En Amérique latine, « gouverner c’est peupler »

Avec la hacienda et sa dimension militaire sur le plan idéologique, avec sa démarche de commandement et de contrôle, on a le socle du féodalisme latino-américain.

Et on l’aura compris : Ariel est un appel anti-démocratique où une élite doit être présente justement pour posséder la direction.

Mais que doit faire cette élite ? Il faut, en effet, bien avoir quelque chose à commander et à contrôler.

C’est la raison pour laquelle, dans l’œuvre, José Enrique Rodó fait référence au théoricien politique et diplomate argentin Juan Bautista Alberdi, qui vécut la majeure partie de sa vie en exil en Uruguay et au Chili.

Il ne le nomme pas, le désignant sous l’expression « un illustre publiciste ».

Mais il s’ensuit une longue analyse d’un point de vue très connu de celui-ci, qu’on trouve dans Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, publié en 1852.

Ce point de vue, c’est qu’en Amérique, gouverner revient à peupler.

Juan Bautista Alberdi

Il n’y a rien à contrôler et à commander ? Alors il faut soi-même mettre en place cela. Il faut fonder le pays par en haut.

Dans une précision visant à expliciter son point de vue, Juan Bautista Alberdi dit la chose suivante :

« Puisque la maxime de mon livre BASES, selon laquelle, en Amérique, gouverner, c’est peupler, est constamment mentionnée sous mon nom, je suis obligé de l’expliquer afin d’éviter d’avoir à répondre de significations et d’applications qui, loin d’émaner de cette maxime, s’opposent à son sens et le compromettent, ou, pire encore, compromettent la population de l’Amérique du Sud.

Gouverner, c’est peupler, au sens où peupler, c’est éduquer, améliorer, civiliser, enrichir et agrandir spontanément et rapidement, comme cela s’est produit aux États-Unis.

Mais pour civiliser par la population, il est nécessaire de le faire avec des populations civilisées ; pour éduquer notre Amérique à la liberté et à l’industrie, il est nécessaire de la peupler avec des populations venues d’Europe, les plus avancées en matière de liberté et d’industrie, comme c’est le cas aux États-Unis.

Les États-Unis sont peut-être tout à fait capables de faire d’un immigrant abject et servile un bon citoyen libre, simplement grâce à la pression naturelle exercée par leur liberté, tant la loi du pays est forte et débridée, sans que personne ne pense qu’il puisse en être autrement.

Mais la liberté qui se fait passer pour américaine est plus européenne et étrangère qu’il n’y paraît. Les États-Unis sont la tradition américaine des trois Royaumes-Unies : Angleterre, Irlande et Écosse.

Le citoyen libre des États-Unis est souvent la transformation du sujet libre de l’Angleterre libre, de la Suisse libre, de la Belgique libre, de la Hollande libre et de l’Allemagne sage et travailleuse.

Si la population de six millions d’Anglo-Américains, avec laquelle la République des États-Unis a débuté, au lieu d’être augmentée par des immigrants venus d’Europe libre et civilisée, avait été peuplée de Chinois, d’Indiens d’Asie, d’Africains ou d’Ottomans, serait-elle le même pays d’hommes libres qu’aujourd’hui ?

Il n’existe pas de pays si favorisé qu’il puisse, par sa propre vertu, transformer l’ivraie en blé. Du bon blé peut pousser à partir d’un mauvais blé, mais pas d’orge.

Gouverner, c’est peupler, mais sans oublier que peupler peut signifier empester, brutaliser, asservir, selon que la population transplantée ou immigrée, au lieu d’être civilisée, est arriérée, pauvre ou corrompue.

Pourquoi est-il surprenant que, dans ce cas précis, certains aient pensé que gouverner, c’est, à plus forte raison, dépeupler ? (…)

Gouverner, c’est bien peupler ; mais peupler est une science, et cette science n’est autre que l’économie politique, qui considère la population comme un instrument de richesse et un facteur de prospérité.

L’art de peupler consiste essentiellement à répartir la population. Parfois, l’accroître excessivement est contraire à la notion de peuplement : cela revient à diminuer et à ruiner la population du pays. »

Ce point de vue reflète la hantise des criollos de se faire déborder par les masses populaires métis et autochtones. Juan Bautista Alberdi va même jusqu’à valider les thèses génocidaires, bien qu’il pense que c’est secondaire par rapport à la question du peuplement par des Européens.

On ne saurait omettre cette question génocidaire. Il est difficile de savoir combien il y avait de personnes sur le continent américain avant 1492 ; les estimations actuelles sont d’environ 50 millions de personnes.

La moitié vivait dans la zone mésoaméricaine (grosso modo le Mexique actuel), un quart dans l’empire inca. L’importance de ces deux zones tient à ce qu’elles étaient les plus développées historiquement.

Et il est vrai que ce sont les maladies venues d’Europe qui ont le plus semé la mort dans les populations autochtones, très rapidement, à hauteur de 90 %.

Mais les massacres de population pour s’approprier les terres furent une réalité de l’Amérique du Nord à la Terre de Feu.

Page de titre de La Primera y Nueva Corónica y el buen Gobierno (1615, de Guaman Poma de Ayala, un chroniqueur quechua de la colonisation espagnole

Ce qu’on appelle colonisation, dans les faits, c’est bien plutôt le mode de production féodal et le mode de production capitaliste qui se déversent sur l’Amérique, avec des nuances selon les régions.

