L’Équateur

L’histoire de l’Équateur a le mérite d’une très grande continuité. Les processus s’emboîtent avec relativement de la simplicité, tout en donnant un caractère relativement tourmenté aux événements.

Si la question nationale reste compliquée, l’établissement comme pays obéit à une véritable cohérence.

Historiquement, la zone qui correspond à l’Équateur était peuplé de nombreuses tribus, une cinquantaine, vivant à un stade cependant encore relativement éloigné du mode de production esclavagiste.

Les familles des langues

Certaines habitaient les zones montagneuses. L’une des plus importantes, celle des Cañaris, se situait au sud et avait développé l’artisanat et l’agriculture (maïs, pomme de terre, quinoa).

Les Puruae se situaient au centre, pratiquant notamment l’élevage des camélidés et une agriculture avec un système de terrasses agricoles. Les Shiri étaient également au centre ; on sait peu de choses sur eux.

Figure de la civilisation Jama-Coaque

D’autres tribus vivaient sur la côte.

On a les Hancavilca, au centre du pays, qui s’appuyaient sur la pêche et l’agriculture, mais également sur le commerce maritime.

D’autres tribus similaires étaient les Karas également au centre, les Punae au sud, les Tumbe au nord,

On a enfin des tribus qui vivaient en Amazonie, dans des régions très difficiles d’accès avant l’époque moderne.

Les Bracamaro étaient des chasseurs-cueilleurs, tout comme les Jibaros (connus pour leurs réductions de têtes) et les Záparo.

Figure de la civilisation Jama-Coaque (wikipedia)

Les conflits entre tribus ont abouti, comme toujours en Amérique précolombienne, à l’établissement d’alliances, sous la forme de confédérations.

Cela donne ce qui a été appelé le « royaume de Quitu », sous l’égide des Kara, rejoints par les Cañaris et les Puruae.

Il est difficile de savoir si cette entité relevant de l’embryon d’une cité-État est née véritablement au 15e siècle ou bien est apparue auparavant, en tout cas elle se fait écraser par les Incas, qui selon leurs chroniques intègrent la région en 1460.

L’expansion inca au nord

Face à la farouche résistance locale, les Incas vont alors déplacer des populations et commencer une colonisation. Ils mettent en place des systèmes d’irrigation, des temples, des forteresses, etc.

Quitu devient Quito (et donnera la base de la ville du même nom), centre d’un tambo inca, c’est-à-dire un poste de relais et d’administration.

Quito acquiert alors une place centrale à la mort du chef des Incas Huayna Capac, car il avait fait le choix de diviser l’empire en deux : le Nord avec Quito revenant à son fils Atahualpa, le Sud avec Cuzco revenant à son fils aîné Huascar.

S’ensuit une guerre civile et Atahualpa triomphe, dans un empire cependant affaibli.

Coup de chance inouï pour les conquistadors espagnols dirigés par Francisco Pizarro, c’est à ce moment-là qu’ils débarquent.

Ils tuent Atahualpa et reprennent à leur compte l’empire inca.

La mort d’Atahualpa dans la chronique de Felipe Guamán Poma de Ayala, 1615

Or, comme on le sait, les Espagnols vont mettre en place une nouvelle ville, Lima, comme capitale de la vice-royauté du Pérou, ainsi qu’un port non loin, Callao, par qui tout doit passer.

Quito est une ville à une altitude élevée, d’environ 2 850 mètres, et se situe à 1300 km de Lima à vol d’oiseau et, aujourd’hui encore, à plus de 1600 km par la route.

Cela signifie, comme on s’en doute, que la région de Quito est très à l’écart dans le cadre de la vice-royauté du Pérou.

(wikipedia)

On a ici une triple réalité, essentielle pour comprendre la question nationale de l’Équateur. Primo, il y a eu une vraie tendance unificatrice avec la confédération des tribus de la région de Quito.

Secundo, même si de manière très courte, Quito a joué un rôle à part dans le cadre de la guerre civile inca.

Tertio, le colonialisme espagnol met à l’écart la région de Quito, en fondant la Audiencia y Cancillería Real de Quito (l’audience et chancellerie royale de Quito).

