Toute l’interprétation bourgeoise du Discours de la servitude volontaire s’appuie sur ce que prétend Michel de Montaigne dans ses Essais. Or, on va vite comprendre qu’il serait très naïf de le faire.
Il dit au chapitre 25, au détour d’un passage n’ayant rien à voir :
« Ainsi ce mot de lui [c’est-à-dire Plutarque], selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer était « non », et qui a peut-être donné la matière et l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude volontaire ». »
Et, surtout, il dit au chapitre 28, quelque chose qu’on n’est absolument pas obligé de croire :
« Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail.
C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans.
Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible.
Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable.
Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place.
C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà.
Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains.
Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles (…).
Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans [initialement il était inscrit dix-huit ans, avant que Montaigne ne corrige].
Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici.
Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres.
Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci.
En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué. [Suivent Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie]. »
Montaigne prétend ainsi que l’ouvrage diffusé de manière anonyme par les protestants français aurait été écrit par Étienne de La Boétie. Ce dernier est mort il y a bien longtemps, mais il faudrait faire confiance à Montaigne.
D’ailleurs, celui-ci aurait été son meilleur ami, ils auraient été comme deux frères : ce serait là bien la preuve qu’il ne ment pas…
Montaigne aurait même connu une version manuscrite du Discours de la servitude volontaire avant de connaître Étienne de La Boétie : ce serait une autre preuve.
Enfin, Montaigne aurait voulu publier le Discours de la servitude volontaire dans ses Essais, mais il ne le pourrait pas en raison d’une « récupération » scandaleuse par les protestants.
Quant à l’œuvre elle-même, elle ne serait qu’un exercice de références gréco-romaines par un jeune adolescent.
Que tous les commentateurs bourgeois aient pu croire une fable pareille laisse sans voix !