Cela explique justement la raison pour laquelle les États-Unis « modernes » ont pu utiliser l’esclavagisme : on est dans une conquête territoriale, dans un étalement patriarcal, combinant les formes qui ainsi se chevauchent.

Les criollos aimeraient bien pousser à l’extrême la démarche.

Dans les pays d’Amérique latine, la démarche est donc unilatérale, elle se produit toujours par en haut, avec la volonté de « construire » un pays, de manière guidée à chaque étape.

C’est le sens du mot d’ordre « gouverner, c’est peupler » de Juan Bautista Alberdi.

Cette conception de « gouverner » relève d’une logique coloniale-féodale, maquillée derrière le libéralisme républicain et la mise en place d’un pays moderne.

Et c’est là une nouvelle clef que nous découvrons.

Le féodalisme en Amérique latine n’est pas seulement celui des haciendas.

Il y a un second féodalisme : celui des criollos des villes. Leur domination politique est de nature féodale, leur rôle économique commercial est immédiatement bureaucratique et monopolistique.

Il n’y a pas, comme dans d’autres parties du monde, des campagnes féodales et des villes avec des commerçants qui acceptent de devenir les intermédiaires pour les capitalistes d’Europe et des États-Unis.

Il y a en Amérique latine des campagnes féodales et des villes nées de la colonisation où dominent des féodaux qui ont élargi leur champ d’activité dans un sens commercial et capitaliste.

Si on doit chercher une comparaison historique, on la trouvera chez les junkers de la Prusse.

Il y a ainsi deux féodalismes : celui des campagnes et celui des villes.

Dans les campagnes, le féodalisme est grosso modo celui des seigneurs du moyen-âge ; dans les villes, grosso modo, pour donner une image, le féodalisme est celui des barons, comtes, marquis et ducs de l’appareil d’État développé d’une monarchie féodale tendant à être absolue.

Sauf qu’il n’y a justement pas de monarchie absolue ! Il en faut alors une, au moins virtuelle : c’est l’Amérique latine comme mythe.

Et chaque pays d’Amérique latine devient ainsi un territoire où l’élite féodale se charge de mettre en place sa propre réalité, au moyen de « décisions ».

C’est littéralement ce que dit José Enrique Rodó lorsqu’il aborde le point de vue de Juan Bautista Alberdi.

« Le besoin suprême de combler le vide moral du désert a jadis conduit un illustre publiciste à dire qu’en Amérique, gouverner, c’est peupler.

Mais cette célèbre formule contient une vérité dont il faut se garder d’une interprétation étroite, car elle conduirait à attribuer une efficacité civilisatrice inconditionnelle à la valeur quantitative de la foule.

Gouverner, c’est peupler, assimiler d’abord ; éduquer et sélectionner ensuite.

Si l’émergence et l’épanouissement dans la société des activités humaines les plus élevées, celles qui déterminent la haute culture, exigent comme condition indispensable l’existence d’une population nombreuse et dense, c’est précisément parce que cette importance quantitative de la population, donnant lieu à la division du travail la plus complète, rend possible la formation d’éléments dirigeants puissants qui imposent efficacement la domination de la qualité sur le nombre.

La foule, la masse anonyme, n’est rien en soi. La multitude sera un instrument de barbarie ou de civilisation, selon qu’elle manque ou non du coefficient d’une haute direction morale.

Il y a une vérité profonde au cœur du paradoxe d’Emerson [philosophe idéaliste et spiritualiste des États-Unis], qui exige que chaque pays du monde soit jugé à l’aune de la minorité et non de la majorité de ses habitants.

La civilisation d’un peuple tire son caractère non des manifestations de sa prospérité ou de sa grandeur matérielle, mais des manières supérieures de penser et de sentir qui sont possibles en son sein ; et [le Français Auguste] Comte avait déjà observé, pour montrer comment, en matière d’intellect, de moralité et de sentiment, il serait insensé de prétendre que la qualité puisse de toute façon être remplacée par le nombre, que ni l’accumulation de nombreux esprits vulgaires ne produira jamais l’équivalent d’un cerveau de génie, ni l’accumulation de nombreuses vertus médiocres l’équivalent d’un trait d’abnégation ou d’héroïsme.

En instituant l’universalité et l’égalité des droits, notre démocratie consacrerait donc l’ignoble prédominance du nombre, si elle ne prenait soin de tenir très haut la notion de la légitime supériorité humaine, et de faire de l’autorité liée au vote populaire, non l’expression du sophisme de l’égalité absolue, mais, selon les mots que je me souviens d’un jeune publiciste français, « la consécration de la hiérarchie, émanée de la liberté ».

L’opposition entre le régime démocratique et la haute vie spirituelle est une réalité fatale lorsque ce régime signifie le mépris des inégalités légitimes et la substitution de la foi en l’héroïsme – au sens de Carlyle – à une conception mécanique du gouvernement.

Tout ce qui, dans la civilisation, est plus qu’un élément de supériorité matérielle et de prospérité économique constitue un soulagement qui s’aplatit vite lorsque l’autorité morale appartient à l’esprit de médiocrité. »

L’appel à une élite qui « porte » le projet national est la base même de tous les régimes latino-américains réactionnaires, qui immanquablement basculent dans la démesure.

Mais il faut expliciter ici le rôle idéologique de Simón Bolívar comme symbole de l’Amérique latine unifiée pour cerner la profondeur de cette fiction.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)