Gauche Prolétarienne: Après la bataille de Renault (1972)

[Mars 1972 -Philippe O.]

ASSASSINS ET COMPLICES

Tout a commencé dans l’île Seguin.

Personne n’en parlait; les murs de la « forteresse », c’étaient les murs du silence autour des initiatives autonomes de ces sauvages : les OS sur chaîne.

Puis en 15 jours, tout s’est précipité, plus rien n’est comme avant.

En un temps très court, les gens allaient découvrir la France que les manipulateurs de l’opinion leur dissimulaient : ils allaient apprendre que dans une usine, dans la première usine de France, un ouvrier avait été abattu sauvagement par la police patronale; ils allaient apprendre que cet ouvrier abattu était, d’après le secrétaire du syndicat C.G.T. de Renault, « un homme de main fasciste déguisé en maoïste »; en somme qu’un fasciste déguisé (l’ouvrier maoïste) avait été tué par un autre fasciste déguisé (le chef de la sécurité de Renault) et que les ficelles qui guidaient ce théâtre sanglant de marionnettes étaient nouées par le ministère de l’Intérieur.

Puis ces « fantoches manipulés » allaient quelques jours plus tard devenir fleuve populaire dans les rues de Paris, le jour des obsèques de l’ouvrier abattu.

Et tout n’était pas fini : quelques jours après, dans Boulogne occupé par la police, un cadre supérieur responsable des lienciements à Billancourt, était « arrêté » par la N.R.P. et détenu dans une prison du peuple.

Des dizaines de milliers de policiers s’activaient pour le libérer, accompagnés par la radio et la télévision déchaînées; mais il était libéré par ceux-mêmes qui l’avaient arrêté, au moment de leur choix.

Et encore aujourd’hui ils souhaitent « bonne chasse » aux policiers.

Ce n’est pas fini : les révolutionnaires vont redescendre dans la rue, et les syndicats dans une indescriptible confusion annoncent qu’ils vont organiser une riposte contre la répression, ou bien alors contre le complot.

Alors les gens se demandent : OU VA LA FRANCE ?

Cette bataille n’est pas finie, et elle en annonce d’autres plus rudes encore.

Il faut donc réfléchir pour la continuer et préparer les suivantes.

Et surtout aider les gens à y voir clair : on discute partout, ce qui est le signe le plus favorable.

Si les gens discutent c’est que la conscience populaire a fait un bond; pourtant la situation est complexe;dans cette conjoncture il faut aider les gens à repérer les tendances essentielles du développement.

La bataille en cours est la plus importante bataille politique depuis mai 68.

Elle a mis en présence toutes les forces qui s’étaient dégagées en mai 68.

C’est la première bataille prolétarienne où toutes les forces qui ont fait le bilan de mai 68 s’affrontent ouvertement.

Toutes ont dû prendre position et ont donc révélé pleinement leur orientation.

Personne d’ailleurs ne pouvait se dérober, le champ de bataille étant Renault, la base n° 1 de la classe ouvrière, et la bataille ayant été préparée par une force autonome dans l’usine.

Ce n’était pas l’affaire Guiot, l’affaire Jaubert, ce n’était pas une épreuve de force qui se jouait A L’EXTÉRIEUR des usines et dont les conséquences seules transformaient la réalité dans les usines.

C’était l’affaire de la dictature patronale, de la hiérarchie capitaliste qui va jusqu’à l’assassinat.

C’est le centre du système qui est attaqué.

Depuis quelques mois, la vérité sur les ateliers avait éclaté sur la place publique; mais jamais encore la vérité dissimulée de notre société : la vérité sur le despotisme patronal n’avait éclaté pour la France entière, la transformant du même coup.

En fait, ce qui a éclaté, ce n’est pas encore la vérité sur ce qui se passe dans l’île Seguin ou à Citroën.

Personne ne le sait encore, à part une fraction de la classe ouvrière.

La vérité qui a éclaté est la suivante : il y a quelque chose de décisif qui se passe dans les usines; pour dissimuler l’oppression et la résistance qui s’affrontent dans Vatelier, les patrons n’hésitent pas devant le meurtre.

Le coup de feu de Tramoni a permis à tout le monde de se demander : qu’est-ce qui se dissimule dans l’île Seguin, et par voie de conséquence partout ailleurs dans les usines ?

Si cette bataille n’a pas encore permis de faire savoir à tous ce qui se passe réellement dans l’île Seguin, c’est que précisément les deux propriétaires de la France réactionnaire : le pouvoir et la direction P.C./ C.G.T. y ont jeté toutes leurs forces, avec pour objectif central : que l’île Seguin se taise, que les travailleurs ne « bougent pas ».

La bataille n’a donc pas été « décisive », mais il n’y a pas de bataille décisive au stade de la révolution idéologique, qui précède la révolution armée.

Au reste, elle n’est pas terminée : car l’île Seguin parlera.

Peut-être après la Lorraine ou l’Occitanie, peut-être avant, c’est une autre histoire, celle qui doit se faire maintenant.

Mais cette bataille a été un magistral RÉVÉLATEUR.

Mai 68 c’était, en quelque sorte, comme disait Marx de la révolution de février 48, la révolution de la sympathie générale : le 13 mai 68 Geismar était encore « aux côtés » de Séguy.

La direction de la C.G.T. « surprise » comme le pouvoir même avait pris un train en marche et elle ne savait pas l’itinéraire; elle a même eu l’illusion d’être la locomotive.

Après mai 68, c’est fini, la bataille prolétarienne de 72 est barbare.

Plus aucune délicatesse, plus aucune nuance, plus aucune illusion.

Et elle a commencé dans le sang d’un ouvrier.

Les belles âmes devront se rendre à l’évidence : la lutte de classe est violente, à tous points de vue, qu’on le veuille ou non.

Et la violence c’est Tramoni, mais c’est aussi la demande faite par la C.G.T. Renault de « dissolution du comité de lutte Renault ».

Beaucoup ne savaient pas que pendant l’occupation de Billancourt au printemps dernier la C.G.T. avait été « propriétaire » de l’usine, qu’elle y faisait la police.

Certains qui s’indignent de voir des « communistes » en Pologne tirer à la rafale de mitrailleuses sur des ouvriers ne faisaient pas encore le lien avec ce que fait ici même la direction Marchais-Séguy.

Cette bataille les éduquera.

A une condition pourtant : abandonner des schémas et considérer les faits dont nous allons analyser l’enchaînement.

I. – AVANT LE TOURNANT (VENDREDI 25 FÉVRIER)

Depuis mai 68, à Renault comme ailleurs, la force autonome dans les usines cherchait sa voie, à travers les luttes.

Elle avait réussi à pratiquer l’agitation de masse, les petites luttes d’atelier, à déclencher des campagnes de masse par exemple contre la hausse dans le métro, elle avait acquis l’expérience des luttes d’atelier d’O.S. contre la productivité patronale : contre les cadences, contre la maîtrise fasciste.

Elle avait même pu prendre la tête de grandes colères de masse comme lors du mouvement du 22 janvier 71 dans toute l’île Seguin sur le mot d’ordre : « la paie ça va pas » bientôt suivi du mot d’ordre : « C.G.T. ça va pas ».

L’offensive du printemps 71 des O.S. du Mans, lui avait permis d’affronter les problèmes d’un mouvement de masse conscient sur toute l’usine.

L’occupation n’a pas été le résultat en effet d’un mouvement parti de Billancourt.

Le mouvement est parti du Mans et c’est contre l’initiative patronale (lock-out) qu’il a fallu réagir.

Contre la C.G.T., l’occupation avait été gagnée.

Mais dans le cours de l’occupation, la force autonome qui s’appelle alors « comité de lutte Renault » n’avait réussi qu’à prendre des initiatives partielles.

Le comité de lutte au sortir de l’occupation c’est-à-dire en fait à la rentrée de septembre doit d’une part affronter la répression (licenciement politique de Riss) et d’autre part tirer dans la pratique les leçons de l’occupation.

La principale leçon, c’était : « favoriser la création d’une organisation des larges masses sur les chaînes et dans les ateliers ».

Le comité de lutte n’était que le regroupement souple des ouvriers révolutionnaires au niveau de toute l’usine et il s’appuyait sur des comités de lutte d’atelier qui étaient des formes d’organisation très souples, elles aussi, de la gauche ouvrière, dirigeant la lutte sur une chaîne.

Le comité de lutte, c’était le regroupement de la gauche visant à libérer l’initiative indépendante des très larges masses, mais non l’organisation démocratique de masse.

La deuxième grande leçon, c’était la nécessité d’ébranler la domination révisionniste sur les ouvriers professionnels, les « français » pour aller plus vite. Car il y a une très nette différence idéologique entre l’île Seguin et les départements de professionnels à Nationale.

Évidemment les ouvriers professionnels ont un rôle déterminant dans la lutte quand elle porte sur toute l’usine.

De plus ils sont moins vulnérables face à la répression que les immigrés dans l’île et ce fait a une importance énorme dans la situation actuelle.

Ces leçons, le comité de lutte allait commencer sans tarder à les appliquer.

Mais à chaque initiative que les travailleurs par atelier allaient prendre (avec le comité de lutte ou sans), allait correspondre un renforcement de l’appareil répressif.

Depuis la rentrée la « tension » allait donc monter, comme on dit dans les journaux.

