Georges Bernanos contre la civilisation des machines

En écrivant La France contre les robots en 1946, Georges Bernanos tentait de formuler de manière lyrique une lecture paranoïaque petite-bourgeoise qui ressemble point pour point à une démarche en fait déjà effectuée de par le passé par Pierre Drieu La Rochelle.

La différence est que Pierre Drieu La Rochelle en appelle au corps, tandis que Georges Bernanos en appelle à l’esprit. On lit ainsi dans La France contre les robots :

« Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer.

Pour le répéter une fois de plus, l’hypothèse est-elle définitivement à rejeter d’une crise profonde, d’une déviation, d’une perversion de l’énergie humaine ? »

On a ici la même posture d’une dénonciation à la fois des masses et de la quantité, au nom d’une élite et de la qualité ; on a le même rejet petit-bourgeois du développement des forces productives.

On a la même dénonciation de la démocratie, de la tyrannie des masses sur la réalité, aux dépens de l’esprit qui est censé gouverner.

«  La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité.

Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre.

J’ai déjà dit, je dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le bourreau n’aura pas noué sous mon menton la cravate de chanvre : un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble.

La Force fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle engendre l’esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs.

La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre.

Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales. Il est fou de confier au Nombre la garde de la Liberté.

Il est fou d’opposer le Nombre à l’argent, car l’argent a toujours raison du Nombre, puisqu’il est plus facile et moins coûteux d’acheter en gros qu’au détail.

Or, l’électeur s’achète en gros, les politiciens n’ayant d’autre raison d’être que de toucher une commission sur l’affaire.

Avec une radio, deux ou trois cinémas, et quelques journaux, le premier venu peut ramasser, en un petit nombre de semaines, cent mille partisans, bien encadrés par quelques techniciens, experts en cette sorte d’industrie.

Que pourraient bien rêver de mieux, je vous le demande, les imbéciles des Trusts ?

Mais, je vous le demande aussi, quel régime est plus favorable à l’établissement de la dictature ?

Car les Puissances de l’Argent savent utiliser à merveille le suffrage universel, mais cet instrument ressemble aux autres, il s’use à force de servir.

En exploitant le suffrage universel, elles le dégradent. L’opposition entre le suffrage universel corrompu et les masses finit par prendre le caractère d’une crise aiguë.

Pour se délivrer de l’Argent – ou du moins pour se donner l’illusion de cette délivrance – les masses se choisissent un chef, Marius ou Hitler. Encore ose-t-on à peine écrire ce mot de chef. Le dictateur n’est pas un chef.

C’est une émanation, une création des masses.

C’est la Masse incarnée, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction.

Ainsi, le monde ira-t-il, en un rythme toujours accéléré, de la démocratie à la dictature, de la dictature à la démocratie, jusqu’au jour… »

Ce qui est frappant, c’est que dans La France contre les robots, Georges Bernanos fournit une analyse de la situation mondiale qui est exactement la même que celle du national-socialisme allemand en 1944 :

« Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions soviétiques sinon marcher main dans la main – il s’en faut ! – du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance (…).

Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique (…).

Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable soumise à la loi des grands nombres, on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent.

Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »

C’est l’idéologie de la dystopie, comme Rhinocéros d’Eugène Ionesco, 1984 de de George Orwell ou Le meilleur des mondes de Aldous Huxley, avec la mise en valeur de l’individu « unique » cherchant à se préserver coûte que coûte contre une uniformisation qui est celle des masses.

C’est l’expression de la petite-bourgeoisie qui sent qu’elle se fait broyer par le développement historique des forces productives ne laissant plus que face à face la bourgeoisie et le prolétariat.

Pour cette raison, Georges Bernanos adopte la posture « élémentaire » propre au fascisme. Il n’a pas de programme, pas de principes, pas de solution. Tout est dans l’attitude, le comportement, la manière de sentir les choses.

La réalisation est attribuée à une forme mystique, résumée en « la France », parée de toutes les qualités par nature et capable, de par cette nature, de révolutionner le rapport aux choses. C’est une véritable mystique nationaliste, avec comme base une dénonciation romantique de la réalité.

Dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, du nom de l’endroit où se trouvait sa ferme au Brésil, Georges Bernanos explique ainsi en 1942 :

« Un professeur [de la faculté de droit de Rio de Janerio, Hermes Lima, qui regrettait que Georges Bernanos se limitait à un vague « Tôt ou tard triomphera du Fer et de l’Or la douce et laborieuse patience de l’homme »] me reprochait l’autre jour de ne pas avoir de programme, comme si chaque citoyen était tenu d’avoir dans sa poche, avec son diplôme de bachelier, un plan de reconstruction générale du monde (…).

Ce n’est pas ma tâche de reconstruire le monde, mais je sais parfaitement comment il s’est détruit. Le monde moderne était tombé entre les mains des techniciens, il a servi de sujet d’expérience aux techniciens.

Les techniciens faisaient les expériences, mais c’étaient les véritables maîtres du monde moderne, les tout-puissants contrôleurs des marchés du blé, du fer, de la houille ou du pétrole, qui, sur toute la surface du globe, finançaient les techniciens de la révolution noire, blanche ou rouge.

Ambitieuse d’organiser la vie, la technique n’a réussi qu’à organiser la plus grande, la plus prodigieuse entreprise de destruction des valeurs spirituelles et des biens matériels que l’Histoire ait jamais connue.

C’est qu’on n’essaie pas impunément de substituer la technique à la vie. La Technique n’est pas la Vie.

Je sais qu’une telle vérité n’est pas encore mûre, qu’un grand nombre de ceux qui liront ces lignes hausseront les épaules, se refuseront à faire l’effort nécessaire pour penser par eux-mêmes, penser librement, avec leur propre cerveau, non pas avec le cerveau mécanique de leur poste de radio.

Ils me croiront ennemi de de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu’ils font ouvertement le projet de dominer non seulement matériellement, mais spirituellement, le monde, de contrôler les forces spirituelles du monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une « métatechnique », capable de tromper la naïveté des professeurs et qui a bien pu aussi enflammer jadis l’imagination des moujiks dans l’ancienne Russie de Lénine, mais qui doit faire sourire n’importe quel Français, héritier de Montaigne et de Pascal.

Nous savons que, un certain point dépassé, chaque nouvelle usurpation de la technique se paie d’un accroissement du pouvoir de l’État, de la perte d’une liberté.

La vocation spirituelle de mon pays est de dénoncer ce scandale. Nous ne sommes pas nés pour être les esclaves de personne, nous ne commettrons pas le crime de préférer la Technique à la Liberté. »

Par là même, Georges Bernanos est contre tout parti, toute vision du monde ; il revient à la « France » comme entité de résoudre les problèmes. Par là même, il développe une mystique accessible et dont on peut s’inspirer, une sorte de romantisme ayant sombré en fondamentalisme.

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