Dmitri Chostakovitch (1906-1975) est une des figures majeures de la musique soviétique, dans la mesure également où il personnifie une tendance au formalisme. Son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk lui valut une critique acerbe avec l’article « Le chaos remplace la musique » de la Pravda du 28 janvier 1936.
Staline, un grand habitué du théâtre du Bolchoï et un mélomane averti, avait assisté peu auparavant à l’opéra, en compagne d’Andreï Jdanov. L’article est un massacre :
« Dès la première minute, un flot de sons volontairement chaotiques et déstructurées abasourdit l’auditeur de l’opéra. Des lambeaux de mélodie, des ébauches de phrase musicale se noient, explosent, disparaissent à nouveau dans le vacarme, le grincement et le sifflement (…).
C’est un chaos gauchiste à la place d’une musique naturelle, humaine. La capacité de la bonne musique à s’emparer des masses est sacrifiée à des contractions formalistes petites-bourgeoises, à la prétention de créer l’originalité par des procédés de pacotille. C’est un jeu qui peut se terminer très mal.
Le danger d’une telle direction dans la musique soviétique est clair. La laideur gauchiste dans l’opéra émane de la même source que la laideur gauchiste dans la peinture, la poésie, la pédagogie, la science. Le « novateurisme » petit-bourgeois conduit à la rupture avec l’art authentique, avec la science authentique, avec la littérature authentique. »
Dmitri Chostakovitch produit alors la Symphonie n°5, présentée par lui comme la « réponse pratique d’un artiste soviétique à de justes critiques » dans le journal Vechernyaya Moskva, quelques jours avant la première.
C’est là effectivement son œuvre la plus magistrale, qui bouleversa le public lors de sa première, pour terminer dans une apothéose, le public saluant enfin l’oeuvre pendant une trentaine de minutes, certaines personnes s’étant levées auparavant déjà.
Le critique Alexis Nikolaïevitch Tolstoï – qui par la suite sera le premier à établir l’utilisation par les nazis du gaz dans les camps d’extermination – salua comme tout à fait socialiste l’aboutissement radicalement optimiste de l’œuvre, après toutes ses étapes mouvementées et bouleversantes, notamment la troisième partie.
Celles-ci furent décrites de la manière suivante par la revue Art soviétique, le 2 février 1938 :
« Le pathos de la souffrance est par endroits poussé jusqu’au cri naturaliste et au hurlement. Dans certains épisodes, la musique est capable de provoquer presque une douleur physique. »
La revue souligne cet aspect encore le 4 octobre 1938 :
« La pression émotionnelle est au maximum : encore un pas et tout explosera dans un hurlement physiologique. »
On a ici l’œuvre d’un géant, mais d’un géant corrigé. En 1940, Dmitri Chostakovitch compose encore une Quintette avec piano, un monument parvenant conjuguer au plus haut niveau le contrepoint et l’harmonie.
Il recevra l’un de ses cinq prix Staline pour cette œuvre, qu’il avait composé pour le Quatuor Beethoven, un regroupement majeur de musiciens du 20e siècle ; Dmitri Chostakovitch joua lui-même la partie au piano.
Un épisode très connu fut la création à Leningrad de la symphonie n°7. Sa première fut jouée à déroule à Kouïbychev avec l’Orchestre du Théâtre Bolchoï en raison de l’invasion nazie, mais la première eut tout de même lieu à Leningrad, avec les survivants de l’orchestre, certains mourant de faim, d’autres s’évanouissant lors des répétitions, les partitions étant recopiées à la main.
Il n’y eut qu’une seule répétition générale avant le concert à la philharmonie, le 9 août 1942.
Une opération militaire soviétique eut lieu au même moment pour empêcher des actions allemandes, la symphonie étant diffusée à la radio et également avec des hauts-parleurs vers les lignes allemandes.
Cette symphonie dite Leningrad – ville subissant 900 jours de siège et que Hitler voulait rayer de la carte avec sa population – fut un gigantesque marqueur historique.
La Symphonie n°8 qui suivit en 1943 marqua particulièrement par sa dimension sombre, qui fut largement critiquée par Prokofiev à la conférence des compositeurs de mars 1944. La Symphonie n°9 partit à l’inverse dans un ton trop léger, sans dimension monumentale, ce qui lui valut également une critique.
Izrail Nestyev l’accusa carrément d’être un grand artiste ayant pris des vacances par rapport à la réalité, la symphonie n’étant qu’un léger interlude entre des œuvres significatives. De fait, ce que Dmitri Chostakovitch appela « un soupir de soulagement après des temps sombres et difficiles avec un espoir pour l’avenir » ratait toute la dimension socialiste tant de l’URSS que de la victoire.
Le chant des forêts lui valut ensuite le prix Staline en 1950 ; sa démarche se situait clairement dans celle du réalisme socialiste, ce qu’on lit bien rien qu’aux titres des parties (Quand la guerre prit fin, Couvrons la patrie de forêts, Souvenirs du passé, Les pionniers plantent les arbres, Ceux de Stalingrad…, Promenade dans les forêts de l’avenir, Gloire).
Il faut également noter la musique du film de 1949 La chute de Berlin, qui lui valut un prix Staline, et dont il fit une Suite, ainsi qu’en 1952, Le Soleil brille sur notre patrie, une cantate patriotique pour chœur d’enfants, chœur mixte et orchestre.
Après 1953, Dmitri Chostakovitch fut ravi de revenir à son formalisme qui le poursuivait depuis le départ et de servir la cause du révisionnisme, lui-même devenant le compositeur en chef en URSS.
Il ne cessa également d’être instrumentalisé par la presse occidentale comme un rebelle intérieur, un opposant masqué à Staline plaçant des allusions dans ses œuvres, etc.
=>Retour au dossier sur la musique classique en URSS socialiste