Il n’y a pas eu « de grandes luttes », mais des initiatives qui partaient d’une chaîne et qui avaient une très grande portée stratégique.

Premier exemple : une chaîne de pistoletteurs (5e étage peinture) débraie le jour de la paie.

Rien que de très classique.

Ils n’obtiennent rien.

Que font-ils ? ils se réunissent en assemblée, et élisent un comité de chaîne révocable.

Cela a duré 3 jours (le temps de la réflexion et de la discussion collectives, puis de l’élection, aux moments de pause).

Ce comité de chaîne, une fois élu, n’a pas, en fait, FONCTIONNÉ.

De plus, cette chaîne c’est quelques dizaines d’ouvriers noyés dans plusieurs dizaines de milliers.

Pourtant, ce comité, c’est une idée des masses, que le comité de lutte va faire circuler inlassablement.

Toute la campagne menée lors des élections de délégués du personnel se développera sur le thème : à bas la farce électorale ! vive la démocratie directe, les comités de chaîne ! Cette « petite lutte », c’était un énorme levier pour la révolutionnarisation idéologique des plus larges masses.

Il faut comprendre comment les idées nouvelles circulent.

Elles ne sont pas, comme dirait la C.F.D.T., directement « contagieuses ».

Elles font leur chemin. Les ouvriers réfléchissent à partir d’elles.

Et si les syndicats, tout particulièrement la C.G.T., ont subi une défaite même sur leur terrain, les élections de délégués, cela vient, entre autres, de la circulation de cette idée, jusque chez les O.P. à Nationale.

Mais la direction aussi réfléchit : les comités de chaîne ne sont pas passés inaperçus, comme les bulletins contre la farce électorale.

Avec l’apparition de ce premier comité de chaîne, la principale leçon tirée de l’occupation commençait à être appliquée.

La « forme de l’organisation démocratique de masse » était trouvée.

Répétons-le : cela ne signifie pas que cette organisation existait déjà dans l’île.

Ce qui existait, c’était l’idée vivante de cette organisation.

Nos ennemis aussi le savaient : l’appareil répressif de la maîtrise, des barbouzes et d’une partie des gardiens se renforçait.

Juste après les élections et la défaite de la C.G.T. (défaite idéologique profonde et même défaite en voix et en sièges), la direction déclenche une vague répressive dont tout le monde sent bien qu’elle est le point de départ d’une tentative d’anéantissement des « maos ».

La lutte contre les licenciements sera dure : les débrayages sur certaines chaînes ne donnent aucun résultat.

La campagne qui va se développer avec, comme arrière, le local des ouvriers licenciés grévistes de la faim va libérer de nouvelles initiatives partielles des masses et provoquer un nouveau durcissement de l’appareil répressif.

Il y a beaucoup de « nervosité dans l’usine ».

C’est dans cette atmosphère que de nouvelles idées jaillissent, à un rythme précipité.

Au 5e étage peinture, sur une deuxième chaîne de pistolet-teurs, les ouvriers décident de tourner sur les différents postes de travail.

Sur cette chaîne, un poste était tenu par un retoucheur-mouchard.

La rotation permettait d’anéantir le mouchard et abolissait les divisions provoquées par les différences entre postes.

Ce mouvement de conquête de l’unité de classe avait une portée extraordinaire pour toutes les autres chaînes.

Sur celles-ci, en effet, les divisions se reflètent aussi dans la paie. La cotation de chaque poste varie. La rotation permet l’égalisation du salaire et à un niveau supérieur, le salaire commun devant être celui du poste le mieux coté.

La revendication liturgique des syndicats « pas de salaires au-dessous de 150 000 F » prenait un sens subversif : la rotation permettait d’atteindre ce salaire mais dans un mouvement de lutte contre le système de divisions propres à la chaîne.

Là aussi l’initiative n’a porté que sur quelques dizaines d’ouvriers et pour peu de temps.

Car tout de suite l’encerclement s’effectua.

Mais l’idée allait circuler et aux portes d’immenses bandes dessinées, des pièces de théâtre, des attroupements allaient permettre à cette idée de faire son chemin.

La direction aussi a réfléchi; le célèbre M. Nogrette philosophait avec les ouvriers qu’il allait sanctionner sur le thème : la rotation, c’est impossible parce que les ouvriers sont des cons qui, une fois qu’ils se sont habitués à un travail (à un geste plutôt), ne veulent pas en changer.

Sur une chaîne de mécanique au 1er étage, un groupe d’ouvriers (là aussi une vingtaine) décide de chronométrer la cadence réelle et oblige les chefs à reconnaître qu’il y avait une différence entre la cadence réelle et la cadence théorique instantanée affichées. Cette initiative permettait de fixer la revendication : affichage des cadences réelles, contrôle du rythme de travail par les ouvriers eux-mêmes.

Au rez-de-chaussée, les ouvriers d’une chaîne de contrôle font circuler un carnet où ils consignent les fautes de chefs. A côté un chef est mis à la chaîne pour une demi-heure : histoire de lui faire goûter la poire.

Ces initiatives permettent au comité de lutte de lancer le mot d’ordre : « contrôlons la Régie nationale ».

Ce qui signifie : les ouvriers peuvent contrôler l’organisation du travail et la population a aussi le droit de regard sur une entreprise qui en plus lui appartient de droit (la Régie est nationale).

Un comité d’habitants de Boulogne a pénétré dans l’usine au département 38 et a pu, en discutant avec les ouvriers, se rendre compte de ce qui se passait : inutile de préciser que l’appareil répressif s’est alors totalement affolé.

Quand la même délégation renforcée de Sartre, et de quelques autres, tente à nouveau de contrôler la Régie, dans son coeur, l’île Seguin, cet appareil se déchaîne : la délégation est chassée brutalement.

Nous sommes à quelques jours du 25 février, date du meurtre.

Il faut avoir en tête cet enchaînement des initiatives partielles des masses et du renforcement continu de l’appareil répressif pour comprendre la journée du 25.

Voilà la « tension » dans Renault-Billancourt.

Ce que la grande presse a décrit, et en le manipulant, c’est tout au plus le reflet de cette « tension » aux portes de l’usine : attroupements quotidiens, embrouilles constantes avec les barbouzes ou gardiens rôdant dans les alentours.

La police syndicale pendant cette dernière période ne se manifestait pas : les syndicats étaient complètement paralysés; ils n’avaient même pas la ressource de présenter un programme de négociations : la direction ne lâchait rien.

Les militants de la C.G.T. avaient ordre d’éviter le contact.

Cette paralysie des syndicats laissait face à face l’appareil répressif et la gauche ouvrière.

Jusque-là la gauche ouvrière rencontrait d’abord sur son chemin la police syndicale et c’était là le fond de la stratégie dite « libérale » (d’avant le 25) de M. Dreyfus.

Les différentes initiatives partielles des masses remettaient en question la hiérarchie capitaliste (contrôle sur la cadence, les chefs, l’organisation même de la chaîne); la police syndicale était court-circuitée ou totalement paralysée.

La lutte de masse directe, ouverte contre la hiérarchie capitaliste commençait; c’était le début de l’action directe des O.S. contestant la division du travail en éliminant la fonction syndicale.

Nous disons bien : le début.

Nous avons soigneusement noté le nombre d’ouvriers qui étaient à l’origine des initiatives.

La loi de la répression contre la force autonome a joué : il faut la tuer dans l’oeuf.

C’est contre ce DÉBUT que la Régie a tiré.

Il manque un maillon pour que la chaîne qui conduit au meurtre soit complète : Pierrot diffusait un tract d’appel à une manifestation contre le racisme, contre les dizaines d’assassinats des travailleurs arabes perpétrés dans l’ombre.

Or ce sont les O.S. de Renault qui ont poussé à cette manifestation : les ouvriers arabes s’indignaient dans les ateliers de l’île, auprès des camarades du comité de lutte, de l’absence de réaction des Français aux crimes racistes.

La pression pour que les démocrates révolutionnaires descendent dans la rue contre le racisme est venue aussi et d’abord de l’île Seguin.

En tirant sur Pierrot, Tramoni a montré que l’O.S. de l’île c’était le travailleur arabe qu’on repêche, étranglé.

Il a montré que de Renault à Barbes, le fascisme essayait de passer.

En tirant, Tramoni démontrait que l’ordre de la hiérarchie capitaliste (une des principales divisions qui la constituent, c’est précisément le racisme) était criminel, qu’il est la source de tous les fascismes.

Tramoni, exécutant de l’ordre patronal, n’a pas tiré au hasard.

Désormais nous savons que tout programme de lutte autonome contre la hiérarchie capitaliste suppose nécessairement l’organisation de la résistance violente contre les Tramoni.

La veille du meurtre, quand les militants du comité de lutte discutaient avec les ouvriers du programme du 74 (île Seguin) diffusé par tract, ils s’entendaient dire : on est d’accord sur les objectifs mais comment va-t-on lutter contre la répression qui va s’abattre si nous nous opposons directement (sans les syndicats) contre cet ordre ?

Telle était la question posée par les masses, la veille du meurtre.


II. – L’INITIATIVE FASCISTE (25 FÉVRIER)

S’il ne tenait qu’à nous, nous aurions évité cette épreuve de force.

Tous nos efforts étaient centrés sur un objectif central : faire du programme de lutte des O.S. une puissante force matérielle dans l’île Seguin.

