De la servitude volontaire : La force de l’habitude

Le Discours de la servitude volontaire est incompréhensible sans saisir la définition de la nature humaine qu’on y trouve. S’il est parlé de servitude volontaire, c’est qu’à la suite d’Aristote et de l’averroïsme, la pensée est considérée comme une page blanche.

On est ici très proche de la théorie matérialiste dialectique du reflet ; voici ce qu’on lit :

« On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu ; le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du bien, se joint le souvenir de quelque joie passée.

Il est dans la nature de l’homme d’être libre et de vouloir l’être ; mais il prend très facilement un autre pli, lorsque l’éducation le lui donne.

Disons donc que, si toutes les choses auxquelles l’homme se fait et se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux choses simples et non altérées : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude ; comme il arrive aux plus braves courtauds [cheval court et fort servant de monture auxiliaire de voyage aux chevaliers] qui d’abord mordent leur frein et puis après s’en jouent ; qui, regimbent naguère sous la selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes, sous le brillant harnais, et, tout fiers, se rengorgent et se pavanent sous l’armure qui les couvre.

Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu. »

On a ici la clef : la force de l’habitude. L’environnement matériel se reflète dans les mentalités, dira-t-on de manière moderne, muni du matérialisme dialectique.

Préfigurant même le rejet de la théorie absurde du « totalitatisme » et annonçant pratiquement la sentence de Mao Zedong selon laquelle « là où il y a oppression, il y a résistance », l’auteur du Discours de la servitude volontaire présente l’autonomie de l’individu comme base générale du système.

On ne peut jamais vraiment « domestiquer » l’individu pour ainsi dire, car sa base est naturelle :

« Mais en vérité est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la liberté est naturelle, puisque nul être, sans qu’il en ressente un tort grave, ne peut être retenu en servitude et que rien au monde n’est plus contraire à la nature (pleine de raison) que l’injustice.

Que dire encore ? Que la liberté est naturelle, et, qu’à mon avis, non seulement nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la défendre. »

La position de l’auteur du Discours de la servitude volontaire est celle de l’ordre naturel : c’est très clairement un matérialiste. Les lignes suivantes sont un strict équivalent de ce que dit Montaigne dans les Essais et cela en dit long sur qui on doit considérer comme le véritable auteur du Discours :

« Pour si bon que soit la naturel, il se perd s’il n’est entretenu ; tandis que l’habitude nous façonne toujours à sa manière en dépit de nos penchants naturels.

Les semences de bien que la nature met en nous sont si frêles et si minces, qu’elles ne peuvent résister au moindre choc des passions ni à l’influence d’une éducation qui les contrarie.

Elles ne se conservent pas mieux, s’abâtardissent aussi facilement et même dégénèrent ; comme il arrive à ces arbres fruitiers qui ayant tous leur propre, la conservent tant qu’on les laisse venir naturellement ; mais la perdent, pour porter des fruits tout à fait différents, dès qu’on les a greffés.

Les herbes ont aussi chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité : mais cependant, le froid, le temps, le terrain ou la main du jardinier, détériorent ou améliorent toujours leur qualité ; la plante qu’on a vu dans un pays n’est souvent plus reconnaissable dans un autre. »

Le Discours parle des animaux, avec une approche exactement similaire aux Essais de Montaigne :

« Et s’il s’en trouve par hasard qui en doute encore et soient tellement abâtardis qu’ils méconnaissent les biens et les affections innées qui leur sont propres, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition.

Les bêtes (Dieu me soit en aide !) si les hommes veulent les comprendre, leur crient : Vive la liberté ! plusieurs d’entre elles meurent sitôt qu’elles sont prises.

Telles que le poisson qui perd la vie dès qu’on le retire de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. (Si les animaux avaient entre eux des rangs et des prééminences, ils feraient, à mon avis, de la liberté leur noblesse.)

D’autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font une si grande résistance des ongles, des cornes, des pieds et du bec qu’elles démontrent assez, par là, quel prix elles attachent au bien qu’on leur ravit.

Puis, une fois prises, elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur malheur, qu’il est beau de les voir, dès lors, languir plutôt que vivre, ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gémissant continuellement de la privatisation de leur liberté.

Que signifie, en effet, l’action de l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à la dernière extrémité, n’ayant plus d’espoir, sur le point d’être pris, heurte sa mâchoire et casse ses dents contre les arbres, si non, qu’inspiré par le grand désir de rester libre, comme il l’est par nature, il conçoit l’idée de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de ses dents, il pourra se délivrer, et si, son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté.

Et le cheval ! dès qu’il est né, nous le dressons à l’obéissance ; et cependant, nos soins et nos caresses n’empêchent pas que, lorsqu’on veut le dompter, il ne morde son frein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ; voulant naturellement indiquer par là (ce me semble) que s’il sert, ce n’est pas de bon gré, mais bien par contrainte.

Que dirons-nous encore ?… Les bœufs eux-mêmes gémissent sous le joug, les oiseaux pleurent en cage. Comme je l’ai dit autrefois en rimant, dans mes instants de loisir. »

Ces dernières lignes peuvent tout à fait être considérés comme une manière de Montaigne d’écrire tout en se cachant derrière Etienne de La Boétie, prétendant être ce dernier.

Car la vigueur du propos, la défense des animaux, la mise en valeur de l’ordre naturel, l’éloge de la liberté, tout cela est on ne peut plus conforme à l’approche des Essais, qui accordent également une place très importante aux animaux.

Pour comprendre le Discours de la servitude volontaire, il faut se tourner vers les monarchomaques pour saisir ce qui est dénoncé, vers les Essais de Montaigne pour comprendre ce qui est mis en avant.

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