travail.
En ce sens devrait être repris l’indication stratégique de Marx : « Au lieu du mot d’ordre conservateur: « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire: « Abolition du salariat ». [Salaires, prix et profit] »
Il doit être repris en particulier parce que les conditions matérielles d’aujourd’hui existent pour sa réalisation. Dire que les conditions matérielles existent pour la disparition du travail salarié signifie:
1) que le niveau des forces productives matérielles est tel qu’il permet l’abolition, tandis que la structure politique et sociale (social-capitaliste-impérialiste) du système exige, pour sa propre survie, que les rapports de production restent tel qu’ils sont.
2) Que le niveau des forces productives réelles-révolutionnaires est en croissance progressive et exige, même si pour le moment sur un mode contradictoires et dispersé, que les rapports de production soient supprimés.
Le refus de la condition salariale (condition sociale et politique avant d’être économique), le refus de la contractualisation de cette condition, sont la base de notre discours révolutionnaire.
Une attaque mondiale contre la condition sociale est, en premier lieu, une attaque contre la structure politique des salaires et les mécanismes qui la lient tant à la productivité qu’à la consommation.
L’hypothèse sous-jacente est la suivante: l’élément objectif capable de définir le prolétariat à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine est la structure politique du salaire. La thèse selon laquelle le travailleur et le technicien sont le seulement dans l’usine et que hors d’elle ils deviennent des « citoyens ».
La socialisation des luttes se présente avec toute sa prégnance comme attaque contre l’organisation du travail et aux conditions salariales dans l’usine, à l’école et dans la société.
Même dans les luttes « sociales », l’autonomie prolétarienne trouve sur son chemin les tentations du syndicalisme ascendant, c’est-à-dire la proposition d’objectifs revendicatifs alternatifs à ceux mis en avant par le PCI et les syndicats. Tentations menant au désastre ; l’initiative ouvrière a déjà fait justice dans l’usine à cette fausse ligne politique, mais dans les luttes sociales, elle est à nouveau exposée avec ses pièges: des propositions démagogiques, humanitaires, mobilisatrices.
L’atteinte à la condition salariale se présente donc à l’autonomie prolétarienne comme contenu fondamental des luttes sociales, capable d’engager tous les contenus individuels de l’inconfort social, tous les moments individuels de l’exploitation globale.
L’atteinte à la structure politique des salaires dans sa double face salaire – productivité et salaire – consommation permet non seulement de lier l’exploitation dans l’usine à l’exploitation en dehors de l’usine, mais elle génère un processus de conscience qui, loin de s’arrêter à la contractualisation des problèmes individuels, met le prolétariat face à toute sa condition et impose le choix décisif : ou acceptation de l’exploitation ou rejet de la société capitaliste.
Afin de ne pas tomber dans une vision idéaliste, nous devons préciser que ce processus de conscience ne mûrit pas à travers des sermons, des débats, des discussions et des tracts, mais seulement à travers la lutte.
Le prolétariat, mobilisé pour résoudre ses problèmes dans l’usine, à l’école et dans la société, a la grande opportunité de prendre conscience que sa capacité à rejeter et à lutter n’est gagnante que si elle est générale, continue, organisée.
Cela signifie que l’autonomie est un enjeu que la classe ouvrière, les techniciens, les étudiants jouent dans ces années sur un mode peut-être définitif. Autrement dit, si nous ne sommes pas en mesure d’opérer le saut qualitatif allant de l’attaque aux conditions d’exploitation de la condition d’exploitation dans l’usine et dans l’école à l’attaque des conditions d’exploitation dans la société, dans la ville, nous marcherons à grands pas vers la cage que le capital a préparée.
Notre vrai problème n’est donc pas tant l’extension horizontale quantitative de la lutte (de la lutte d’usine pour un meilleur salaire à la lutte sociale pour la défense du salaire), mais un saut politique de la lutte, qui en même temps défend et étend le niveau d’autonomie durement conquis dans ces dernières années de lutte.
Étendre la lutte continue des centres productifs à la société, des manifestations de l’exploitation directe aux manifestations globales de l’exploitation, réaliser cette extension en en comprenant tous les termes, toutes les contraintes et tous les problèmes que la nouvelle aire sociale de la lutte pose à l’autonomie, est la condition pour que l’exigence exprimée par les luttes, l’exigence d’une organisation révolutionnaire, se traduisent en réalité opérante.
Paix sociale et répression
Il est de plus en plus souligné que le salaire est en premier lieu une variable politique : il rémunère, en fait, non seulement le travail humain dans sa forme immédiate ou « le temps de travail nécessaire », mais plutôt, à travers une série de médiations appropriées, une exigence essentielle du système: la paix sociale.