Préparer un mouvement dans l’île sur les revendications fondamentales des O.S.

Mais précisément, il ne tient pas qu’à nous.

L’ennemi a choisi de prendre les devants.

En fait, plutôt qu’un « choix », c’était une nécessité.

La loi de la lutte du pouvoir et de ses complices contre la force autonome c’est d’ « anéantir avant que cela ne prenne forme ».

On l’avait vu au printemps 70 avec la dissolution de la Gauche Prolétarienne.

Cette loi ne pouvait souffrir d’exception, surtout à Renault, où tout ce qui se passe prend une dimension nationale.

A la question des ouvriers : comment allons-nous nous défendre contre la répression ? la direction devait être la première à donner SA réponse : la terreur.

L’initiative de la direction ne pouvait être que fasciste : elle a tué. La force de cette initiative, c’est qu’elle déplaçait le terrain de l’épreuve de force : de l’île Seguin à la porte Zola.

Plus fondamentalement, par son crime, elle poussait tout le monde à ne se poser dans l’immédiat qu’une seule question : comment lutter contre la terreur ?

Et comme cette terreur avait tué un ouvrier maoïste, la lutte contre la terreur c’était une lutte politique où chaque ouvrier sous la menace du revolver était sommé de « défendre les maoïstes » ou de se résigner.

A partir du vendredi, chaque ouvrier allait réfléchir à cette question, avec les moyens du bord.

Mais l’initiative fasciste de la direction ne peut se comprendre qu’avec son complément : l’initiative social-fasciste de la direction de la C.G.T. « La loi des voyous ~ des vrais – est passée hier aux portes de Renault » (L. Salini), « Un de moins », déclaration d’un délégué.

« La seule question qui se pose, c’est de savoir comment ces saboteurs (les maoïstes) sont en liberté », la C.G.T. du Mans. Tout le monde a entendu ces déclarations et en a reçu un choc.

La synthèse de ces déclarations, c’est la théorie du complot, que l’Humanité a… l’honneur de partager avec Minute.

Cette théorie a exactement correspondu avec la pratique : la direction de la C.G.T. a fabriqué tout le long du vendredi les principales infamies (Pierrot centralien…, commando armé qui a voulu pénétrer dans l’usine…) qui visaient à couper court au mouvement naturel de stupeur et d’indignation des masses.

Et le lundi matin sa police au grand complet, renforcée d’éléments extérieurs, a tout simplement joué au comité pour la liberté du travail, au piquet anti-grève.

L’identification à la maîtrise a été totale. Rien ne sert de s’indigner de l’incohérence de la théorie du complot.

Cette théorie est tout à fait cohérente; sa cohésion est pratique.

Elle était l’indispensable complément au coup de feu.

Le coup de feu sans la théorie du complot, c’est le soulèvement de l’indignation de classe.

Le coup de feu avec la théorie du complot, c’est aujourd’hui à Billancourt la terreur qui règne : « II n’est pas question de se soulever ou alors vous vous soulevez pour soutenir les maoïstes, à vos risques et périls ».

La police syndicale circulait lundi matin sur les chaînes en disant : si tu débraies, la direction te considérera comme un mao et te licenciera. L’après-midi, le refrain change : si tu bouges, les C.R.S. rentrent dans l’usine.

Terreur et théorie du complot sont les deux volets de l’initiative contre-révolutionnaire.

Les deux propriétaires de l’usine : la direction de la Régie et la direction de la C.G.T. ont joué ensemble un concert. Que les donneurs de leçons (ceux-qui-font-la-moue-quand des « O.S. sous-politisés » traitent la canaille Sylvain de « fasciste ») se plient aux leçons des choses. Oui ou non, la théorie du complot est-elle un complément nécessaire de l’initiative fasciste ?

Les mêmes (qui-font-la-moue…) reconnaissent que la direction de la C.G.T. a réprimé le mouvement d’indignation de classe qui aurait été le point de départ d’une lutte de la classe ouvrière contre la police dans les usines.

La répression féroce d’une lutte contre le fascisme, comment ça se caractérise ? une erreur « bureaucratique » ? une excroissance sur un corps sain comme une verrue sur un visage ?

On ne peut plus parler pour ne rien dire quand des ouvriers se font tuer, La théorie du complot est une théorie social-fasciste au sens strict.

Nous savions déjà que chaque lutte autonome (grande lessive de Batignolles, sabotages des cheminots dans l’Est en juin 71, lutte des O.S. de Renault déjà en mai 71) était une « provocation », un « complot » ponctuel contre les «organisations ouvrières».

Maintenant on sait que se faire tuer par la police patronale, que lutter contre le fascisme dans l’usine, c’est fomenter un complot contre la C.G.T. Contre l’autonomie ouvrière, la direction de la C.G.T. s’est faite complice consciente et systématique des initiatives fascistes du patronat.

C’est la définition marxiste du social-fascisme.

Il suffirait que le propriétaire n° 1 ce soit la direction de la C.G.T. et non plus la direction de la Régie comme maintenant pour que Renault soit les Chantiers Navals de Gdansk, que la France soit la Pologne. Qui n’a pas vu la « milice » polonaise tirant sur les ouvriers derrière la police syndicale C.G.T. agitant le spectre du complot n’a encore rien vu de la situation française.

III. – LA RECONQUÊTE DE L’INITIATIVE

La politique terroriste ne s’en tînt pas à un meurtre.

Le lundi 27 la direction ne perdit pas une minute : elle « décapita » le comité de lutte.

Il fallait anéantir la résistance : lessiver sans hésitation, sans mesure, les « meneurs », c’était mettre chaque ouvrier devant le choix : si je bouge, je m’identifie aux maos, je me fais licencier.

La politique terroriste poussait à fond son avantage : avoir déplacé le terrain de l’épreuve de force.

Elle exploitait au maximum la FAIBLESSE OBJECTIVE du comité de lutte.

En effet, le comité de lutte avait des limites précises :
-c’était un regroupement très souple des principaux cadres de masse sur les chaînes ou dans les ateliers; ce n’était pas, ce ne pouvait pas être alors une organisation démocratique des très larges masses.

La force qui le soutenait, c’est la force idéologique dégagée par les différentes luttes dans l’île.

Celle-ci devenait force matérielle à travers les « coups de colère des masses » : le mouvement sur la paie du 22 janvier 71, ou les différentes luttes d’atelier.

Les dernières initiatives conscientes et préparées de contrôle ouvrier étaient parties de la gauche ouvrière de quelques chaînes; pour l’ensemble de l’île, elles constituaient une force idéologique et pas encore une force matérielle : un réseau de comités de chaînes s’appuyant sur les assemblées ouvrières.

Le comité de lutte avait la capacité de déclencher et de développer des mouvements idéologiques de masse dans le 74, ou de stimuler des mouvements de masses quand quelque part dans un atelier « ça n’allait plus » et qu’il y avait le coup de colère.

Mais il n’avait pas les moyens d’ORGANISER UNE LUTTE POLITIQUE CONSCIENTE DE MASSE. Un de ses atouts, c’est qu’il « ne faisait pas de politique » au sens traditionnel du terme; les luttes politiques qu’il stimulait, c’étaient les luttes anti-hiérarchiques d’atelier.

Mais la question qu’il affrontait après le meurtre, c’était d’organiser une lutte politique consciente de masse; l’affaire Renault étant affaire d’État comme le week-end l’avait amplement montré.

Le comité de lutte, dont les progrès étaient totalement conditionnés par les progrès de la conscience anti-hiérarchique dans la gauche ouvrière de l’île, était confronté alors à un problème qu’il n’avait pas les moyens de résoudre.

Voilà pourquoi l’initiative fasciste de la direction, déplaçant le terrain de l’épreuve de force, était une véritable initiative.

Cette limite objective, comment s’est-elle marquée le jour même du meurtre ?

Voici les faits : l’équipe dans laquelle le comité de lutte est implantée est alors du matin; quand elle sort un peu avant 3 heures, Tramoni a tué Pierrot, et des milliers d’ouvriers stupéfaits, les larmes aux yeux, s’attroupent dans toute l’avenue Emile-Zola.

Alors se produit un « réflexe » de la gauche ouvrière : par centaines, les ouvriers remontent l’avenue (à l’intérieur de l’usine) et la douleur se transforme en colère : la maîtrise fasciste qui tente de s’interposer reçoit des coups. C’est ce fait qui sera le prétexte au lessivage du lundi.

Prétexte, pas seulement parce que c’est un comble de licencier des ouvriers qui ont réagi à la mort d’un ouvrier, mais prétexte au sens strict parce que des « meneurs » ont été licenciés qui n’étaient même pas là lors des événements !

Évidemment on peut dire : si la gauche ouvrière était partie du mouvement de stupeur et d’indignation de tous les travailleurs, même de la masse des ouvriers professionnels influencés par la C.G.T., qu’elle s’était contentée le vendredi d’approfondir ce mouvement en circulant partout (dans les ateliers dès que la nouvelle parvenait, ça s’arrêtait, ça discutait) sans affronter directement la maîtrise fasciste, elle aurait mieux préparé la journée décisive du lundi.

Elle aurait renforcé le point de vue des très larges masses sans donner prise à un rebondissement immédiat de la politique terroriste.

