Front populaire : « Allons au-devant de la vie » et la peur des radicaux

Malgré la mise en place des nouvelles lois, la France connaît une profonde agitation sociale dans toute la seconde moitié de l’année 1936. Il y a en permanence des grèves significatives, des occupations des lieux de travail.

Les usines Michelin de Clermont-Ferrand se mettent en grève ; dans le Nord, 30 000 travailleurs font grève dans le textile et occupent leurs usines, schéma repris à Épinal avec 15 000 grévistes. La batellerie est en grève, les arboriculteurs, les fleuristes, etc.

Même en novembre, on a 3 000 grévistes occupant l’usine de Panhard-Levassor en banlieue parisienne, les usines de Fives-Lille qui sont occupées, les dockers de Bordeaux qui sont en grève, les chauffeurs d’autocar de Gap, etc.

Les socialistes ne cessent d’appeler à un retour au calme, c’est leur grand mot d’ordre, à l’instar de Paul Faure :

« Les ouvriers doivent se discipliner. Plus de mouvements chaotiques, plus d’occupations d’usines. C’est dans l’ordre, le calme, que les forces prolétariennes doivent marcher vers de nouvelles conquêtes. »

Mais les arguments ne prennent pas, au point qu’il n’en reste plus qu’un seul : un gouvernement qui remplacerait le Front populaire serait bien pire. Léon Blum, en meeting à Orléans, explique ainsi :

« Le salut de la République exige la continuité de l’ordre. Les secousses périodiques imprimées à la vie publique et généreusement amplifiées par nos adversaires finissent par exaspérer l’opinion.

La bourgeoisie et la paysannerie s’irritent, s’alarment. Avec les immenses changements que nous avons entrepris, la prospérité du pays, la santé du pays exigent impérieusement une période suffisante de stabilité, de normalité.

Ainsi, le gouvernement de Front populaire serait voué à l’impuissance et à l’échec s’il ne parvenait pas à établir dans les esprits et dans les choses l’ordre véritable. De notre impuissance, de notre échec, les plus dangereux adversaires de la République seraient seuls à bénéficier. »

C’est qu’une atmosphère flotte dans le pays, et rien n’est plus symbolique de l’ambiance régnante que la chanson « Allons au-devant de la vie ». C’est véritablement la bande musicale du Front populaire tel qu’il a été compris par les masses.

La chanson est initialement soviétique, dénommée « le chant du contre-plan ». Son succès en URSS fut absolument immense, et on la retrouve dans le film de 1932 « Le contre-plan » de Leo Archtam, Friedrich Ermler, Sergueï Youtkevitch.

La musique de la chanson est du jeune Dmitri Chostakovitch et les paroles sont conformes à l’esprit du film. Des ouvriers d’une usine de Leningrad travaillent d’arrache-pied sur une turbine et heureusement ils s’aperçoivent que l’ingénieur a sciemment fait une erreur.

La chanson exprime la joie de vivre, c’est une totale célébration de la vie en elle-même :

« Et la joie chante sans fin / Et la chanson continue encore et encore / Et les gens rient en se rencontrant / Et le soleil se lève pour rencontrer le jour ».

C’est exemplaire de la glorieuse URSS dirigée par Staline. Les paroles de la chanson française, écrites par Jeanne Perret en 1935, sont une sorte de décalqué ; il y manque l’envergure, la dimension profonde. Néanmoins, le résultat reste puissant.

Ma blonde, entends-tu dans la ville
Siffler les fabriques et les trains ?
Allons au-devant de la bise
Allons au-devant du matin

Refrain
Debout, ma blonde! chantons au vent !
Debout, amis !
Il va vers le soleil levant
Notre pays !

La joie te réveille, ma blonde
Allons-nous unir à ce chœur
Marchons vers la gloire et le monde
Marchons au-devant du bonheur.

