Dans la vie, on doit faire des choix, et quand on ne fait pas les bons, on en paie le prix. Être dialecticien, c’est savoir qu’il y a deux lignes en tout ; il y a une ligne juste et une ligne erronée, une ligne qui fait avancer et l’autre reculer. Et on avance dans la vie comme avance la guerre populaire : lentement, mais sûrement ; de manière sinueuse mais lumineuse. Si on se trompe par contre, tout va très vite, tout apparaît très beau au début, et c’est l’effondrement.
La vérité a un prix, et ce prix, c’est d’assumer la dignité du réel. Un réel qui est toujours faible dans son expression authentique initiale, qui a besoin de s’exposer prudemment, de s’étendre au fur et à mesure. Ce qui est vrai obéit au développement inégal, que ce soit pour la révolution, une découverte scientifique, une relation sentimentale, un rapport amical, une réalisation artistique, le travail d’un jour ou d’une vie.
Pour résumer, qui ne comprend pas le mouvement dialectique de la réalité est amené à agir selon une grille de lecture erronée. Les conséquences néfastes sont innombrables, à l’échelle d’une personne ou de l’humanité, tous les désastres viennent de là.
Pour l’humanité, on dispose d’un exemple très simple et très compliqué à la fois qui tient aux énergies fossiles. Ces énergies – gaz, charbon, pétrole – ont permis à l’humanité de disposer abondamment de quoi fournir les machines, les locomotives, le chauffage, etc. Sans ces énergies, le développement des forces productives aurait mis bien plus de temps.
Comme on le sait cependant, l’utilisation massive de ces énergies a abouti au réchauffement climatique. L’humanité a agi dans la précipitation, sans se préoccuper des liaisons entre les choses. Il a été possible de les utiliser, donc cela a été fait avec agitation, sans réflexion. Cela a été le pragmatisme pur et simple.
Si elle avait disposé d’une vision matérialiste dialectique du monde, elle aurait compris que les choses étaient compliquées, et qu’il fallait agir de manière raisonnée. Dit différemment : on ne peut pas brûler en quelques décennies ce qui a mis un temps géologique incroyable à se former.
Les énergies fossiles sont, en effet, le produit de la vie elle-même ; c’est la sédimentation de la matière qui n’a pas été « directement » recyclée dans le cours du vivant. Si l’humanité avait porté son attention sur cet aspect, cela aurait modifié son approche. Il y aurait des études, des réflexions, des questionnements, des choix.
On aurait constaté que les énergies fossiles étaient le résultat de toute une activité naturelle liée au vivant. L’humanité relevant du vivant aussi, est-ce du vivant passé au service du passé présent ? Quel est le sens et la signification d’une telle contradiction ? Comment comprendre cette énergie mise à disposition de l’humanité travailleuse, produit du développement inégal de la vie, par la vie en général ?
Il est nécessaire ici de vraiment cerner l’importance de cet aspect. Les énergies fossiles viennent de la vie ; ce n’est pas de la matière « morte » comme des montagnes ou des minéraux. L’illustre savant Vladimir Vernadsky, en 1924, soulignait que :
« Les pétroles sont des produits de la transformation des premiers des produits de la décomposition sous l’eau des matières vivantes, dans les régions de l’écorce pauvres en oxygène, à une température et à une pression plus hautes que celles de la biosphère. L’origine de leur genèse est biochimique. »
La grande preuve de cela est la nature chimique des énergies fossiles, qui montrent qu’elles relèvent de la dissymétrie moléculaire constatée par Louis Pasteur et qui est ici directement relié au vivant.
Pour faire simple, une même composition chimique peut exister pour deux formes, dont l’une est par contre comme le miroir de l’autre, tourné à l’envers. Seule la vie porte la dissymétrie (et, selon Pasteur et Vernadsky, seule la dissymétrie porte la vie).
Vladimir Vernadsky constate ainsi en 1930 :
« Les albumines, les graisses, les hydrates de carbone, les alcaloïdes, les hydrocarbures, les sucres etc. sont dissymétriques. Tous les corps chimiques construisant les grains et les œufs sont tous sans exception nettement dissymétriques.
Les composés naturels inorganiques, les minéraux inorganiques, ne manifestent une telle dissymétrie moléculaire dans aucun cas, la propriété de la rotation du plan de la polarisation de la lumière à l’état liquide ou dans les solutions leur fait défaut (…).
Pasteur en a déduit avec raison qu’une si nette différence entre la matière des organismes vivants et la matière brute devait être étroitement liée avec les propriétés fondamentales de la manifestation de la vie et qu’elle exigeait inévitablement des forces cosmiques particulières sous l’action desquelles la vie se manifeste. »
Cela signifie que les progrès de l’humanité, qui relève de la matière vivante, doivent à la matière vivante elle-même, à son existence s’étalant sur des milliers, des millions d’années… et permettant la formation des énergies fossiles. Il faut 20 à 350 millions d’années pour que le pétrole se forme, 300 à 500 millions d’années pour le charbon, pareillement des centaines de millions d’années pour le gaz naturel. À titre indicatif, les diamants ont mis entre 1 et 3 milliards d’années pour se former ; on parle ici d’un élément qui ne relève pas du vivant.
Ainsi, que l’humanité des temps primitifs ne se soit pas posé de question en ce qui concerne son activité, c’est compréhensible ; que l’humanité disposant de scientifiques et installant une industrie de masse au début du 20e siècle ne cherche pas à disposer d’un recul sur ce qu’elle fait… c’est là une contradiction. Une contradiction qui prend tout son sens au début du 21e siècle, justement sous la forme du réchauffement climatique.