C’est vrai, mais c’est abstrait : le comité de lutte d’alors est né de cette poussée constante de la gauche ouvrière; le jour du meurtre, au moment même, il n’a pas pu ne pas répondre à cette poussée. Dire : « il aurait dû » n’est pas très matérialiste. Le comité de lutte d’alors atteignait sa limite.

En fait l’épreuve de force marquait la dissolution de ce comité de lutte.

Les initiatives prises par le comité de lutte, les lundi, mardi, mercredi, dans ces limites, furent justes : elles visèrent à radicaliser l’affrontement avec la maîtrise fasciste : les attroupements dans l’île ou à la cantine, tracèrent une ligne de feu entre la masse et l’encadrement fasciste.

Elles approfondirent au point de la rendre explosive la lutte contre la hiérarchie capitaliste et contre l’encadrement fasciste en particulier. La rentrée des licenciés ne fut pas un « baroud d’honneur », mais une pratique visant à susciter à travers la dissolution du comité de lutte d’alors un mouvement idéologique puissant, dans toute la masse de l’île, de lutte contre l’encadrement.

C’est désormais sur cette base que s’édifieront les nouveaux comités de lutte, l’organisation démocratique de masse. A preuve : sur les chaînes principales, les ouvriers ont commencé à se réunir en « comité de lutte » et leur première tâche en se réorganisant, c’est de discuter des formes de lutte contre les éléments fascistes de l’encadrement qui se sont démasqués dans la semaine.

Résumons-nous : le lundi après-midi, l’usine est encerclée par les C.R.S., l’encadrement fasciste est constitué, la police syndicale prête; le comité de lutte n’a pas les moyens historiques d’affronter une lutte politique de masse consciente.

Il se « dissout » à travers un mouvement d’affrontement contre l’encadrement fasciste.

Il donne naissance à un mouvement idéologique de masse sans précédent contre la hiérarchie capitaliste, et à de nouveaux comités de lutte plus enracinés, « sans meneur » éprouvé, reconnu, connu [Il faut dire ici un mot de l’initiative de la C.F.D.T., nous reviendrons s loin sur sa « pratique » : elle décide seule (malgré nos propositions) de lancer un mot d’ordre de débrayage… pour aller à un meeting… à l’entrée de’ l’usine !…

Et de faire ce débrayage le matin, en disant : si ça ne marche pas le matin, on ne fait rien l’après-midi (le matin le comité de lutte est faible).

La C.F.D.T. a voulu organiser une lutte de masse contre la terreur… par un meeting ! Débrayer contre les chefs et les piquets de la police syndicale, avec la menace du licenciement et des C.R.S., ce n’était déjà pas facile, mais alors débrayer. pour faire un meeting !… ].

Au fond la limite que la force autonome interne à l’usine n’a pas pu dépasser, c’est de faire que les larges masses s’emparent de cette « affaire d’État ».

Mais précisément, comme l’affaire Renault était une affaire d’État, une lutte politique qui dépassait les murs de l’usine, d’autres forces pouvaient se mobiliser, d’autres terrains pouvaient être occupés.

C’est dans la rue que la force autonome allait transgresser ces limites.

La vieille loi de Mai 68 a joué pleinement : l’unité de la jeunesse et de la gauche ouvrière dans la rue permettait de dépasser les limites internes dans l’usine.

La rue en Mai 68, c’est ce qui avait permis à la gauche ouvrière de sortir des limites fixées par le révisionnisme dans les usines. Cette loi joue encore : la force autonome dans les usines a besoin pour l’édifier, surtout dans les moments de crise, du soutien populaire et tout particulièrement de la force de masse anticapitaliste et antirévisionniste qu’est la jeunesse; et ce soutien doit s’exprimer pleinement dans une démonstration de force, de rue.

Lundi 28 février et surtout samedi 4 mars, cette force s’est manifestée.

Le fleuve qui s’est mis en marche ce jour-là l’exprimait; le jeune et l’O.S. immigré, la population démocratique de Paris forment une masse qui fait exploser le schéma politique dans lequel on veut emprisonner la France.

La dialectique usine-rue a joué pleinement : par centaines au minimum (plus d’un millier vraisemblablement), les ouvriers de la Régie sont venus, échappant à la dictature terroriste et trouvant dans cette magnifique démonstration de force une raison immense de préparer la lutte contre le terrorisme dans l’usine.

Il existe une FORCE prête à lutter contre le fascisme et ses complices.

Le mot d’ordre « ouais Marchais, mieux qu’en 68 » et les autres mots d’ordre contre la direction du P.C.F./C.G.T. ont été inventés par cette force, par les masses échappant à la dictature des deux propriétaires de la France réactionnaire.

Ce n’est pas un groupe politique qui a voulu « faire passer » sa ligne; les militants maoïstes étaient prêts à limiter dans la manifestation du samedi les mots d’ordre anti-révisionnistes sauf si les masses elles-mêmes les lançaient; c’est exactement ce qui s’est passé. M. Roccard peut dire ce qu’il veut, et il a l’habitude de dire n’importe quoi, c’est de la foule même que s’échappait et s’amplifiait le cri de haine contre le révisionnisme. L’oeil du manifestant dans une manifestation de masse libre voit juste.

L’isolement de Renault était brisé; la gauche ouvrière se retrouvait renforcée par la rue, mais dans l’usine, la pesée de l’encadrement fasciste était telle que pour dépasser les limites du terrorisme, il fallait que la peur change de camp, dans l’usine même; et au-delà il fallait faire exploser de manière autonome la crise de la hiérarchie capitaliste qui n’hésite plus à tuer pour que l’ordre règne dans les ateliers.

La Nouvelle Résistance Populaire arrête en plein Boulogne occupé par la police un des principaux responsables de la terreur à Billancourt.

Cette initiative va radicaliser l’épreuve de force « affaire Renault/affaire d’État ».

Maintenant les choses sont claires, indubitables : cette initiative va libérer une immense OPINION POPULAIRE et provoquer un déferlement sans précédent de l’opinion publique réactionnaire telle qu’elle est fabriquée par les instruments de presse et les forces politiques bourgeoises (bourgeoises et syndicales).

L’écart entre l’opinion populaire et l’opinion réactionnaire sera tel, tellement monstrueux que le journal subtil le Monde se paiera le luxe de faire remarquer : on n’a pas tellement hurlé dans certains milieux contre l’assassinat de P. Overney; la simple arrestation d’un cadre supérieur serait-elle infiniment plus importante que la mort d’un ouvrier ?

Cette question prend acte de l’écart entre opinion populaire et opinion réactionnaire.

Que l’opinion réactionnaire ait déferlé comme un torrent de boue, tout le monde le sait parce que personne n’est à l’abri des titres de France-Soir ou des trémolos de L. Zitrone.

Mais ce que l’on sait moins dans certains milieux intermédiaires, c’est l’opinion populaire qui s’est libérée grâce à l’action de la N.R.P.

A Billancourt pendant ces deux jours, la peur a changé de camp : la « joie » ne s’installait pas seulement dans l’île Seguin, mais aussi dans les départements de professionnels et dans les bureaux; la fraction influencée par la police syndicale et la théorie du complot s’est réduite comme une peau de chagrin. Une phrase résume cette transformation, elle vient des Forges : « On ne peut plus dire que vous ne frappez pas le pouvoir ».

Dans toutes les autres régions ces tendances, moins accentuées peut-être qu’à Billancourt, se sont développées dans l’opinion populaire.

Mais parler de la joie ou de l’attachement populaire à l’égard de ces hommes courageux qui avaient arrêté Nogrette, c’est parler d’un aspect de l’opinion populaire ainsi libérée : l’aspect sentiment de classe.

Mais il y a un autre aspect : l’aspect raison de classe.

Partout dans le peuple, de quoi discutait-on : de la hiérarchie capitaliste, de la séquestration des cadres fascistes, bref de l’autonomie prolétarienne. L’ennemi d’ailleurs ne s’y est pas trompé puisque l’opinion réactionnaire peut se résumer dans la thèse : non à la séquestration des cadres.

Les discussions partaient de ces questions et s’élargissaient en un débat de masse sur la révolution populaire : où va la France ?

La réaction d’une usine de femmes de la banlieue nord est significative : elles voulaient se préparer calmement aux affrontements inévitables en constituant des stocks de nourriture.

Quand nous parlons de « joie », il ne s’agit pas du sentiment superficiel d’amusement (le côté Lucky Luke comme disait un journal bourgeois); la preuve c’est le « sérieux » dans les discussions et dans les formes mêmes que revêtaient le débat de masse.

La joie, c’est le changement du rapport de force idéologique dans les masses : ce n’est Pas toujours les mêmes qui se font canarder; on peut résister à la terreur; la peur peut changer de camp.

Le seul problème qui s’est posé à l’opinion populaire ce n’est pas celui de l’arrestation de Nogrette, c’est celui de sa libération.

En effet la gauche dans les masses, à Billancourt surtout, a été déçue souvent par la libération, en particulier les immigrés.

Tout le monde n’a pas réagi à la libération comme ces ouvriers de Peugeot-Sochaux : « C’est bien, nous avons le temps ».

La déception c’est l’aspect sentiment de classe. L’aspect raison de classe est le suivant : pourquoi ne pouvait-on pas menacer de l’exécuter si les revendications n’étaient pas satisfaites; pourquoi eux peuvent-ils tuer et pas nous ?.

[La déception des masses quand Nogrette a été libéré n’est pas surprenante.