Le parcours du conquistador Sebastián de Belalcázar

La Audiencia y Cancillería Real de Quito n’est donc pas indépendante formellement, elle est dépendante dans sa substance puisque tout est décidé à Lima, mais dans sa gestion, elle est clairement autonome, surtout dans le cadre d’une colonisation mise en place par une puissance féodale comme la monarchie espagnole.

En ce sens, on peut dire que la Audiencia y Cancillería Real de Quito est l’équivalent d’une sorte de baronnie.

Le baron local peut faire ce qu’il veut, mais il doit apporter ce que lui demande le pouvoir central.

Les moyens pour cela consistent en diverses formes d’exploitation (encomienda, mita, obraje, etc.) qui obligent les Indiens à travailler de manière semi-esclavagiste, dans l’agriculture et les mines.

Les gestionnaires de cette exploitation sont les criollos, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique, mais les grands superviseurs sont les Espagnols péninsulaires, nés en Espagne.

Ce processus est parallèle à la colonisation, combinant corruption des chefs tribaux, expéditions militaires, envoi de missionnaires, etc.

Des villes sont fondées au fur et à mesure : Guayaquil et son port en 1537, Cuenca en 1557, Manta en 1583, Latacunga en 1584, Ambata en 1698, etc.

Les jésuites fondirent de leur côté trois Collèges, à Quito (1586), Cuenca (1638) et Riobamba (1689), ainsi que l’Université Saint-Grégoire à Quito.

Cependant, la Audiencia y Cancillería Real de Quito devait rester dans un cadre formel très précis.

La monarchie espagnole était monopoliste de type féodale et dirigeait toutes les richesses vers la métropole.

Les colonies espagnoles n’avaient le droit de faire que ce que la métropole autorisait ; le commerce intra-colonies était bloqué, tout comme la production de certains biens, afin de maintenir une dépendance généralisée à la métropole.

Cette situation fut considérée comme intolérable et provoqua deux troubles majeurs, dans le prolongement de la triple réalité de Quito à sa fondation comme Audiencia y Cancillería Real.

Dès 1592 eut lieu la révolution des Alcabalas (ce terme désignant l’impôt royal).

Le roi espagnol Philippe II, roi d’Espagne émit un décret établissant le paiement d’une nouvelle taxe de 2 % sur les ventes et les échanges, afin de mettre en place une flotte militaire pour protéger les colonies, notamment des pirates.

Ce décret de novembre 1591 fut reçu à Quito en juin 1592 et devait être officialisé en août, mais les criollos demandèrent une exemption.

Les Espagnols péninsulaires gérant l’administration n’y accordèrent aucune intention, aussi des réunions secrètes furent mises en place par les criollos, dans le but d’œuvrer à la lutte contre la taxe.

Pris de panique, l’administration en informa la Vice-royauté du Pérou, qui envoya des arquebusiers. Les criollos réagirent en mettant en place une force armée de mille hommes.

Un prêtre dominicain intervint et il fut parvenu à un compromis, les arquebusiers purent rentrer sans encombres dans la ville.

Une répression commença aussitôt, ce qui provoqua une réaction des criollos, mais il était trop tard : les forces armées royalistes avaient pris le contrôle des principaux points stratégiques, et la seconde vague de répression fut encore plus violente.

Cet épisode, même s’il concerne une population très restreinte, indique une profonde contradiction entre les criollos et les peninsulares.

Il se réédita d’ailleurs en 1765.

La monarchie espagnole avait mis en place une fabrique royale d’eau-de-vie, au statut monopoliste, et un bureau de douane à Quito.

Cela visait donc les producteurs d’alcool et la contrebande de marchandises et ce fut la révolte, avec l’établissement d’un pouvoir parallèle.

Les Espagnols péninsulaires étaient réfugiés dans les haciendas et les monastères, alors que les criollos contrôlaient de facto Quito, élisant même un roi mais celui élu refusa.

Finalement, la monarchie absolue capitula et abandonna ses projets.

C’était une victoire pour Quito, dialectiquement c’était l’opposé de la défaite de 1592.

On passe donc à quatre justificatifs pour l’existence du pays : la confédération indienne, Quito comme base centrale avec Cuzco lors de la guerre civile inca, la Audiencia y Cancillería Real de Quito, la double révolte des criollos.

C’est ce qui amène à l’émergence de Francisco Javier Eugenio de Santa Cruz y Espejo (1747-1795), connu sous le nom d’Eugenio Espejo.