On notera que Vladimir Vernadsky avait par ailleurs déjà également théorisé l’expansion du CO2 dans l’atmosphère comme conséquence de l’utilisation des énergies fossiles. Comme quoi le retard de la conscience de l’humanité sur ce qui avait été compris est vraiment important.
Et si on regarde bien, ce qu’on dit de l’humanité est valable pour chaque humain en particulier. Les gens ne se comportent pas en dialecticiens, ils se laissent porter par les flots du capitalisme. On passe du collège-lycée à une formation, des études, puis on se précipite dans la vie pour faire la fête et se mettre en couple parallèlement au travail, puis on a un logement et la vie s’écoule… jusqu’à la retraite.
Le niveau d’aigreur augmente à chaque étape, avec à chaque fois un regard en arrière catastrophé sur les erreurs commises, les fautes aussi, et surtout il y a le sentiment d’écrasement provoqué par la dimension de tout ce qui a été erroné dans sa vie passée.
Les jeunes prennent comme prétextes la possibilité de pouvoir, les plus âgés de soi-disant vouloir, et ainsi viennent les catastrophes à retardement. C’est la même chose que le réchauffement climatique causé par l’utilisation massive des énergies fossiles. Et le fondement de l’erreur tient, toujours, à une incompréhension du rapport dialectique entre les choses.
Les liaisons entre les choses ne sont pas vues, et le résultat est que les rapports vivants ne sont pas compris. On confond alors tout et on se voit embarqué dans quelque chose dont la base est tronquée, dont la matrice est incomplète, dont la tendance est faussée. S’il y a forcément à la base au moins un peu de dignité dans ce qu’on fait, au fur et à mesure le caractère inauthentique prend le dessus… Et on se retrouve sans rien.
Pour les gens, tout cela relève bien entendu de la fatalité et les chansons de radio comme Radio Nostalgie dégoulinent de mièvrerie pleurnicharde, de regrets envahissants et d’amertume confondante. Il y a ici un débat très important qui doit d’ailleurs se poser chez les dialecticiens.
Objectivement et subjectivement, les gens prisonniers du capitalisme ratent leur vie. Faut-il alors considérer cela comme un drame, donc quelque chose d’évitable, et le leur reprocher ? Ou bien est-ce une tragédie historique, un processus de toutes façons inévitables, et faut-il considérer qu’on n’y peut rien de toutes façons ?
Il y a ici une puissante contradiction. Car les choses ce qu’elles sont. Le cheminement de la conscience d’une personne reflète forcément ce trouble propre à une période de transition historique, mais chaque trajectoire individuelle n’est ni le problème du Parti, ni celui de l’Histoire. Ou bien il y a une conscience qui percute, ou bien la personne est balayée humainement par le mouvement historique. Autrement dit, soit elle bascule dans le positif, l’optimisme, soit elle s’effondre, s’écroule.
L’échec personnel d’une personne, qui rate sa vie donc, est dommageable pour l’humanité et pour cette personne ; on perd en sensibilité, en culture. Cependant, en même temps, l’évolution de l’humanité rend inéluctable l’échec d’un nombre significatif de gens, et s’il est normal d’éprouver de l’empathie, de la compassion, on ne saurait se focaliser là-dessus.
Ce qui amène à un paradoxe puissant. Comment cette attitude de rejet peut-elle s’allier dialectiquement avec l’universalisme du communisme ? Mao Zedong avait dit, avec raison : ou bien il y aura le communisme pour tout le monde, ou bien pour personne.
C’est en fait la contradiction entre l’universel et le particulier : il faut aider tout le monde, mais c’est tout le monde qui compte et pas les éléments pris séparément, même si ces éléments permettent qu’il y ait justement tout le monde. En même temps, un particulier prime sur l’universel : le Parti, la classe. Car il est l’universel, au-delà des particuliers.
C’est pourquoi il faut finalement toujours se fonder sur le principe que celui qui trahit se trahit en fait lui-même. Ce qui fait qu’au-delà de la nature de sa trahison, le fait qu’il ne soit pas à la hauteur de lui-même est inacceptable. C’est le paradoxe, qui fait qu’on se doit de rejeter une personne, au nom de cette personne elle-même, qui fait fausse route.
Ce n’est que par cette opposition dialectique que cette personne a une chance de se ressaisir. C’est le sens d’ailleurs du camp de travail tel qu’il a existé en URSS avec Staline et en Chine populaire avec Mao Zedong : par la transformation au moyen du travail, on se transforme soi-même, on retrouve le mouvement des choses, la dialectique.
On pourra arguer qu’on rejette une personne en raison d’un futur hypothétique de cette personne, puisqu’on ne sait pas si cette personne va réellement être en mesure de faire son autocritique, capable de se remettre sur les bons rails.
Néanmoins, tout est une question de ligne et il faut savoir maintenir la ligne, envers et contre tout. La contradiction entre l’absolu et le relatif, l’évitable et l’inévitable, fait que certains échoueront, là où d’autres réussiront. Cela ne doit pas jouer sur la définition de ce qui est juste et de ce qui est injuste, de ce qui est productif et de ce qui est contre-productif.
S’il n’en était pas ainsi, il ne serait pas possible ni nécessaire de mettre en place la dictature du prolétariat ; il suffirait d’un « humanisme » généralisé pour réussir à avancer dans l’Histoire. C’est la thèse du socialisme devenu réformiste et du révisionnisme ayant rejeté le marxisme-léninisme (ou le maoïsme).
C’est dans les grandes séparations que se font les grandes avancées, dans l’affirmation de la contradiction interne des puissantes contradictions. Être dialecticien, c’est en avoir conscience et c’est s’aligner sur cette réalité.