Dans toutes les actions de partisans effectuées depuis 68, nous avons pu noter une « déception » de cette sorte (à un autre degré).

Dans le sentiment populaire : les représailles, la vengeance doivent être « symétriques » par rapport aux exactions.

Des travailleurs arabes s’élevaient contre le « régime sans sel » de Nogrette. Ce salaud, lui, ne met pas de gants dans sa besogne de répression. Plus profondément : ils ont tué un des nôtres, on pouvait menacer d’exécuter un des leurs tant que les revendications n’étaient pas satisfaites.

Dans ces opinions, ce qui se dégage c’est la volonté d’une riposte armée immédiatement, le refus de comprendre la nécessité d’une phase de la révolution où la violence révolutionnaire ne vise pas un but militaire: tuer l’ennemi de classe, mais idéologique : éduquer les masses, déplacer la peur dans le camp de l’ennemi.

La base de ce refus chez les travailleurs arabes particulièrement est évidente : surexploités et soumis à une répression féroce, de plus aujourd’hui, menacés de mort par le racisme, les travailleurs arabes sont plus préparés à la lutte armée que l’ouvrier français.

Ils voudraient légitimement que des responsables du racisme soient exécutés pour que la vague d’attentats soit stoppée; c’est ce que pour eux signifie le mot d’ordre : « vengeons Djellali ».

Pourtant il est clair que des responsables racistes ne pourront pas être exécutés tant que ne se sera pas formé une opinion populaire générale en France à l’égard de la violence révolutionnaire rendant possible ce type d’exécutions. Il y a donc dans les faits une inégalité de conscience sur cette question dans la classe ouvrière (pour ne pas parler des forces intermédiaires) qui constitue le principal problème stratégique actuel.

Conquérir l’unité de l’opinion populaire sur une action (son déclenchement, son dénouement, sa signification) suppose que l’action frappe juste, ce qui était le cas, mais suppose aussi un travail politique de masse sur l’étape où nous en sommes de la révolution en France.]

Dans la phase actuelle de la révolution, il y aura toujours une « dissymétrie » militaire entre les exactions des réactionnaires et la riposte des forces progressistes.

Il faut exploiter au maximum le bénéfice politique de cette dissymétrie.

Par exemple utiliser à plein la force de cet argument : eux ils ont tué, et nous nous n’avons même pas éraflé notre prisonnier; qui sont les casseurs ? où est la justice et la mesure ? dans quel camp ? Il restera dans la gauche ouvrière l’idée : eux ils nous canardent et nous on ne fait pas pareil, il n’y a pas de raison que cela cesse.

Cette idée il faut l’entraîner pleinement dans l’orbite de la révolution : partir de cette idée pour préparer les esprits à la lutte armée, et réparer aussi les forces, car c’est précisément dans la pratique de telles actions que les éléments de la gauche ouvrière qui ont ces idées « de gauche » se disciplineront.

Reste encore une objection : vous avez un peu tenté le diable avec cette action, puisqu’implicitement vous exigiez pour la libération de ce crétin la satisfaction de certaines revendications.

En fait, si Nogrette devait être « échangé », les communiqués de la N.R.P. l’auraient dit EXPLICITEMENT. Or le seul qui ait parlé d’ « échange » (fifty/fifty), c’est le prisonnier lui-même. Reste que l’on pouvait penser à la lecture des communiqués à un échange. On y pensait surtout à cause des expériences étrangères (Tupamaros…).

C’est vrai : mais à notre avis, cette « équivoque » était inévitable pour que l’épreuve de force soit radicale, et que la démonstration « idéologique » soit parfaite :
– informer la France des justes revendications du mouvement populaire,
– opposer l’inhumanité de la classe patronale à la mesure dont fait preuve la révolution.

En particulier montrer que la peau d’un cadre supérieur ne vaut pas cher quand le prestige de la classe au pouvoir est en jeu; il est bon que la fraction des cadres qui n’adhère pas au nouveau fascisme (et l’autre aussi) le sachent,
– enfin et surtout montrer que c’est au mouvement populaire lui-même de prendre en mains ces revendications : il le peut parfaitement, malgré la progression du terrorisme.

Et c’est au mouvement populaire lui-même de décider du moment où commence l’extermination de l’ennemi de classe.

Aujourd’hui, on peut et on doit avant de passer à la lutte armée, séquestrer encore des patrons et des cadres; descendre dans la rue pour exiger que justice soit faite à Billancourt et pour écraser les milices patronales.

L’aspect « équivoque » de l’action peut et doit donc permettre de développer un travail politique de masse sur toutes les ques-ons de la révolution, et ce débat part de la crise désormais explosive de la hiérarchie capitaliste.

La question posée par la libération de Nogrette est bien celle-là : peut-on maintenant exterminer l’ennemi de classe aujourd’hui, puisqu’il nous extermine ?

La réponse donnée par la N.R.P. : ce n’est pas à nous de répondre d’abord à cette question, c’est au peuple et au peuple seul dans un mouvement de masse (idéologique ou pratique) de dire : il est temps de prendre le fusil.

Or continuer la séquestration de Nogrette c’était menacer de l’exécuter donc dire : il est temps de prendre le fusil. Ce n’était pas à la N.R.P. de le dire, elle aurait divisé l’opinion populaire ; au lieu de poser à tous la question : il faut maintenant lutter violemment contre la hiérarchie capitaliste et les incroyables injustices et crimes qu’elle commet; elle aurait posé celle-ci : il faut prendre le fusil.

La première question est celle d’aujourd’hui.

La deuxième celle de demain.

L’arrestation de la N.R.P. a rempli son objectif : ouvrir le débat explosif dans les masses sur la lutte contre la hiérarchie capitaliste; préparer donc un essor des luttes de masse contre cette hiérarchie.

Il fallait, pour cela, arrêter un cadre répressif responsable de la terreur, contraindre toutes les forces politiques à se démasquer; il fallait aussi le libérer, sinon la question aurait été déplacée : la question de l’exécution aurait été au centre du débat.

Donc le débat aurait été dévoyé.

Le vrai débat d’aujourd’hui a donc explosé partout; toutes les forces politiques se sont déclarées et démasquées.

Il est temps d’analyser leur orientation telle qu’elle est apparue dans le temps de crise, où l’on voit les vrais ressorts de la lutte de classes.

IV. – LES FORCES POLITIQUES A L’ÉPREUVE

A) Le pouvoir.

C’est simple : le pouvoir a utilisé la seule chose dont il dispose : son double monopole.

Le monopole de l’arme à feu, le monopole de l’information.

Le pouvoir a réagi comme une bête blessée (touchée en son coeur : le pouvoir patronal); il a réagi comme ÉTAT, en utilisant ses appareils.

Il n’a même pas réussi à provoquer un mouvement idéologique de masse de type réactionnaire, comme cela a pu se faire au Canada ou en Turquie.

Il a utilisé son monopole de l’arme à feu : cela veut dire d’abord qu’il a tué, bien sûr; mais aussi qu’il était le seul à pouvoir TUER.

En effet, la N.R.P. ne pouvait pas encore menacer d’exécuter Nogrette, comme on l’a vu et cela le pouvoir le savait, et de toute façon, s’il y avait une marge d’incertitude, il pouvait se la permettre puisque Nogrette n’est pas l’ambassadeur des États-

Unis, que c’est le pouvoir qui fait pression sur l’encadrement et non î’inverse.

Nogrette n’avait rien derrière lui pour faire pression éventuellement sur le pouvoir.

Les cadres répressifs ? mais de toute façon : ils n’avaient pas le choix; ils sont protégés par le pouvoir et l’État central.

Un crétin dans le Nouvel Observateur (journal qui s’est surpassé dans la circonstance) s’est demandé : d’où le pouvoir tenait-il cette quasi-certitude qu’il n’arriverait rien de décisif (la mort) à M. Nogrette?

La réponse est pourtant simple : elle est dans le monopole que détient encore le pouvoir pour ce qui est de l’exécution des personnes.

Et la N.R.P. ne l’a jamais caché.

Ce qui a frappé le plus les gens, c’est l’utilisation du monopole de l’information par le pouvoir.

Si certains doutaient encore de la puissance de cet appareil répressif qu’est l’information, ce doute n’est plus permis.

L’O.R.T.F. a plus fait pour défendre le pouvoir patronal que les milliers de policiers qui faisaient leur chasse ridicule dans tout Paris.

Les manipulations les plus grossières ont été fabriquées depuis « un vieil employé de la Régie a été enlevé » jusqu’aux trémolos de Mme Nogrette.

Mais ce qui se dégage de l’épreuve de force, c’est moins cette force du pouvoir, qui était déjà connue, même si elle surprend toujours quand elle se déploie que la FAIBLESSE DU POUVOIR.

Faiblesse militaire : l’arrestation et la libération ont totalement surpris et mis dans un état de défense passive l’appareil policier. Faiblesse idéologique surtout : l’opinion réactionnaire n’a fait au fond qu’accuser la libération d’une opinion populaire.

Bref, les gens ont été d’une remarquable résistance à cette intoxication.

Quand /e Figaro parle de « la puissance de l’opinion publique », il fait penser à ces généraux américains qui vantent la puissance de feu de l’armée américaine, éreintée et défaite sur les champs de la guerre populaire.

