Du monde organisé d’Aristote à « Attention is all you need »

Au quatrième siècle avant notre ère, Aristote enseigna des points de vue qui firent de lui le plus important « philosophe » jusqu’à la fin du moyen-âge européen. Platon est bien plus connu, mais c’est parce qu’il défend le point de vue idéaliste, le point de vue religieux, alors qu’Aristote est un matérialiste.

Et Aristote ne s’est pas contenté d’étudier la réalité, de montrer comment aborder la physique, les espèces, le bonheur, etc.

Il a également affirmé qu’il était en mesure de résumer le principe commun à toute chose. Il le fait dans l’ouvrage qu’on connaît désormais sous le titre de « La métaphysique ».

Le terme meta, en grec, signifie « au-delà » ; on est donc « au-delà de la physique » ; ce n’est pas au sens strict le titre de l’œuvre, constitué à partir d’écrits retrouvés et éparpillés en différentes sections, mais cela correspond bien à sa vision du monde.

Il ne faut par contre pas faire l’erreur de croire que la métaphysique concerne quelque chose en dehors de la matière. Bien au contraire, la métaphysique d’Aristote est « au-delà » de la physique au sens où elle est commune à toute la physique : les choses peuvent être différentes, elles relèvent toutes fondamentalement du même principe.

Qui maîtrise la métaphysique ne connaît pas, s’il ne les étudie pas, les différents domaines de la physique, comme les animaux ou la météorologie, mais il en maîtrise au moins les fondamentaux, car il a la « clef » pour les comprendre.

Quelle est cette clef ? Pour résumer simplement les choses, Aristote dit que chaque chose s’appuie sur un moteur interne, prédéterminé, qui fonctionne mécaniquement.

C’est en fonctionnant que ce moteur se réalise pleinement : l’oeil n’a de sens que par l’utilisation de la vision, l’échelle est faite pour être montée dessus, le gland doit se transformer en chêne, etc.

Cela sous-tend un monde « ordonné », qui existe pour lui-même, éternellement. Il n’y a pas selon Aristote de Dieu « créateur ».

Il y a un Dieu « moteur », qui sert simplement à insuffler de l’énergie à la grande machine universelle qui tourne comme une horloge.

Comme tout tourne comme une machine, on ne peut pas « penser » au sens strict, on peut simplement réfléchir, constater les choses telles qu’elles sont.

C’est la thèse matérialiste et lorsque celle-ci est arrivé en Europe au Moyen-Âge par l’intermédiaire des philosophes arabes, la première chose que fait l’Église catholique c’est de formellement s’y opposer, dans le cadre d’une très fameuse interdiction de 219 thèses par l’évêque de Paris Etienne Tempier, le 7 mars 1277.

Dans la perspective matérialiste d’Aristote, « penser » n’est pas possible : ce qu’on peut faire, ce qu’on doit faire, c’est réfléchir sur les choses pour comprendre leur mode de fonctionnement, leur mode opératoire.

Là où cela rejoint la question de l’intelligence artificielle, c’est qu’Aristote pose la thèse de l’intellect agent et de l’intellect patient.

Selon lui, on réfléchit, en effet, passivement : lorsqu’on le fait, on ne fait que redécouvrir une réalité qui était déjà là, sans avoir besoin de nous pour exister.

La réalité n’a pas besoin de nous : elle est présente, elle fonctionne selon des principes qu’on peut découvrir, mais qu’on ne les découvre éventuellement pas ne change rien à l’affaire.

Qu’on les découvre ne change en fait rien non plus : Aristote ne connaît pas le principe de transformation, qui arrivera par la suite avec les masses laborieuses du capitalisme.

Par conséquent, pour lui, le bonheur absolu, c’est d’observer et de se perdre dans la contemplation du fonctionnement des choses et de la vie en général.

Cela étant, dans cette conception, l’univers est comme appuyé sur un « intellect agent » virtuel, qui contient tous les modes de fonctionnement de chaque chose, car ces choses existent, et lorsqu’on réfléchit bien, de manière correcte, juste, adéquate, alors on retombe sur le contenu de cet intellect agent qui est une sorte de bibliothèque virtuelle de la réalité, qui permet à celle-ci de « fonctionner ».

C’est une lecture panthéiste de la réalité, un matérialisme passif tourné vers la Nature, et on ne s’étonne pas ici que des penseurs musulmans se consacrant à la science se soient naturellement tournés vers Aristote.

On a dans l’Islam une Nature organisée, on a même un livre codé comme porte d’entrée à la compréhension de ce système : le Coran. Car l’objectif idéaliste de Mahomet, reflétant son absurdité mais également sa formidable grandeur, a été de « résumer » le monde en un ouvrage.

Ainsi, chez Aristote, et dans l’Islam si on adopte une lecture de cette religion en suivant Aristote (ce que feront les titans Avicenne et Averroès), si on réfléchit à tout, sur tout, avec tout… on rejoint une sorte de super réflexion virtuelle qui contient les connaissances de tous les modes opératoires différents.

Cela préfigure internet, où à partir de chaque ordinateur, on rejoint une sorte de gigantesque base de données.

C’est tellement vrai qu’Aristote a également étudié les « syllogismes », dont un est très connu : Socrate est un homme, les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel. Il dresse le catalogue des syllogismes, et il dit quel syllogisme fonctionne pour aller à la vérité, quel syllogisme ne fonctionne pas.

Il a posé la logique comme base de la compréhension des choses, des phénomènes ; il expose une méthode scientifique pour savoir si une proposition se fondant sur des vérités est vraie, ou fausse, selon sa construction.

On arrive ici à la question clef de l’intelligence artificielle, car l’intelligence artificielle enregistre des propositions par millions et les combine, pour être soi-même en mesure de « parler », d’interagir à une communication.

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L’intelligence artificielle, prolongement de la cybernétique