Eugenio Espejo.

Ce penseur marqué par les Lumières était notamment l’auteur d’écrits satiriques contre le gouvernement placardés sur les églises ; il diffusa en 1779, sous le manteau, un écrit intitulé El Nuevo Luciano de Quito (Le nouveau Lucien de Quito, une allusion à l’auteur grec de l’antiquité Lucien de Samosate).

C’était là un acte de la plus haute valeur historique.

Eugenio Espejo était un métis, donc socialement il était dévalorisé par rapport aux péninsulaires et aux criollos.

Mais il était médecin et avocat, il portait un degré de culture en conflit flagrant avec la situation de la Audiencia y Cancillería Real de Quito.

D’autres écrits suivirent ; le régime chercha à s’en débarrasser en lui confiant le rôle de médecin dans une mission d’exploration. Il chercha sans succès à s’enfuir, mais ne fut pas emprisonné pour autant.

La pression historique était de son côté et, d’ailleurs, on lui confia une étude sanitaire alors que frappait la variole, une maladie qui fut l’une des grandes causes de l’effondrement démographique des Indiens pour qui la maladie était totalement nouvelle.

Son écrit Reflexiones acerca de un método para preservar a los pueblos de las viruelas (Réflexions sur une méthode pour préserver les peuples de la variole) eut un grand impact, jusqu’à Madrid, mais sa critique des négligences et des méthodes employées l’obligea à prendre la fuite.

Manuscrit des Réflexions sur une méthode pour préserver les peuples de la variole

Il prit la défense des Indiens de Riobamba face au clergé, ce qui lui valut des ennuis ; il fut finalement arrêté pour être accusé d’être l’auteur d’El Retrato de Golilla (« Le Portrait de Golilla »), une satire dénonçant le roi Charles III et le marquis de Sonora, ministre colonial des Indes.

Jugé à Bogota, il est finalement acquitté et, parallèlement, il obtient le droit de mettre en place une Escuela de la Concordia (« École de la Concorde »), qui prit ensuit le nom de Sociedad Patriótica de Amigos del País de Quito (Société Patriotique des Amis du Pays de Quito).

Cette Société s’installe dans l’ancien siège des jésuites et, récupérant les quarante mille ouvrages laissés sur place (eux-mêmes étant expulsés par la monarchie), Eugenio Espejo devient le directeur de la première bibliothèque publique.

La Société mit en place le premier périodique de Quito, les Primicias de la cultura de Quito (Les prémisses de la culture de Quito), en 1791.

Il n’y eut toutefois que sept numéros (Littérature ; Sciences et Arts : Essai sur la détermination des caractéristiques de la sensibilité ; Divers : Lettre au rédacteur en chef du journal sur les défauts du deuxième numéro, Histoire littéraire et économique I, Histoire littéraire et économique II, Histoire littéraire et économique III, Histoire littéraire et économique IV).

Dès 1793, la monarchie espagnole procéda à la dissolution de la Société.

Eugenio Espejo écrivit alors des ouvrages en faveur du libre-échange, s’opposant frontalement à la logique économique de la monarchie espagnole et celle-ci le définit en réponse comme « querelleur, espiègle, agité et subversif ».

Eugenio Espejo

Il fut envoyé en mission afin de l’éloigner, mais il s’enfuit encore et fut arrêté.

Il fut finalement accusé de conspiration en 1795 pour avoir placé des banderoles sur les croix de la ville, où étaient inscrits « Sous la protection de la croix, soyez libre, atteignez la gloire et le bonheur ».

Il est emprisonné et meurt de la dysenterie la même année.

Quelques années plus tard, en 1809, a lieu la révolte contre la monarchie espagnole, elle-même étant brisée dans la métropole par l’invasion napoléonienne.

Il semble alors cohérent de considérer que l’Équateur avait tout pour devenir un pays.

Avec Eugenio Espejo, on passe à cinq justificatifs en plus de la confédération indienne, de Quito comme base centrale avec Cuzco lors de la guerre civile inca, de la Audiencia y Cancillería Real de Quito, de la double révolte des criollos.

Eugenio Espejo est pour le libre-échange et il est pour que les Indiens aient l’égalité. Il est catholique mais s’oppose aux prérogatives du clergé ; il est pour les études, pour la connaissance. Il est une figure éminemment bourgeoise.