Faiblesse idéologique aussi et surtout parce qu’au terme de cette épreuve de force, que reste-t-il ? un pouvoir qui a mis tous ses moyens en oeuvre pour sauver un cadre répressif qui n’était pas menacé et qui était un des responsables de ce pouvoir patronal, responsable du meurtre sauvage d’un ouvrier de 23 ans.

Le pouvoir central est apparu comme rempart du pouvoir patronal.

Et ses tentatives pour « penser » la crise n’ont pas été bien loin.

La seule interprétation donnée : c’est « tout ça, c’est la faute à Sartre/Clavel ».

Cette hargne contre « l’intelligentsia » est différente de l’anti-intellectualisme de l’ancien fascisme : elle est néo-fasciste : car elle vise les démocrates révolutionnaires qui sont dans l’étape actuelle un rempart contre l’arbitraire; on ne peut pas tout de suite et sans problème interdire la Cause du Peuple, comme le demande la direction de la Régie parce qu’on ne peut pas affronter Sartre n’importe comment.

Cette hargne ne s’appuie donc pas sur un mouvement idéologique de masse contre « les intellectuels » mais sur une simple préoccupation policière, étant entendu que de toute façon un entendement policier n’aime pas « les intellectuels ».

Ordre Nouveau a pu brûler quelques livres de Sartre, quelques individus tarés ont achevé ainsi la démonstration : les tendances fascistes sortent de l’État et ne s’appuient d’aucune manière sur un mouvement de masse.

En somme le pouvoir a montré la chose suivante : le fascisme nouveau est sécrété par la hiérarchie capitaliste dans l’atelier, le pouvoir central actuel est là pour protéger son développement.

B) Le social-fascisme.

Nous avions déjà vu depuis 68 que, pour la direction de la C.G.T. dont toute la force repose sur son monopole de la représentation ouvrière, chaque initiative autonome des masses^était une PROVOCATION; les ouvriers ne peuvent pas penser et agir sans son autorisation; sinon c’est une provocation. Nous avions vu que les grandes initiatives des masses ouvrières (O.S. de Renault, professionnels de Batignolles ou cheminots de l’Est) c’étaient des COMPLOTS MANQUES (titre de la brochure de la C.G.T. sur Renault).

Maintenant nous voyons plus loin : l’assassinat de Pierrot faisait partie d’un « complot ».

D’un grand complot politique qui va se développer.

En clair, maintenant, il y a à l’échelle nationale un complot politique contre lequel il faut mobiliser les travailleurs : MOBILISER LES MASSES CONTRE ELLES-MÊMES SUR UNE IDÉE ERRONÉE, c’est la définition même du fascisme, de tous les fascismes.

Mobiliser les travailleurs au nom du socialisme sur une idée erronée, c’est la définition même du social-fascisme.

La direction de la C.G.T. est la seule force arable de donner une base de masse à une idée d’essence fasciste. Encore n’a-t-elle pas réussi à déclencher un vrai mouvement de nasse.

C’est dire la faiblesse du social-fascisme.

Mais la direction de la C.G.T. a, au plus fort de l’épreuve de force, découvert le pot aux rosés : elle a livré le secret du « complot », l’essence de la politique social-fasciste.

Le complot c’est au fond un complot contre la hiérarchie capitaliste; le complot vise à détruire « L’UNITÉ NATURELLE DU PERSONNEL » ; les cadres répressifs sont « des salariés comme nous » déclare le sinistre Sylvain à France-Soir.

En clair, si Sylvain remplace Dreyfus, l’ordre hiérarchique capitaliste sera intact. Nogrette et Sylvain font partie de la même classe : Sylvain aussi après tout est un salarié comme les autres cadres répressifs. L’adhésion de Sylvain au sort de Nogrette a été totale; elle aurait été plus nuancée si la N.R.P. avait enlevé un patron privé.

Car là il faut mettre les formes : le révisionnisme vise à la suppression du caractère « privé » du patronat.

Dans le cas de la Régie nationale, l’identification Sylvain/Nogrette a été totale. M. Dreyfus a eu raison de saluer sans réserve la direction de la C.G.T.

On peut comprendre alors deux choses : 1. La direction de la C.G.T. a raison de considérer comme une provocation toute initiative autonome des masses qui libère l’intelligence ouvrière en remettant en question la hiérarchie capitaliste.

En effet la seule manière pour les ouvriers de conquérir leur intelligence de classe, c’est de contester directement le système hiérarchique capitaliste qui les divise et leur ôte toute intelligence.

Avoir une intelligence autonome, ne pas remettre son intelligence à la chaîne ou au délégué syndical qui accepte l’organisation naturelle de la chaîne, c’est nécessairement provoquer la C.G.T.

Car sa direction défend l’unité naturelle du personnel, c’est-à-dire l’organisation naturelle du travail capitaliste, c’est-à-dire la hiérarchie capitaliste.

On comprend alors la deuxième chose : le lien entre Marchais et Gomulka.

Défendre une entreprise où se perpétue la hiérarchie capitaliste sous direction d’une classe patronale d’État, « publique », c’est défendre une société comme la société polonaise ou russe.

La police syndicale joue le même rôle que la police d’État polonaise qui a tiré sur les ouvriers contestant l’organisation du travail dans les Chantiers Navals.

La seule différence c’est que la police syndicale n’est pas encore une police d’État.

Ceux qui veulent l’aider à le devenir prennent leurs responsabilités.

Il n’est plus question désormais sous peine d’imbécillité criminelle de se faire des illusions sur la politique social-fasciste ; la théorie du complot va se développer, s’intensifier, et la direction de la C.G.T. et du P.C. n’ont qu’un moyen pour la rendre crédible, c’est de déclencher des mouvements de masse contre le « complot ». La direction de la C.G.T./P.C. ne va pas s’amuser à rendre des comptes « théoriques » sur cette théorie; elle ne va pas s’amuser à convaincre les gens de sa logique « interne ».

Elle n’a qu’une seule solution : essayer de mobiliser une partie des masses contre le complot, c’est-à-dire accentuer sa politique social-fasciste.

On nous objecte : la C.G.T., ce n’est pas seulement sa direction, c’est aussi une masse de militants honnêtes et expérimentés sans lesquels la révolution ne vaincra pas.

C’est parfaitement vrai: il faut rallier 90 % des militants de ces organisations.

Nous sommes totalement d’accord.

Mais comment les rallie-t-on? sinon par la lutte contre la politique social-fasciste.

Il ne sert à rien de lutter contre « un groupe dirigeant », contre « une bureaucratie », autant lutter contre des moulins à vent. On peut toujours s’identifier à un groupe dirigeant surtout en période de crise même si on critique ses excès de langage, ses erreurs politiques ou ses défauts « bureaucratiques ».

Mais s’identifier à une politique « social-fasciste » pour un ouvrier honnête, c’est une autre paire de manches.

Dans l’intérêt donc de l’unité la plus large, il faut lutter énergiquement contre la politique social-fasciste, en montrer la cause (la défense d’un certain type de société) et les conséquences (la C.G.T. s’est faite complice consciente du meurtre d’un ouvrier).

Tous les esprits dans la classe ouvrière sont actuellement en « effervescence » : il y a des scissions, des confusions, une nouvelle demande politique.

Le pire serait de ne pas partir de cette scission de masse idéologique pour faire progresser la révolutionnarisation. Veut-on, oui ou non, des scissions dans les organisations dites « ouvrières » ? oui bien sûr.

Il n’y aura pas pour le moment de scission organisationnelle de type C.G.T.U./C.G.T., mais il y aura, comme en 68, mais à un rythme plus précipité et barbare, une série de scissions idéologiques de masse.

Il faut partir de ces scissions réelles pour révolutionnariser et non de l’attente d’une scission mythique qui verrait un beau jour tous les syndicalistes prolétariens se regrouper dans un nouveau syndicat.

Bien sûr il y a des problèmes tactiques.

Sur la question « tactique » dite « rapport à la C.G.T. », la bataille en ours permet de donner une réponse irrécusable.

Thèse n » 1 : Tant que la direction C.G.T./P.C. pourra maintenir en apparence son monopole de la représentation ouvrière, elle utilisera n’importe quel moyen.

Le caractère social-fasciste de sa pratique sera PRINCIPAL.

Nous disons bien : monopole en apparence car il est désormais clair qu’une partie des masses échappe au contrôle conscient de la direction P.C.G.T.

Pour ceux qui en douteraient, ils n’ont qu’à tourner leurs yeux du côté de la place Nationale : la C.G.T. vient d’y faire, à l’heure du repas, et sous le soleil, un grand meeting central.

En dehors de la horde des permanents de tous acabits, il n’y avait pas deux cents ouvriers (et encore ils étaient là passivement), c’est-à-dire bien moins que n’importe quel meeting que le comité de lutte faisait à la porte Zola (c’est R.T.L. qui le dit).

Mais « monopole » quand même : car tant qu’un mouvement de masse ouvrier d’importance nationale n’a pas ouvertement rejeté ce contrôle et qu’une nouvelle forme d’organisation démocratique des larges masses n’a pas fait ses preuves dans la lutte, la direction de la C.G.T. pourra se prévaloir dans une partie de la classe ouvrière et dans les forces intermédiaires d’un monopole de fait de la représentation ouvrière.

Précisément pour empêcher ce mouvement de masse, pour anéantir toute possibilité d’organisation démocratique ouvrière, la direction de la C.G.T. emploiera n’importe quel moyen.