Refrain

Et nous saluerons la brigade
Et nous sourirons aux amis
Mettons, en commun, camarades
Nos plans, nos travaux, nos soucis

Refrain

Dans leur triomphante allégresse
Les jeunes s’élancent en chantant
Bientôt une nouvelle jeunesse
Viendra au-devant de nos rangs

Refrain

Amis, l’univers nous envie
Nos cœurs sont plus clairs que le jour
Allons au-devant de la vie
Allons au-devant de l’amour

Au sens strict, cette chanson reflète bien que c’est le Parti Communiste Français qui a fourni les outils pour permettre aux masses de s’emparer de l’esprit de lutte, de la culture contestataire.

Il y a cependant un grand souci : la France n’a pas connu le basculement ; le cadre n’est pas celui de la construction du socialisme. Il ne s’agit pas d’une démocratie populaire, ou d’une République comme en Espagne qui est poussée vers une dimension révolutionnaire-démocratique.

Le Parti Communiste Français va ici d’ailleurs totalement basculer, cherchant à construire le socialisme depuis la situation française. Il va ainsi « importer » le réalisme socialiste des arts soviétiques pour promouvoir un « réalisme français », il va commencer à valoriser le parcours national français sans faire aucun tri.

C’est là une déviation de droite, portée par Maurice Thorez. Il n’en reste pas moins que par son idéologie et son appartenance à l’Internationale Communiste, le Parti Communiste Français porte, malgré l’erreur fondamentale de ligne, une dimension révolutionnaire.

Dans le contexte des grèves accompagnées d’occupations festives, cela devient explosif pour le camp de la bourgeoisie, fut-elle moderniste. Fin octobre 1936, à Biarritz, le congrès des radicaux et des radicaux-socialistes a par conséquent un ennemi très clair : les communistes.

Se félicitant de leur rôle historique de plus en plus grand, les « centristes » que sont les radicaux et radicaux-socialistes dénoncent dans leur déclaration de congrès la menace rouge.

« Fidèles à la parole donnée, nous avons, au lendemain des élections, accepté de collaborer au gouvernement de Rassemblement Populaire. Un contrat avait été conclu. Nous avons respecté le contrat. Nos élus ont été unanimes à appuyer de leur vote les projets du Gouvernement.

Notre Parti s’est pleinement associé à toutes les lois sociales. Il a voté la nationalisation des fabrications de guerre, la réforme de la Banque de France et tout une législation généreuse et humaine.

Mais il entend que le contrat et tous les contrats soient respectés. Profondément attaché aux principes de la liberté individuelle et de l’intangibilité des libertés publiques et privées, il est hostile aux manifestations de la violence et de la force.

Il veut, dans l’intérêt même des travailleurs, dans l’intérêt de la Nation, la légalité, non le désordre.

La grève, certes, est un droit, mais on ne saurait tolérer l’occupation des usines, des magasins et des fermes qui constitue une atteinte à la légalité. »

Les radicaux et radicaux-socialistes ne veulent plus être emportés dans le mouvement populaire : le grand représentant de leur aile droite, Léon Meyer, veut faire disparaître de partout le drapeau rouge et exige des ministres qu’ils ne se rendent plus dans les endroits où on chante l’Internationale.

Édouard Daladier parvient finalement à maintenir les radicaux et radicaux-socialistes dans le Front populaire, mais l’avertissement est là.

Surtout que l’extrême-droite commence une stratégie de la tension. De 11 en juin, juillet et août, on passe à 48 attentats pour septembre et octobre. Les découvertes par la police de caches d’armes ne s’arrêtent plus, parfois immenses comme dans l’Ain avec 28 caisses de munitions et 400 kilos de grenades.

Le Parti social français, fondé dans la foulée de l’interdiction des Croix-de-feu dissous par le Front populaire, est au cœur d’un processus de militarisation, avec même une aviation.

Et il profite d’une ligne paradoxale, tout comme l’Action française et le Parti populaire français de Jacques Doriot : ils se prétendent pour la paix, ils accusent le Front populaire de vouloir faire la guerre à l’Allemagne nazie, aux côtés de l’URSS.

La question de l’Espagne, alors en pleine guerre civile, est bien entendu au cœur des préoccupations.

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