Qu’est-ce que la société italienne fasciste ? Est-elle un « totalitarisme » ? En fait, la société italienne reste une société où les valeurs libérales prédominent au plan individuel ; le fascisme se veut même le meilleur porteur du libéralisme.
Cependant, selon l’idéologie fasciste, seul l’État est le garant des droits individuels. C’est ici qu’on retrouve la philosophie de Giovanni Gentile, le maître d’oeuvre idéologique du régime. Selon Giovanni Gentile, la philosophie de la praxis est conforme à la réalité : ce n’est qu’en s’actualisant dans la pratique que la conscience est réalité.
L’actualisme de Giovanni Gentile consiste donc à faire de la pratique un fétiche constitutueur de l’intégralité de la conscience ; on n’existe qu’en agissant, dans l’action elle-même. L’esprit se donne naissance à lui-même par la pratique immédiate et sans intermédiaire, la praxis.
L’esprit s’actualise dans la praxis, fusionnant avec elle ; au sens strict, pour Giovanni Gentile il s’agit d’une seule et même chose. On ne peut se connaître qu’en agissant : on a très exactement la même démarche que celle de Luigi Pirandello, de Filippo Tommaso Marinetti ou bien du fascisme.
Voici ce que dit Giovanni Gentile, dans son verbiage typique, à la limite de l’incompréhensible et dans une logique incessante de répétitions :
« De sorte que immanent à l’autoconscience, mais distinct d’elle comme son principe dynamique et créateur, il y a un noyau originaire, qui peut seul expliquer la dialectique spirituelle comme unité de réalité et d’idée, ainsi que cet élan intérieur vers l’être, où nous sentons tout palpiter, au plus profond de nous-mêmes, notre propre vie. »
Par conséquent, les droits individuels ne sont rien sans l’État, car l’État permet le droit et pose par là le cadre de ce qui est possible. L’existence se réalisant par la pratique, dans la volonté de quelque chose qui est possible, alors l’État total pose la possibilité de la liberté la plus absolue.
Les individus forment un peuple qui lui-même a une volonté, ouvrant des espaces toujours plus grands :
« La politique n’est pas du droit mais de la morale : elle n’est ni vouloir abstrait ni voulu abstrait. Elle est vouloir en acte. C’est le vouloir d’un peuple, en tant que ce peuple a un vouloir.
Ce qui veut dire : dans la mesure où il a une conscience unifiée, mais aussi une conscience qui soit autoconscience, personnalité et donc volonté.
La volonté d’un peuple, qui se sent une nation (et se veut comme tel), est l’État. »
Au sein du fascisme italien, l’État engloutit par conséquent littéralement la population au sein du PNF, qui n’est pas tant le parti unique que le seul parti, rassemblant les masses dans leur fusion avec l’État, État lui-même dirigé par un Grand Conseil.
A partir de décembre 1932, l’adhésion au PNF est obligatoire l’admission aux concours de la fonction publique, de même à partir de juin 1933 pour travailler dans les organismes régionaux et liés à l’État, et à partir de 1938 pour pouvoir être salarié des administrations.
Le nombre de membres des faisceaux était de 299 876 en 1922 à 682 979 en 1923, 939 997 en 1926, 1 034 999 en 1927. Le chiffre passa ensuite à 2 633 514 en 1939, sur 43,7 millions de personnes.
En 1942, 60 % de la population, soit 27 millions de personnes, avait adhéré au PNF ou à des organisations lui étant liées, comme la Gioventu Italiana del Littorio, rassemblant la jeunesse, qui avait par exemple, en 1941, 8 millions de membres.
L’idéal fasciste, c’est une république à la romaine, avec des citoyens appartenant à des couches sociales bien déterminées et collaborant entre elles. Le PNF n’est alors qu’un organisme s’occupant de la politique, une administration, et non pas un parti au sens partisan du terme.
En septembre 1929, Benito Mussolini explique cela de la manière suivante :
« Le parti n’est qu’une force civile et volontaire aux ordres de l’État, tout comme la Milice volontaire à la sûreté nationale est une force armée aux ordres de l’État.
Si dans le fascisme tout est dans l’État, le parti lui-même ne peut échapper à cette inexorable nécessité, et doit donc collaborer et être subordonné aux organes de l’État. »
A partir de 1925, le PNF ne tient plus de congrès, le dernier remontant à 1921, soit avant la « marche sur Rome ». La hiérarchie devient rigide, la base n’a plus aucun droit, à part celui de « croire, combattre, obéir », d’avoir une obéissance « aveugle, absolue, respectueuse ».
Quant à la direction, elle ne changera plus : sur les 700 secrétaires fédéraux des années 1920, 1930 et 1940, 80 % étaient déjà inscrits avant 1922.
C’est une oligarchie nationaliste qui décide de la politique, mais cette politique est présentée comme la seule possible. La soumission est ici présentée non pas comme une servitude, comme une répression de l’individu, mais comme son apothéose : en vénérant l’État, ce sont ses propres droits individuels – qui n’existent que par l’État – que l’individu sacralise.
Plus l’État est fort et systématique, plus les droits sont systématiques ; ce qui compte ce n’est pas ce qu’on fait, mais qu’on soit en mesure de faire quelque chose : là est la clef du fascisme. C’est la raison pour laquelle Mussolini affirmait que :
« La vie tel que la conçoit le fasciste est grave, austère, religieuse. Le fasciste méprise la vie commode. Il croit encore et toujours à la sainteté et à l’héroïsme ».
C’est pour cette raison que Giovanni Gentile affirma de son côté :
« Mathématicien ou prêtre ou économiste ou arracheur de dents ou poète ou éboueur, l’homme comme fragment de l’humanité c’est intolérable. Nous voulons les mathématiques, mais dans l’homme ; nous voulons la religion, l’économie, la poésie, toutes les choses, mais dans l’homme. »
« Dans l’homme » cela signifie chez Giovanni Gentile dans l’esprit s’affirmant par l’action ; tout est prétexte à l’acte créateur de la personnalité.
On est là dans le culte de l’action, seule création de l’esprit et esprit de création. Rejoindre le PNF devient donc un simple moyen de rejoindre de manière citoyenne l’État. Pour Giovanni Gentile, le libéralisme consistait en « l’État comme liberté et la liberté en tant qu’Etat » ; il fut ainsi l’idéologue d’une sorte de caricature de la république romaine comme apothéose de la philosophie de Hegel où le citoyen intègre l’État comme aboutissement culturel.