L’organisation d’un consensus de masse pour le système capitaliste est une exigence indispensable des patrons , et le syndicat, aujourd’hui plus que jamais, joue un rôle décisif dans cette direction.
La « paix sociale » est indispensable au système des patrons, outre que pour la raison évidente de préserver ainsi leur pouvoir, pour le niveau atteint par l’organisation technologique de la production, qui exige maintenant une programmation entrepreneuriale minutieuse du travail, pour le degré d’intégration des différents centres de production des entreprises multinationales (dont la programmation de la production est nécessairement rigide), pour les besoins du commerce extérieur dans un climat de forte compétitivité, etc.
La restructuration progressive du système capitaliste de production (concentration et centralisation monopolistique, haute intensité capitalistique, division internationale du travail) a comme présupposé fondamental une planification plus précise à long terme plus précise (2-5-10 ans), pour laquelle est indispensable que les variables en jeu soient le plus possible sous contrôle et prévisibles dans leurs changements.
La variable la plus difficile à contrôler et à prévoir est le comportement de la force de travail qui, dans les systèmes de production avancés, même si elle n’intervient plus en tant que composante principale de la production et du travail (transféré aux machines), reste toujours l’élément essentiel pour que les machines produisent.
Pour le système, donc, réaliser la « paix sociale » signifie en fait empêcher la « variable force de travail » ait à exprimer, par conséquent, un comportement politique autonome.
La paix sociale, des niveaux de consommation plus élevés, une croissance programmée du niveau salarial, ne sont pas des « victoires » du prolétariat, mais marquent le passage au cycle d’exploitation global (phase métropolitaine du développement du capital et phase de la dimension impérialiste-mondiale de l’exploitation).
Cette phase plus mûre de la capitale, qui se prépare avec le « bond technologique » de notre pays, a comme revers nécessaire le « bond répressif » qui, on le voit déjà, tend à fermer tout espace à l’action développée par l’autonomie ouvrière organisée.
Mais c’est précisément dans la comparaison-confrontation de la répression que le système rend plus évidentes les contradictions qui le lacèrent.
Aujourd’hui, deux formes de répression coexistent, qui jouent entre elles une macabre concurrence :
a) la répression de vieux type, punitive, fondée sur la violence ouverte, sur les charges policières, sur l’usage terroriste des escadres fascistes : elle est au service de la droite (de dla droite interne au pouvoir, solidement ancré dans les centres fondamentaux de la société et de l’État) et tend à directement impliquer les masses, dans une attaque qui affecte d’abord les noyaux autonomes, mais n’hésite pas à frapper les syndicats et les partis.
Ceux qui, d’ailleurs, sont victimes de leur propre logique parlementaire « pacifique », deviennent de plus en plus incapables de garantir aux masses au moins les garanties démocratiques formelles dont elles sont les plus fières.
Que 25 années depuis la libération, qu’après 25 années de « victoires » de la classe ouvrière (dont la dernière est la victoire contractuelle), soit encore possible une répression indiscriminée contre la classe ouvrière, confirme pleinement, s’il en était besoin, la non-consistance de la « voie italienne au socialisme ».
b) la répression active, légalitaire, technologiquement qualifiée. La pratique qui est la sienne est d’empêcher les actions réellement incisives du prolétariat, d’étouffer à sa naissance les initiatives au moyen des syndicats et du parti, et d’utiliser le bras armé seulement quand elles échouent dans leur démarche.
Même le bras armé de l’État bourgeois tend à assumer, lorsqu’il est contrôlé par la « gauche, des nouvelles caractéristiques et de nouvelles méthodes de travail : il tend à agir dans les limites de la loi en frappant les transgresseurs avec une combinaison de « gardiens de l’ordre » et système judiciaire.
Les applaudissements aux carabiniers lors des funérailles du policier Annarumma, mort lors des combats de Via Larga, sont la reconnaissance orchestrée d’une fonction des gardiens de l’ordre public et de la paix sociale, d’autres instruments organisant le consensus des masses populaires.
C’est la répression que le social-capitalisme tend à mettre en place.
Mais cette méthode entre en collision avec l’autre, plus grossière, provoquant des ruptures dans le système judiciaire, des forces d’ordre elles-mêmes, du maximum de législation de l’État.
La répression, et les organisations qui y sont préposées, n’apparaissent plus comme une fonction du système, et un de leur instrument, mais occupent une place centrale dans la vie politique italienne, constituant un moment organique.
Que l’actuelle vague de répression ait des caractéristiques complètement différentes des précédentes est admis par tous, même par les organisations révisionnistes.
Mais en quoi consiste cette diversité? Il nous semble que la répression actuelle est stratégique et non tactique.
