Front populaire : le contexte de la première crise générale du capitalisme

La première crise générale du capitalisme, commencée à la fois avec la première guerre mondiale et la révolution d’Octobre en Russie, a atteint tardivement la France. Celle-ci profitait de sa base coloniale et de sa dimension agricole.

Le pays fut d’autant plus empêtré lorsque la crise s’installa. Si on prend l’année 1913 comme base 100 pour la production industrielle, on est à 139 en 1929, puis 94 en 1935. De 1929 à 1936, les revenus privés des Français reculent concrètement de 30 % environ. Cela tout le monde le sait, tout le monde le voit.

Il y a un étranglement des richesses, avec des couches supérieures qui échappent au processus d’appauvrissement, en décalage marquant avec le reste de la population. Les recettes touristiques sont par exemple passées de dix milliards de francs en 1929 à un milliard et demi en 1934 : seule une minorité conserve la tête hors de l’eau.

Mais tenir exige un travail et un phénomène « nouveau » dans sa dimension intervient : le chômage. Devenu massif, il apporte une misère terrible et également inattendue. Il n’y avait que quelques milliers de chômeurs en 1929, contre 465 000 en 1935, et encore s’agit-il ici des chiffres officiels, qu’il faut à peu près doubler (la population active était alors de 20 millions de personnes).

Mais cette dimension quantitative de la crise s’accompagne également d’une dimension qualitative. Le capitalisme recule, mais progresse dialectiquement en même temps, et ici l’irruption de la radio comme média est quelque chose qu’il faut absolument relever.

Il existait une redevance à payer quand on en avait une, donc on connaît au moins les chiffres minimums, si l’on omet les non-déclarations (qui devaient être autour de 10-15%). Il y avait ainsi en France 1,3 millions de postes radios en 1933, 2,6 millions en 1935, 5 millions en 1939.

Autrement dit, les masses deviennent les protagonistes d’une crise capitaliste non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du capitalisme où elles vivent. Et elles suivent son rythme, qui est celui imposé par la presse. Paris Soir tire à un million d’exemplaires en 1933, 1,8 million en 1939 ; Le Petit Parisien tirait à plus de deux millions d’exemplaires en 1918, à 1,4 million dans les années 1930.

L’irruption de la crise est d’autant plus une catastrophe pour de multiples couches intellectuelles qui ont accompagné ce développement capitaliste, le portant dans une certaine mesure. Peintres, sculpteurs, décorateurs, artistes, enseignants… se voient du jour au lendemain marginalisés. Ils vont jouer un rôle immense dans le Front populaire, lui apportant une dimension « culturelle » particulièrement frappante.

Cela joue bien entendu dans tout le pays et il est significatif que, 1914 à 1935, le nombre de théâtres en province soit passé de 380 à 23.

C’est d’autant plus net que la France est culturellement arriérée. La France des années 1920-1930 est à rebours de la modernité furieuse, déchaînée, assumée aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Tchécoslovaquie, en URSS, au Mexique, en Italie, de manière très différente et contradictoire.

Un exemple marquant est que malgré sa riche histoire à ce niveau, la France n’exporte pratiquement rien comme films aux États-Unis ; la moitié du personnel de production de films est au chômage, et le public ne suit pas : il y a 6,7 millions de spectateurs chaque année dans cent salles, contre 19,5 millions au Royaume-Uni pour le même nombre de salles.

Dialectiquement, il faut bien voir qu’en même temps, l’existence de l’empire et d’un pays encore à moitié agricole permettait à la France d’asseoir une vraie base industrielle. C’est le paradoxe qui fait que la France n’a été marquée que tardivement par la première crise générale du capitalisme.

Jusqu’en 1929, l’économie capitaliste française est en progrès. La part de la France dans la production industrielle mondiale est d’ailleurs passé de 5 % en 1920 à 8 % en 1930, pour aller immédiatement retomber à 5,1 %.

Il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

1929 est une césure pour la France, comme en témoignent les évolutions des productions de charbon, de fer, d’acier.

(milliers de tonnes)charbonferacier
19103 8406 7603 410
19134 0809 0704 960
19202 5303 4302 710
19295 50010 3009 720
19395 0207 3807 950

Cela joue tant pour l’industrie que pour l’agriculture.


Indice de la production industrielleIndice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

Voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

Il est ici intéressant de voir le nombre de grévistes, en milliers. Il y a une vraie agitation avant que la crise ne fasse irruption en tant que telle.

1918191919201921192219231924192519261927192819291930
1761 1511 317402290331275249349111204240582

Puis, quand la crise arrive, les revendications sont au point mort… avant 1936, où la brèche est ouverte. La France du travail a clairement été tétanisée par la crise. Elle s’est exprimée, car elle n’avait plus le choix, mais c’est une vaste opération défensive.

19311932193319341935193619371938
4872871011092 4233241 333

Cette tendance à la baisse s’accompagne, dialectiquement, d’une centralisation. Le système bancaire s’est ainsi largement centralisé, avec le Crédit lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

1936 apparaît comme un tournant : la France qui a encaissé sans trop de soucis la première crise générale du capitalisme se heurte très brutalement à la seconde secousse.

Durant la première secousse, si faible, les socialistes ont accompagné le capitalisme et les communistes ont cherché en vain à forcer le cours des choses. Sont-ils prêts en 1936, alors que l’unité ouvrière à la base se forme contre le fascisme et que les larges masses sont prises à la gorge ?

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