Cependant, regardons la composition de la Sociedad Patriótica de Amigos del País de Quito.

Voici le statut social des membres les plus notables :

– un baron, deux comtes, trois marquis ;

– l’évêque de Quito ;

– quatre avocats ;

– trois militaires ;

– une artiste en même temps grand propriétaire terrien.

On a là l’élite typique de la monarchie espagnole.

Les aristocrates sont d’ailleurs en même temps de grands négociants et de grands financiers, voire des figures des Lumières comme le comte Miguel de Gijón y León, ami de Denis Diderot.

Mémoire sur le libre commerce
de Miguel de Gijón y León

En fait, on a ici l’ambiguïté des Lumières, puisque du point de vue de la monarchie en tant que régime, il était considéré qu’il pouvait être profité de ses apports (c’est le principe du « despote éclairé »).

Et, chose marquante, l’Équateur doit son nom à une expédition scientifique française, acceptée par le Roi d’Espagne et menée par Charles Marie de La Condamine.

Il s’agissait de vérifier l’hypothèse scientifique que la Terre est plus plate aux pôles, plus enflé au niveau de l’Équateur.

C’est pourquoi on doit dire que la révolte des criollos d’Équateur obéit à une combinaison de volonté subjective de modernisation et d’exigence objective d’expansion.

Voilà la raison pour laquelle la première rupture historique avec la monarchie espagnole sur le continent américain se produisit à Quito, en août 1809, avec la constitution d’un conseil de gouvernement provisoire.

Toutefois, concrètement, Eugenio Espejo était porté par la couche supérieure des criollos ; il n’est pas un activiste des commerçants et marchands, ni des indigènes.

Et ce sont les criollos les plus fortunés, de la haute noblesse, qui ont porté l’initiative de la rupture.

La prise du pouvoir en août 1809 est ainsi qualifié de « révolution des marquis » ; il n’y a aucune participation populaire.

Juan Pío Montúfar, Marquis de Marqués de Selva Alegre, dirigeant de la première Junta de Gobierno Autónoma de Quito, mourra en prison en Espagne

Il s’agit simplement d’une sorte de coup d’État, et d’ailleurs sont simplement emprisonnés le régent de la cour royale, le conseiller général, un grand marchand, le percepteur décimal, un commandant, l’administrateur des postes et quelques soldats suspects.

Le président de la Cour royale a été assigné à résidence.

La sentence va être tout à fait logique.

Le nouveau pouvoir est isolé, tant dans la ville que dans la région.

Il se retrouve tout seul face à quelques milliers d’hommes envoyés par la Vice-royauté du Pérou et il capitule alors.

C’est là un épisode central de l’histoire de l’Équateur. Toutes les séquences accumulées auparavant avaient donné un véritable contour au pays… et il y aurait pu y avoir un soulèvement général.

Seulement voilà, ce qu’il faut bien saisir, c’est que dans chaque séquence, c’est la question de l’administration du pays qui a été l’aspect principal.

La confédération indienne avait modifié les modalités administratives, tout comme ensuite l’empire inca, puis enfin la Audiencia y Cancillería Real de Quito.

Somme toute, la double révolte des criollos allait dans un sens de changement des mesures prises.

Seul Eugenio Espejo avait cherché à apporter un réel contenu nouveau, dépassant le principe administratif, pour aller dans le sens d’apporter les Lumières.

La « révolution des marquis » a assassiné ce projet.

Le drapeau des criollos révoltés

C’est très différent des autres pays latino-américains, car ici le projet initial semblait véritablement relever d’une perspective ayant du contenu ; on n’a pas simplement des criollos s’appropriant le pays en profitant de l’échec de la monarchie espagnole face à Napoléon.

Néanmoins, le caractère élitiste des Lumières dans une partie du monde très isolée a transformé le « projet » en son contraire.

Par conséquent, dès octobre 1809, l’ordre est rétabli à Quito et s’ensuit une répression.

Ne restait alors aux élites criollos plus que la fuite en avant.

Le 2 août 1810, une opération est lancée pour libérer les prisonniers. Cela débouche sur le massacre de 300 personnes par le camp royaliste, ce qui provoque une onde de choc dans l’ensemble des colonies et jusqu’en Espagne.