La direction de la C.G.T. Renault demande la DISSOLUTION DU COMITÉ DE LUTTE.

Avant même Marcellin.

Donc tactiquement, tant que ce monopole n’est pas contesté pratiquement, ouvertement, massivement au sein même des bases d’usine, force autonome doit lutter résolument contre la politique social-fasciste de la direction C.G.T.

D’ailleurs les « groupes gauchistes » qui travaillent dans les syndicats doivent en faire l’expérience (amère?) : il n’y a pas le choix : la direction de la C.G.T. ne fait pas de cadeau.

Thèse n°2 : dans le cadre d’un mouvement de masse autonome, on peut et on doit seulement faire l’unité avec les syndicalistes de base, ce qui est évident et se fait tous les jours, mais même éventuellement faire des compromis avec la direction de la C.G.T. (le P.C.C. A fait à certains moments un Front Uni avec le Kuomintang). En effet la force du mouvement de masse autonome change le rapport de forces interne dans la C.G.T. et contraint la direction à des reculs.

Voilà ce qu’il en est des questions « tactiques ». Le reste c’est de la politicaillerie petite bourgeoise.

D’ailleurs dans la pratique, il n’y a pas de « reste », comme cette épreuve de force l’a montré.

Le reste c’est seulement des « schémas en l’air ».

C) Une force intermédiaire-type : la C.F.D.T.

Tout le monde le sait maintenant, la force intermédiaire qui compte, qui est disputée âprement par la droite et par la gauche, c’est la C.F.D.T.

Nous avons assisté pendant cette bataille (et ce n’est pas fini) à une étonnante performance de la force intermédiaire.

Elle a, en 15 jours, tenté d’occuper toutes les positions.

Elle avait le cul entre deux chaises déjà, mais comme en plus les chaises changeaient de place, on peut imaginer les mouvements du cul.

Nous nous battons très souvent aux côtés de la grande masse des militants de la C.F.D.T., nous n’hésitons pas à conclure des alliances quand c’est possible avec la direction de la C.F.D.T. elle-même; mais nous n’abandonnerons pas notre franc-parler, ni notre indépendance sous prétexte d’« unité ».

Les performances de Maire doivent être contées dans le détail, ça aidera tout le monde et peut-être Maire lui-même.

Nous n’avons pas les mêmes raisons de classe que le Nouvel Observateur : nous ne prenons donc pas Maire pour « l’homme » de la situation.

Au reste pour nous, il n’y a pas « d’homme de la situation » : Mendès-France et Mitterand l’ont su à leurs dépens en 68.

Suivons donc l’évolution de la direction C.F.D.T. pendant cette bataille :

Premier moment : avant le tournant (25 février), la C.F.D.T. Renault est le seul syndicat à dénoncer… la visite de Sartre dans l’île Seguin.

Pour des partisans du « contrôle », c’était en apparence surprenant.

Mais comme ce contrôle remettait en question la fonction syndicale, le C.F.D.T. n’est plus pour le contrôle. La C.F.D.T. doit être pour l’union des ouvriers et des intellectuels.

Mais il faut que ce soit sous direction de la fonction syndicale.

Deuxième moment : le tournant, le meurtre fasciste.

Immense mouvement d’indignation de classe, la C.F.D.T. se dit : le moment est favorable; on y va, tout seul, comme des grands. La force interrmédiaire a voulu jouer à la force indépendante.

Elle refuse e alliance avec le comité de lutte.

Elle choisit d’intervenir le matin (alors que c’est l’équipe d’après-midi qui a été témoin du meurtre).

Et la forme d’action que cette force-intermédiaire-qui-a-voulu-jouer-à-la-force-indépendante choisit : débrayage… pour aller à un meeting à l’entrée de l’usine.

L’imagination syndicaliste est décidément bien pauvre.

En fait cette action se voulait « prudente », « démocratique » (on allait tâter le pouls des travailleurs pour ce meeting).

Seulement voilà, débrayer contre les chefs et la police syndicale pour aller à un meeting de protestation, ce n’était pas exactement ce que voulait la masse des travailleurs.

« L’action-syndicale-responsable-de-masse » s’est révélée être : « une action ultra-minoritaire » et qui n’avait même pas le mérite d’être clandestine ! La force intermédiaire a donc échoué à être une force indépendante; chose qu’elle aurait pu prévoir soit en écoutant les masses, soit simplement en apprenant le marxisme (nous disons cela parce que la C.F.D.T. Renault est très « marxiste »…).

Troisième moment : comme elle n’a pas réussi à être indépendante, au moins va-t-elle essayer puisque son sentiment et ses intérêts dans cette période sont à gauche de jouer la « gauche » pour affaiblir son partenaire-adversaire du front syndical commun.

Mais il faut y mettre les formes pour ne pas briser ce front syndical commun. Il y a donc des délégations savamment choisies pour les manifestations de rue (la C.F.D.T. se contente d’envoyer une délégation aux obsèques).

Ce qui n’empêchera pas d’ailleurs M. Maire de se prévaloir de ces manifestations de rue dans ses rapports avec la C.G.T.

Quatrième moment : patatras.

Action de la gauche : Arrestation de Nogrette.

Nouvel effondrement mais alors sauvage, celui-là.

M. Maire est le premier à dénoncer, dans des termes qui ne s’oublieront pas de sitôt, l’arrestation du « salarié Nogrette ».

M. Maire se réfugie tout tremblant dans le giron du front syndical commun.

La C.F.D.T. accepte de signer un communiqué infâmant pour elle, avec toutes « les organisations syndicales » dénonçant les « violences ».

Cinquième moment : Nogrette est libéré.

Par-là même, M. Maire est libéré de ses angoisses.

La C.F.D.T. Renault respire : « les maos ne sont pas aussi fous qu’on le croyait ».

Le front syndical est de nouveau brisé.

Pas de riposte syndicale commune aux « violences ».

Que veut dire cette évolution ?

Elle a la forme d’une oscillation constante droite/gauche.

D’autre part elle se marque moins dans une pratique que dans des communiqués.

En somme M. Maire s’est contenté pendant cette épreuve de force de faire des communiqués, tantôt à droite, tantôt à gauche ; il a fait une conférence de presse continue et par étapes.

Pour un dirigeant « ouvrier », il y a mieux à faire : il valait mieux prendre l’air, venir discuter avec les O.S. de l’île, venir aux obsèques par exemple.

Ces deux caractéristiques sont le propre d’une force intermédiaire affolée en période crise. Mais la question vraiment importante, c’est la raison de fond de cette oscillation, l’essence de cette évolution angoissée des communiqués de M. Maire.

C’est dans le moment fort de l’épreuve que l’on peut saisir l’essence d’un phénomène.

Il faut donc se reporter aux déclarations de Maire sur l’arrestation de Nogrette.

Laissons de côté les conneries sur « l’action ultra-minoritaire » (au niveau de la forme de l’action, ça ne veut rien dire; en effet, c’est une action de partisans).

Cet aspect de la question (la forme d’action) est secondaire.

L’aspect principal c’est le contenu.

Et là-dessus, le théoricien de l’autogestion et autres contes-à-dormir-debout a vendu la mèche avec son petit compère Jean Daniel du Nouvel Observateur.

« – Dans notre combat, nous ne séparons pas les ouvriers des étudiants ni les immigrés des cadres.
– Des cadres ?
– Oui des cadres… »

M. Maire ne veut pas séparer l’immigré de Nogrette. M. Maire oublie un détail : c’est que l’immigré est séparé de Nogrette. Évidemment, Nogrette selon le mot délicieux de J. Daniel est « un vieil ouvrier malade devenu cadre en fin de carrière ».

D’ailleurs ce n’est pas exact il faudrait dire vieil ouvrier devenu cadre malade en fin de carrière.

Enfin, on n’est pas à une inexactitude près dans le Nouvel Observateur.

Maire pousse à fond sa théorie et c’est ce qui est passionnant, cela donne :

« Ce qu’on peut appeler la classe motrice dans notre société industrielle englobe tout le monde. » Et Dieu par-dessus le marché, sans doute.

Ou bien encore :

Revenons au cas de la Régie Renault.

Il y a actuellement « milieu cadre-maîtrise qui s’affirme dans la peur et la répression -un mouvement communiste qui refuse la discussion avec tout qui n’est pas lui, et un mouvement décidé à agir immédiatement et fort mais dont les actions, on l’a vu, ne sont ni entraînantes ni contagieuses. Personne ne représente la totalité de la réalité sociale.

Nous combattons pour cette totalité et dans une perspective qui demeure, mais concrètement, révolutionnaire » (c’est nous qui soulignons).

Ce morceau de littérature est extraordinaire.

M. Maire veut représenter « la totalité de la réalité sociale », tout le monde, quoi, le prolétariat et la bourgeoisie, la gauche et la droite.

Tout le monde, qui est classe motrice dans la société industrielle. La « classe tout le monde », voilà la base sociale de M. Maire. Classe tous risques. Évidemment cette classe-là n’existant pas, M. Maire nage dans la stratosphère.

Comme il ne conduit pas tout-le-monde à l’autogestion, il change constamment de conducteur; mais les conducteurs ne prennent pas tous la même direction; malheur, nous n’arriverons jamais à l’autogestion.

Nous n’en avons pas tellement envie d’ailleurs.

