Il est impossible de ne pas voir que, dans les faits, une partie significative du mouvement de mai 1968 correspondait à la démarche de Georges Bernanos. Ce n’est pas tant vrai en raison de la question religieuse, même si la photo où l’on voit le graffiti « Le Christ seul révolutionnaire » sur la Sorbonne, entre des portraits de Lénine et Mao Zedong avec des affiches de l’UJC(ml), est très connue.
C’est surtout vrai en raison de la lecture subjectiviste de la révolte. Lorsque, dans une conférence aux étudiants brésiliens juste avant la fin de la guerre, il parle de :
« La Révolution de la Jeunesse que le monde espère, attend – l’insurrection générale de l’esprit de jeunesse dans le monde »
Il correspond littéralement à un aspect de Mai 1968. Georges Bernanos, en valorisant la vie intérieure, a fait comme Pierre Drieu La Rochelle : il a saisi une dimension tout à fait comprise par le matérialisme dialectique en URSS avec Staline et en Chine avec Mao Zedong, mais nullement par les « marxistes français ».
En ce sens, il est proche de la subjectivité révolutionnaire, de l’esprit de rupture, tout en n’y adhérant pas. Voici également les propos de Georges Bernanos sur la révolte de la jeunesse à venir, dans une interview au Diario, en Juin 1944 :
« Le règne de l’Argent, c’est le règne des Vieux. Dans un monde livré à la dictature du Profit, tout homme capable de préférer l’honneur à l’argent est nécessairement réduit à l’impuissance.
C’est la condamnation de l’esprit de jeunesse. La jeunesse du monde n’a le choix qu’entre deux solutions extrêmes : l’abdication ou la révolution.
[Quelle révolution?]
A mes yeux, il n’y en a qu’une : celle qui commença, il y a bientôt deux mille ans, le jour de la Pentecôte (…).
Pour être d’inspiration capitaliste, les révolutions fascistes n’en étaient pas moins des révolutions, et des révolutions sanglantes. Elles se disaient anticapitalistes, comme elles se disaient chrétiennes, et avec la même imposture.
Tout le monde sait aujourd’hui que la haute finance et la haute industrie ont fait le fascisme, avec la complicité de la monarchie italienne.
Hitler n’a persécuté que le capitalisme juif, au bénéfice du capitalisme national. Quant à la révolution franquiste, mieux vaut ne pas en parler. Franco a tout sacrifié aux puissances d’argent, y compris la Phalange elle-même.
[Et la Russie?]
La Russie léniniste était anticapitaliste et antimilitariste (…). Si les événements suivent leur cours, la Russie sera bientôt la plus grande puissance capitaliste du monde (…). Ces étiquettes différentes [capitalisme d’État et capitalisme privé] recouvrent la même marchandise – l’absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire et naturaliste. »
Ces propos correspondent à toute une vision du monde de la petite-bourgeoisie en mai 1968, notamment des étudiants. La protestation contre la société de consommation a pu tourner en certains cas dans une dénonciation du mode de production capitaliste, mais elle a pu également basculer dans un idéalisme petit-bourgeois rejetant l’État, la société et la production de masse.
Lorsque Georges Bernanos considère que « la France doit au monde révolution », il retranscrit par avance un sentiment général extrêmement partagé en France. Mai 1968 est également à la convergence de l’approche de Georges Bernanos, des critiques catholique ainsi que petite-bourgeoise gauchiste de la guerre d’Algérie.
Les hippies américains prolongeant leur démarche jusqu’à la Silicon Valley et les ingénieurs geeks ou hipsters relèvent nettement, d’une manière ou d’une autre, d’une démarche générale dont Georges Bernanos a cherché à théoriser le fondements.