La « junte » ayant pris le pouvoir en l’absence du roi en Espagne nomma alors quelqu’un pour aller à Quito, mais cela ne fit qu’embrouiller les choses avec la Vice-royauté du Pérou.

L’indépendance vis-à-vis de la monarchie espagnole est alors proclamée en octobre 1811 et il fut proclamé artificiellement en février 1812 un Estado de Quito (État de Quito), dont l’armée parvint à battre les Espagnols à la bataille de Chimbo, en juillet 1812.

Soulignons le nombre très restreint de protagonistes : 1000 soldats contre 600.

Le palais royal de Quito, où fut proclamé l’Estado de Quito

Quelques mois plus tard, c’est toutefois la victoire royaliste à la bataille de Mocha (5000 soldats contre 3500), puis une nouvelle fois à celle d’Ibarra (600 hommes contre autant de l’autre côté).

En décembre 1812, l’Estado de Quito n’existe déjà plus.

La monarchie espagnole réussit ensuite à maintenir sa domination, le processus d’affirmation de l’Équateur s’est effondré.

Il faudra la rébellion de Guayaquil en 1820 et le soutien militaire venu d’autres colonies pour que la victoire sur les royalistes soit obtenue (lors de la bataille de Pichincha engageant quelques milliers d’hommes), et encore avec comme conséquence l’intégration en juillet 1822 à la République de Colombie.

La République de Colombie

Celle-ci ne put pas se maintenir, de par sa construction artificielle, et Quito se retrouva indépendante en 1830.

Le premier drapeau de l’Équateur

Cependant, ce n’était plus Quito, mais désormais Guayaquil qui prévalait.

C’en était fini du parcours de Quito comme clef de l’histoire de l’Équateur et on a ici un tournant historique.

Guayaquil, avec son port, devient le grand centre économique, avec des marchands et commerçants tournés vers l’extérieur et désormais alliés aux grands propriétaires terriens de l’intérieur des terres.

La Quito de Eugenio Espejo s’était transformé en Équateur semi-féodal semi-colonial.

L’ Équateur en 1830

C’est un général vénézuélien qui fut le premier président (se faisant débarquer lors de la « révolution de mars » en 1830), le catholicisme devint la religion d’État, etc.

Comme il se doit, les féodaux maintenaient une pression trop grande sur les capitalistes vendus aux pays européens (principalement le Royaume-Uni), ce qui donna un long conflit entre « conservateurs » et « libéraux ».

D’abord, on a la dictature de Gabriel García Moreno, chef suprême de la Nation équatorienne, de 1859 à 1875, à la fois meurtrière et catholique fanatique, le pays étant qualifié de « République du Cœur de Jésus ».

Gabriel García Moreno

Puis, les libéraux parvinrent finalement à une modernisation, sous l’égide d’Eloy Alfaro, qui fut Chef suprême de la République de 1895 à 1897, puis président de 1897 à 1901 et de 1906 à 1911.

Eloy Alfaro

C’est la « révolution libérale », avec l’établissement de la laïcité, des normes sociales, etc. Celle-ci se termine forcément mal, comme il se doit encore et toujours, avec une partie des libéraux qui rejoint les conservateurs.

Le processus est stoppé, jusqu’à un équilibre qui met en place un capitalisme bureaucratique conjuguant les féodaux et les capitalistes vendus aux pays européens.

Au passage, Eloy Alfaro finit ainsi lynché par ses opposants, en 1912, alors qu’il tentait de refaire un soulèvement armé comme il l’avait déjà fait auparavant.

Ses propos suivants reflètent bien ses espoirs, lui qui par ailleurs tendait à prôner un retour de l’Équateur dans la Colombie, cherchant à faire vivre le fantasme d’un libéralisme latino-américain.

« L’évolution de la pensée libérale en Équateur est de nature sociale, et sans le chemin de fer, sans ce fil conducteur entre le progrès et l’abîme, toute avancée vers l’avenir est impossible.

Le chemin de fer doit servir le développement du progrès le plus large, en unissant les zones rurales, industrielles et commerciales du pays. Sur la voie de la démocratie, la société équatorienne doit subir une transformation morale, intellectuelle et, si l’on peut dire, physique.