Car que nous promet M. Maire comme paradis autogéré ? une société où l’on conserverait la « technologie » actuelle.

On a compris : M. Maire adopte le vieil ouvrier malade qu’est Nogrette parce que, dans l’autogestion, il y aura encore des Nogrette.

Mais alors une question : pourquoi la C.F.D.T. dit-elle qu’elle se bat contre l’autorité dans les ateliers, contre la hiérarchie ?

Vous n’y êtes pas du tout : la C.F.D.T. se bat contre « les méthodes e commandement » (citation de Maire) dans les ateliers.

Le pouvoir patronal, l’autorité dans l’atelier, ce sont des « méthodes le commandement ».

Eh bien ! non ! M. Maire, le pouvoir patronal ce n’est pas des méthodes de commandement, c’est un système d’organisation du travail dont un des effets c’est des méthodes de commandement autoritaires ».

Se battre contre « l’autorité » dans l’atelier c’est se battre contre le système hiérarchique capitaliste; et en particulier, une de ses ruses, « la technologie ».

Mais M. Maire veut conserver cette « technologie » en lui ôtant son chapeau : de « mauvaises méthodes de commandement ».

M. Dubcek, en Tchéquoslovaquie, avait voulu quelque chose dans ce goût-là.

Les chars russes lui ont ôté ce goût-là de la bouche. Et, de toute façon, ce n’était pas ce que voulaient les ouvriers tchèques; tout au plus cela pouvait être un point de départ pour eux dans leur lutte contre les laquais du social-impérialisme.

Donc, M. Maire veut aussi, comme la C.G.T., l’unité naturelle du personnel », ce qui est le fondement du front syndical commun; mais la C.F.D.T. aimerait que cette unité naturelle se fasse, avec, en moins, les « mauvaises méthodes de commandement ». La C.G.T. plus conséquente, ne se préoccupe pas de ce détail. La C.F.D.T., si, et voilà pourquoi elle est inconséquente.

Nous sommes d’ailleurs très contents de cette « inconséquence de la C.F.D.T. », parce que cela fait d’elle une force intermédiaire. Et qu’en son sein la lutte de classe entre gauche , et droite peut plus librement se déchaîner.

Nous serons donc très unitaires, mais sans perdre notre indépendance, quand la C.F.D.T. au moment des crises braque à droite.

Pour finir, nous rappellerons à M. Maire l’expérience du mouvement ouvrier, * comme il dit si bien, d’autant mieux qu’il a moins de « traditions » : il y a toujours eu régulièrement des théoriciens qui ont » voulu « représenter la totalité de la réalité sociale », concilier les inconciliables, lutter contre les deux ghettos, que constituent l’un par rapport à l’autre pouvoir ouvrier et pouvoir patronal; |; il y a toujours eu place pour cette dialectique spirituelle.

Mais, sur terre, ça n’a jamais marché comme dans cette dialectique de l’esprit.

Votre position, M. Maire, n’est pas « difficile à tenir », comme vous dites; elle n’existe pas.

La preuve c’est que vous n’avez pas eu UNE position, mais PLUSIEURS.

D) La gauche et ses perspectives.

Cette bataille a permis de vérifier l’appartenance au camp révolutionnaire de toutes les forces qui se réclament de Mai 68 (les « groupes gauchistes »).

C’est une excellente éducation contre le sectarisme et le fractionnisme.

La base de cette unité, c’est le refus commun de la société occidentale et de la société du type russe – ou même du type Dubcek.

La base de l’unité c’est que dans les principes, tous les révolutionnaires veulent une société où la classe ouvrière exercera sa direction en tout.

Ce point essentiel acquis, il y a des divergences quant au type direction exercé par la classe ouvrière.

Les trotskystes, par le, n’ont pas à notre connaissance une position claire sur la révolution culturelle dans les usines en Chine, sur la remise question radicale de la « technologie » dans une entreprise d’État socialiste. Nous laissons de côté pour le moment les divergences d’appréciation sur l’histoire du mouvement ouvrier; elles ont leur importance comme « révélateur ».

Mais il y a de meilleurs révélateurs : les positions pratiques dans le cours même de notre révolution.

Nous voyons le reflet de cette divergence – à vrai dire pas encore très explicite – dans la position ambiguë que les trotskystes ont adoptée face à la séquestration des cadres dans les usines.

Ils l’ont d’abord critiquée (Rouge) puis, sans autocritique claire, ils semblent accepter cette pratique. Il est possible qu’ils l’acceptent uniquement comme un « péché de gauche » inévitable à cause de la domination opportuniste de la C.G.T.

Le débat de masse qu’il faudrait avoir maintenant entre révolutionnaires devrait clarifier ce point essentiel.

C’est cette question comme on l’a vu qui est décisive : quelle position adopte-t-on dans les faits par rapport à la hiérarchie capitaliste qui va jusqu’au crime ?

Cette question commande en fait toutes les autres et en particulier la position par rapport au syndicat : car le syndicat est devenu un instrument de cette hiérarchie.

Les divergences ne doivent pas être fondamentales, quoique vraisemblablement très importantes, puisque nous nous sommes tous retrouvés sur des positions communes pendant l’épreuve de force.

Au moment fort, les « groupes gauchistes » se sont opposés à l’arrestation de Nogrette, mais ils expliquaient alors leur position par rapport à l’opportunité « tactique ».

Ils craignaient que l’unité des révolutionnaires ne se brise; la crainte est sans fondement. La pratique l’a montré.

De plus, ils reconnaissent que l’opinion populaire n’a pas « condamné » l’action.

Que les masses ont trouvé « amusante » l’action pour une grande partie. »

Mais, ajoutent-ils, politique et amusement sont deux.

Ce serait vrai s’il s’agissait d’un amusement.

En fait, on l’a vu, il s’agit d’un changement du rapport de forces idéologiques dans les masses et aussi dans la hiérarchie capitaliste.

A Renault même personne ne peut nier qu’actuellement la maîtrise accuse le coup.

Mais n’anticipons pas sur le débat de masse qui doit avoir lieu entre révolutionnaires, et qui est une des perspectives de la bataille. Une des premières questions que nous posons aux autres révolutionnaires est la suivante : comment pensez-vous faire une politique révolutionnaire si vous ne vous appuyez pas résolument sur l’opinion populaire ? quel est donc votre rapport réel aux masses ?

Résumons nos perspectives :

I. – La gauche doit continuer cette bataille.

Elle doit par le débat de masse s’unifier et, plus important, elle doit répondre à la demande politique des plus larges masses.

Elle doit répondre à la question : Où va la France ?

Quelle France voulons-nous ?

Qu’est-ce que c’est une société sans Nogrette ?

II. – Elle doit participer aux autres batailles prolétariennes qui font rage : batailles qui sont toutes violemment anti-hiérarchiques : à Creusot-Loire, à la Sollac, à Paris (Nantes), à Besançon.

Partout se constituent contre le prolétariat les forces néofascistes : des « comités pour la liberté du travail », des groupes d’autodéfense de la maîtrise fasciste, des lock-outs, des évacuations par les C.R.S. des usines occupées par les travailleurs. Ne pas participer pleinement à ces batailles, c’est un CRIME, c’est sauver le social-fascisme de la crise où l’a plongé l’épreuve de force, c’est abandonner la seule force qui garantisse l’avenir : la force des masses en mouvement qui voient se constituer contre elles leurs ennemis, habituels ou non.

La gauche doit déclencher de nouvelles batailles dans ces bastions de l’esclavage et du fascisme : Citroën, Simca.

Il faut se préparer à des actions communes démocratiques, anti-fascistes contre la racaille « indépendante ».

III. – Elle doit déclencher les batailles démocratiques générales, qui dans la situation actuelle, sont entraînées directement dans l’orbite des batailles prolétariennes; l’affaire du prêtre expulsé de Lyon est liée à l’affaire Brandt : c’est parce qu’il s’était solidarisé avec les O.S. de Brandt que la police fasciste l’a enlevé. L’affaire du logement (« on a raison d’occuper les maisons vides ») arrive à un tournant : d’une part, parce que la période des expulsions est rouverte, d’autre part, parce que dans la situation actuelle tout affrontement sur un front de lutte populaire est encouragé et encourage en retour les batailles prolétariennes.

IV. – Elle doit se préparer en prévision d’une nouvelle campagne d’encerclement et d’anéantissement du pouvoir et des révisionnistes.

Toutes ces batailles, qu’il faut soutenir, se mènent en ayant bien en tête l’étape où nous sommes : nous ne sommes pas en Mai 68, donc il ne faut pas imaginer que chaque bataille va se transformer, par effet de surprise, en « soulèvement de millions de gens » et d’autre part il n’y aura pas de divine surprise qui vienne de Séguy, mais un combat à couteaux tirés.

Nous ne sommes pas encore à l’étape où l’on organise la lutte armée.

Donc, le renforcement de la lutte violente antihiérarchique et anti-police a pour but la révolutionnarisation idéologique des larges masses.

Bref, il faut une série de batailles prolétariennes qui seront dures et barbares, au cours desquelles s’édifie la force autonome du prolétariat.

Quand cette force se déploiera nettement et en partant de ses bases (l’atelier), la France sera de nouveau changée.

Toutes les forces changeront à nouveau de position : l’ère des soulèvements prolétariens sera ouverte.

Elle n’est pas loin : puisque la bataille actuelle l’annonce directement.        

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