Lors de la révolution, les communistes de Hongrie furent immédiatement pris à la gorge. La production industrielle était tombée à 5 % de celle d’avant-guerre, les troupes tchèques et roumaines occupaient les charbonnages. En refusant le traité de Versailles, le nouveau régime était de facto en guerre, avec une opposition armée supervisée et épaulée par l’impérialisme français.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’expérience hongroise se déroule en écho de la révolution russe, mais dans des conditions de niveau idéologique des révolutionnaires bien différentes d’en Russie.
Ce qui est ainsi surtout marquant dans Les problèmes d’économie politique de la dictature du prolétariat, le bilan de la révolution hongroise écrit par Eugen Varga, c’est que celui-ci expose une conception bien plus proche de celle de Karl Kautsky que de celle de Lénine. Bien entendu, il récuse la conception évolutionniste du premier, toutefois il est flagrant qu’il ne s’est pas encore approprié la conception du second quant à l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme.
La crise du capitalisme est ainsi exposé comme une simple conséquence de la guerre, et si jamais il parle d’impérialisme, c’est pour le concevoir non pas tant comme une nouvelle forme, que comme une réorganisation. Il dit ainsi :
« La tendance au dépassement de l’anarchie propre à la phase impérialiste du capitalisme : l’organisation de l’économie capitaliste, afin de rendre possible une meilleure domination du marché par le capital, a connu dans la guerre un renforcement brutal par les organisations étatiques d’économie encadrée.
On parla alors de socialisme de guerre ; il serait plus juste de parler de capitalisme organisé de manière étatique. »
Cette thèse relève non pas de la gauche de la social-démocratie, Lénine en tête, mais des opportunistes de la social-démocratie comme Karl Kautsky et Rudolf Hilferding, qui affirment la possibilité d’un capitalisme « organisé ». Eugen Varga dit en même temps, et c’est paradoxal s’il est organisé, que le capitalisme a été puissamment déformé par la guerre.
Une preuve de cette lecture « organisationnelle » est que, de manière pragmatique, afin de faciliter l’approvisionnement de l’armée rouge, Eugen Varga avait organisé la socialisation des grandes propriétés agricoles, mais en laissant la direction aux anciens propriétaires terriens.
C’était là rater totalement la dimension démocratique de la question paysanne, dans un pays où 4 000 familles possédaient le 1/3 des terres, l’Église catholique 20 %, 1,7 million de petits paysans même pas 15 %, des millions restant sans terre.
Pareillement par ailleurs, l’État soviétique hongrois avait simplement repris tous les fonctionnaires du vieil État s’effondrant, sans faire aucun tri ni supervision.
Il s’ensuivit bien entendu une série de sabotages et un grand manque de coordination. Surtout, cette lecture mécanique-organisationnelle d’alors se conclut inévitablement par une recherche d’excuse de type subjectiviste à la défaite finale. Un élément marquant de l’approche d’Eugen Varga est que la dimension « psychologique » est survalorisée.
À l’arrière-plan, on retrouve ici la profonde influence syndicaliste révolutionnaire d’Ervin Szabó, avec tout l’intérêt pour une dimension « éthique » qui serait à ajouter au marxisme. C’est un élément typique de l’Europe centrale, qu’on retrouve notamment au cœur du très important mouvement ouvrier social-démocrate en Autriche, autour d’Otto Bauer, qui puise dans la morale d’Emmanuel Kant et qu’on appellera l’austro-marxisme.
Le doctorat philosophique d’Eugen Varga portait d’ailleurs sur « Leibniz, Kant et la critique phénoménologique de la méthode transcendantale ».
Eugen Varga dresse un bilan surtout psychologique de la situation chaotique de 1918. Il souligne que la perte du niveau de vie a été terriblement marquante sur le plan psychologique pour la petite-bourgeoisie et qu’elle a rejoint le camp du prolétariat.
La productivité du travail du prolétariat enchaîné est par contre nécessairement loin de son maximum en raison de la dimension psychologique des pénuries, de la crise. La rationalité et l’intensité du travail du capitalisme resteraient toujours très faibles, d’ailleurs des millions de travailleurs ont un niveau de lecture et d’écriture très faible, ce qui est vrai mais est surtout frappant pour l’Europe de l’Est.
C’est là une lecture très social-démocrate dans l’esprit de l’époque : le capitalisme est mal organisé, les travailleurs sont placés à l’écart du développement culturel et ils sont rétifs à un régime qui les opprime, psychologiquement tout est devenu précaire, instable.
Par conséquent, le prolétariat doit prendre les choses en main et tout se décide selon cette volonté de prendre les choses en main. Le prolétariat doit prendre sur lui qu’au début de sa dictature, le niveau de vie chute de par les troubles, parce qu’il s’y gagne lui-même. S’il ne le fait pas, il n’est pas la hauteur. Eugen Varga formule cela notamment ainsi :
« La dictature du prolétariat ne peut tout d’abord proposer au prolétariat industriel, justement le porteur de la bannière du nouvel ordre de la société, qu’une élévation du niveau culturel (théâtre, musique, bibliothèques, piscines, etc.).En ce qui concerne les biens matériels par contre, une chute de plus du niveau de vie est inévitable (…).
Le niveau de vie du prolétariat ne pourra être en tant que tel élevé lorsque la nouvelle production prolétarienne a atteint sa pleine maturité.
Il en découle : pour la réalisation du socialisme, chaque prolétaire conscient doit non seulement lutter, mais aussi être capable de se priver !
Les ouvriers hongrois, par manque de formation révolutionnaire et d’un Parti Communiste organisé, ne voulaient pas se priver pour leur pouvoir, pour l’avenir socialiste.
Ils exigeaient l’élévation immédiate de leur niveau de vie, et comme c’était impossible, ils se sont détournés de l’idéal de la domination prolétarienne. Cet esprit des prolétaires a été utilisé par les contre-révolutionnaires de toutes sortes, et a été l’une des causes principales pour l’offensive roumaine [contre le pouvoir soviétique hongrois] a été victorieux. »
On a ici une vraie démarche idéaliste-volontariste ; Eugen Varga a une conception intellectuelle-abstraite du prolétariat qu’il voit comme une entité ayant une fonction par rapport à une situation.
Il est ici fondamentalement proche d’une autre figure de la révolution hongroise, György Lukacs, qui synthétisera le mieux cette approche « messianique » dans un ouvrage retentissant alors comme expression du gauchisme d’Europe centrale, Histoire et conscience de classe.
La revue d’Europe centrale Kommunismus, à laquelle participa brièvement Eugen Varga et précisément sur cette ligne, sera l’une des cibles de Lénine dans sa dénonciation du gauchisme.