Sans le chemin de fer, ce fil conducteur révolutionnaire, toute tentative de réforme progressiste est vouée à l’échec. C’est pourquoi mon rêve, ma mission principale, mon programme politique se résument en un seul mot : le chemin de fer. »

« Mes lignes paraîtront peut-être amères à certains, mais la vie est trop courte pour dissimuler à quelqu’un toute l’obscurité et la prose de l’existence.

Je suis sûr que le jour viendra où le libéralisme latino-américain remportera la bataille contre les ennemis sans scrupules du progrès, et où les mensonges se transformeront en vérité. »

L’existence du chemin de fer dont parle Eloy Alfaro s’appuyait bien entendu sur le capital britannique ; les espoirs d’Eloy Alfaro étaient vains, lui-même n’étant que l’agent de la modernisation du capitalisme bureaucratique.

Sa mort fit cependant de lui un martyr et ce fut le prétexte au nom d’une organisation armée de 1983 à 1991, ¡Alfaro Vive, Carajo! (Alfajro vit, diable !).

C’est conforme à la tendance dans la plupart des pays latino-américains d’avoir des mouvements idéalisant une faction considérée comme bourgeoise libérale-sociale, en raison de son opposition aux conservateurs.

Il existe une immense scène littéraire équatorienne, avec un intense rapport au réalisme ou du moins à la réalité.

Une des œuvres parmi les plus célèbres présente cette opposition libéraux / conservateurs : A la costa [Vers la côte, l’ouvrage n’a pas été traduit en français] de Luis Alfredo Martínez Holguín, publiée en 1904.

Ami d’Eloy Alfaro, par ailleurs lui-même peintre, diplomate, ministre de l’Éducation, Luis Alfredo Martínez Holguín oppose la costa (la côte) laïque, métisse et tournée vers l’extérieur à la sierra (la zone montagneuse) conservatrice et indienne.

C’est le contraste équatorien actuel qui joue pleinement dans l’identité du pays.

Quito et Guayaquil ont approximativement la même population (2,1 millions et 2,6 respectivement, pour 18 millions d’Équatoriens), la première est la capitale administrative et la seconde la capitale économique.

Guayaquil

Les habitants de Quito sont considérés comme polis et cultivés, mais froids et hautains, ceux de Guayaquil comme vifs et directs, mais bruyants et désorganisés.

Quito

Un ouvrage inversement très connu mondialement est Huasipungo de Jorge Icaza, publié en 1934, une description réaliste particulièrement brutale de la situation des Indiens, dont le prestige fut immense. Le succès de l’ouvrage en URSS l’amena à y devenir l’ambassadeur équatorien.

Il faut également mentionner le groupe de Guayaquil, avec des auteurs s’alignant sur une certaine perspective réaliste et engagés à gauche dans l’esprit : José de la Cuadra, Enrique Gil Gilbert, Demetrio Aguilera Malta, Alfredo Pareja Diezcanseco, ainsi que le communiste Joaquín Gallegos Lara.

Il faut également mentionner Humberto Salvador (Camarada en 1933, Trabajadores en 1935).

Toute cette critique n’est pas que littéraire si on la place dans le prolongement de l’œuvre d’Eugenio Espejo.

Plutôt que de considérer que le libéralisme a échoué, de s’imaginer qu’Eloy Alfaro a été éventuellement trahi, il faut se fonder sur la dimension semi-féodale semi-coloniale de l’Équateur.

Cela donne deux aspects. Tout d’abord, la féodalité se maintient, même si à travers des modernisations.

Si on prend les années 1960, on a moins de 0,5 % des propriétaires fonciers qui contrôlent près de 50 % des terres cultivées du pays. La situation reste la même aujourd’hui.

Et si on prend les 10 % des plus grands propriétaire fonciers, ils possèdent l’écrasante majorité des terres, hier comme aujourd’hui.

Le drapeau de 1860 à 1900
Le drapeau de 1900 à 2009
Le drapeau depuis 2009

Ensuite, il y a la pénétration du capital des pays impérialistes, principalement la superpuissance impérialiste américaine. Le libéralisme n’a jamais pu se développer réellement, et ce en raison de l’échec d’Eugenio Espejo, et non d’Eloy Alfaro.

On a la preuve de cela avec l’instabilité du régime, qui est de type capitaliste bureaucratique.

Entre 1931 et 1939, la fonction présidentielle fut ainsi successivement occupée par 14 personnes ; plus généralement, il y a la persistance des coups de force, voire des coups d’État en tant que tel.