Même la plus forte répression de l’après-guerre, celle liée au nom de [Mario] Scelba [ministre de l’intérieur de 1947 à 1955 élargissant et militarisant la police, instaurant des mesures violemment anti-communistes] n’était rien d’autre que l’instrument d’un système substantiellement solide pour défendre son équilibre interne de l’attaque de l’opposition.
La répression actuelle est plus directement liée à la contre-révolution mondiale, c’est-à-dire à la lutte armée du système capitaliste contre les mouvements de masse et les dangers d’une initiative révolutionnaire au niveau mondial.
Cela signifie que, bien que souvent se conserve le paravent de la démocratie parlementaire, le capital international a tendance à recourir à des formes dictatoriales de domination. Ainsi, la répression en Italie est objectivement une rupture de la légalité constitutionnelle même, promue par la droite qui passe à l’offensive.
Il s’agit en substance du déclenchement d’une guerre civile rampante, au cours de laquelle la lutte pour le pouvoir entre la « droite » et la « gauche » deviendra de plus en plus dure, même si elle tend à avoir lieu « sur la tête des masses », et avec la possibilité de compromis institutionnels (la république présidentielle, le gouvernement de l’ordre, les trêves syndicales ou politiques, etc.). C’est le dur terrain de lutte sur lequel que nous devrons nous mesurer.
Restriction de l’espace politique et ouverture de l’espace révolutionnaire
Les luttes sociales proposées par les syndicats et les partis révisionnistes partent de cette prémisse : que les masses présentent leurs problèmes devant l’opinion publique et le parlement, afin que les organisations de gauche puissent gérer la solution partielle et sectorielle. C’est la pratique réformiste classique.
Mais le développement de la répression déplace les termes du problème. Le processus d’unification du marché mondial, la coopération entre les États-Unis et l’URSS, l’attribution d’une fonction précise à l’espace européen, ont provoqué et aggraveront toujours plus la fracture radicale entre la droite et la gauche économico-politiques.
Il ne s’agit plus, pas même pour le mouvement ouvrier traditionnel, de faire face à des luttes particulières, justement des « luttes sociales », mais de faire face à une lutte globale, la lutte sociale.
C’est sur ce terrain que les médiations sont le moins possibles, la manipulation des masses le moins efficaces, que l’utopie social-capitaliste sociale révèle son caractère infondé.
La lutte sociale globale, qui, selon Marx, est la forme de la lutte propre au prolétariat, tend à se poser sur un mode toujours global, à se radicaliser : le terrain même sur lequel le PCI est le plus faible.
En fait, la stratégie togliattienne, qui aujourd’hui provient désormais avec cohérence de manière continue de la direction actuelle du PCI, a totalement exclu en tant que tel la globalité de l’affrontement (en acceptant comme donné le terrain de la démocratie bourgeoise) et sa radicalisation (conformément à la politique internationale de l’Union Soviétique).
L’appel à l’esprit de la Résistance est plus un signe de faiblesse réelle qu’une manœuvre pour l’usage et la consommation de l’opinion publique.
Il serait cependant absurde de ne pas tenir compte que les contradictions de classe passent par la violence au sein du mouvement ouvrier, et qu’au sein du PCI et du PSIUP, il existe de grandes forces prolétariennes disponibles pour faire face à la lutte sociale globale, c’est-à-dire révolutionnaire.
Cependant, il est également absurde de penser que le mouvement ouvrier traditionnel (c’est-à-dire une réalité historique avec son origine propre et avec un « destin » précis, si le matérialisme historique n’est pas une opinion) soit une sorte de réservoir vide à remplir avec différentes lignes politiques.
Le PCI n’a que deux alternatives : ou conclure la logique commencée en 1945 avec son insertion organique dans la gestion du pouvoir capitaliste, ou être balayé en tant qu’organisation politique dans une nouvelle situation historique, une lutte de classe dynamique qui rend impossible sa fonction d’ « exploiteur politique » de la classe ouvrière.
Les tâches des forces prolétariennes autonomes ne consistent pas à se poser en concurrence au PCI, dans la perspective d’une longue guerre de positions au cours de laquelle le « véritable » parti marxiste-léniniste devrait surgir, mais de lutter pour la fermeture de l’espace politique traditionnel coïncidant avec le l’ouverture de l’espace révolutionnaire.
Les résultats de l’automne chaud : le contrôle syndical des luttes contractuelles et le déclenchement d’une répression active, ne sont pas un accident à oublier le plus tôt possible, ni une défaite définitive qui justifierait le pire opportunisme, mais le point de départ d’un processus portant la gauche prolétarienne de la revendication générique (les revendications peuvent être de n’importe quel type, politique, économique, culturel, mais restent toujours internes au système) à la spécificité de la lutte révolutionnaire.