La crise sécuritaire massive depuis 2021, avec une affirmation sanglante des organisations criminelles, reflète un problème de fond, lié à un pouvoir diffus lié à des forces centrifuges.

Il n’y a jamais de développement harmonieux possible, car le féodalisme et la dimension semi-coloniale s’affrontent, tout en étant les deux aspects d’une même pièce.

Cette faiblesse a coûté cher à l’Équateur, faible intérieurement, faible structurellement.

En 1857, le pays veut vendre une petite partie de son territoire à des créanciers britanniques, mais le Pérou intervient, prend Guayaquil et annexe le territoire en question.

En 1942, le Pérou réédita une opération militaire, annexant 200 000 km² de l’Équateur, soit quasiment la moitié du pays !

Les pertes de territoires, en vert clair (wikipedia)

Autrement dit, en l’état, l’Équateur est condamné à être à la marge de tout développement réel, exactement comme au début de son histoire, lorsqu’il était la Audiencia y Cancillería Real de Quito !

Il faut donc repartir de l’échec d’Eugenio Espejo, mais il y a cependant deux aspects qui sont impérativement à prendre en compte, de par leur immense importance.

D’une part, l’Équateur est d’une signification essentielle sur le plan de la biodiversité. En superficie, c’est la moitié de la France (ou neuf fois la Belgique).

Cependant, on y trouve 25 000 espèces de plantes vasculaires (contre 17 000 en Amérique du Nord).

C’est l’un des pays où le nombre d’espèces de vertébrés pour 1 000 km² est le plus élevé. Le nombre d’espèces de mammifères présents est très élevé (entre 300 et 500 selon les définitions).

Il y a autour de 1600 espèces d’oiseaux (ce qui est le cas également au Brésil, au Pérou, au Venezuela), environ 400 espèces de reptiles, à peu près 500 espèces d’amphibiens, de 800 à 1000  espèces de poissons marins, de 300 à 400 espèces de poissons d’eau douce.

Toute évolution d’un pays se joue dans le rapport entre celui-ci et les autres pays, entre l’humanité de ce pays et la planète comme Biosphère à travers les modes de production et leurs transformations.

Par conséquent, la question de la protection de la Nature doit jouer un rôle essentiel en Équateur.

C’est un aspect essentiel de la dimension démocratique que doit posséder la révolution équatorienne absolument nécessaire pour mettre à bas le capitalisme bureaucratique.

D’autre part, le métissage n’a cessé de progresser en Équateur.

La grande majorité de la population est désormais métissée, d’où inversement la tentative post-moderne de jouer sur les identités pour diviser le peuple.

La Constitution équatorienne de 2008 (voté par référendum avec 63,9 % de votes favorables) est une machine à illusions en général : l’économie équatorienne devrait être une économie sociale et solidaire et non se fonder sur l’économie de marché, par exemple.

Mais surtout, l’Équateur est défini comme un pays « plurinational ».

Sont reconnues comme langues officielles des « rapports interculturels » le kichwa (parlé par un million de personnes environ) et le shuar (parlé par 45 000 personnes).

Cela veut dire que chaque langue porterait une « culture » et qu’elles seraient des outils de contact entre des entités en soi séparées.

À ce titre, les autres langues amérindiennes se voient reconnues et soutenues par l’État dans les différentes régions dans lesquelles elles sont parlées.

Le prélude à la constitution souligne dans la même perspective la volonté d’instaurer le « sumak kawsay », une expression kichwa désignant le « bien vivre ».

C’est un détournement de l’indigénisme et de son communautarisme afin de promouvoir la séparation et de diviser pour régner.

Bien sûr, on y a également la mise en valeur du mythe de « la integración latinoamericana – sueño de Bolívar y Alfaro » (l’intégration latino-américaine, rêve de [Simón] Bolívar et [Eloy] Alfaro).

Cela indique bien qu’on est dans la perspective contraire d’Eugenio Espejo. Son échec a provoqué le détour de l’Équateur dans son parcours historique, empêchant l’affirmation de la démocratie et du peuple.

Seule l’affirmation de la République, porteuse de science et de culture, comme véritable projet national, peut ramener l’Équateur sur le chemin du développement historique, celui qui mène au Socialisme et au Communisme.

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Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique