Georges Bernanos, l’écrivain de la «vie intérieure»

Georges Bernanos est, sans nul doute, le principal écrivain français de la première moitié du XXe siècle. La première raison qui témoigne de cela, c’est que la France, qui a en 1926 un peu plus de quarante millions d’habitants, est encore en majorité rurale (20,6 millions contre 19,8 millions).

Or, les romans de Georges Bernanos se déroulent justement en province, dans les campagnes. Il exprime toute une vision de la population, une vision romantique, où le prêtre fait figure d’obstacle au développement du capitalisme, de symbole du refus de la dissolution des socles sociaux sur lesquels chaque personne pouvait compter.

Georges Bernanos est ainsi un auteur romantique, idéalisant le passé. Or, ce n’était déjà plus possible, et c’est cela qui va être la source de l’exceptionnelle vigueur de sa littérature. Ne pouvant pas décrire fidèlement une évolution capitaliste pour la dénoncer, comme le fit Honoré de Balzac, il théorisa un repli intérieur le plus général.

Il devint alors, par là-même, l’écrivain de la « vie intérieure ».

Or, il y a là un paradoxe : la religion catholique est tout sauf une religion de l’intériorité subjective. C’est le protestantisme qui l’est historiquement, et la seule réelle tentative d’une intériorité subjective catholique le fut de manière mystique sectaire et délirante fut celle du jansénisme au 17e siècle, littéralement fracassée par l’Église catholique.

La religion catholique est une religion de l’ordre et du repli conservateur dans les normes, d’ailleurs c’est cela qui intéresse Georges Bernanos dans sa dénonciation de l’argent.

Comment combiner pourtant cela avec la question de la vie intérieure ?

S’il faut ainsi le définir religieusement, on doit dire que Georges Bernanos est un luthérien, ses romans étant parsemés de remarques en ce sens, chose non vue par les commentateurs bourgeois, de par la position toujours restée catholique de Georges Bernanos sur le plan de la vision du monde la plus générale.

C’est d’ailleurs là le drame de sa vie et cela s’exprima par des positions ouvertement paradoxales à plusieurs moments, notamment le rejet catégorique du franquisme, ainsi que celui du pétainisme, alors que tout son positionnement aurait dû le faire tomber tant dans bras de l’un que de l’autre.

Georges Bernanos

Georges Bernanos, tout comme Pierre Drieu La Rochelle, était en quête de sens, et ne pouvait pas basculer dans le communisme vu qu’en France il n’existait qu’une sorte de Parti syndicaliste se prétendant communiste.

Il avait compris que le romantisme ne suffisait pas, mais tout comme Pierre Drieu La Rochelle, il ne pouvait qu’être tourmenté en raison de son manque de bagage idéologique conséquent, d’une méconnaissance fondamentale du matérialisme dialectique.

Georges Bernanos, tout comme Pierre Drieu La Rochelle, a vu l’insuffisance du romantisme, le caractère fantasmagorique du symbolisme et du décadentisme, le caractère trop étriqué du réalisme bourgeois du 19e siècle. Cependant, l’un comme l’autre n’a pas trouvé le chemin au matérialisme dialectique.

Dans La liberté, pour quoi faire ?, écrit posthume publié quelques années après sa mort, on lit justement :

« Cette double mainmise de la collectivité sur la pensée libre et le travail libre est un phénomène aujourd’hui universel. Nous ne nous trouvons donc pas en présence d’une crise politique ou sociale, mais d’une crise de civilisation (…).

L’humanité toute entière est malade. Il faut d’abord et avant tout respiritualiser l’homme. Pour une telle tâche, il est temps, il est grandement temps de mobiliser en hâte, coûte que coûte, toutes les forces de l’Esprit (…).

Dénoncer l’argent comme la cause de tous les maux est encore une imposture. Depuis cent cinquante ans, il n’aura jamais été que le signe et le symbole de l’effondrement des valeurs spirituelles et du désespoir latent des hommes, qui s’est révélé tout à coup dans les guerres sans commencement ni fin.

Le XIXe siècle a bien pu faire illusion par une prospérité qui ressemblait au bonheur comme le bruit d’un camion chargé de poutrelles de fer ressemble à la musique.

Il a été le siècle du désespoir : non pas du désespoir conscient, mais d’une lente imprégnation du fond de l’âme humaine par le désespoir que le romantisme a traduit en un langage semi-religieux, que le réalisme a bizarrement exalté sans le reconnaître ni le nommer, et dont le symbolisme s’est échappé par une culbute en un ciel de théâtre qu’il nous invitait à prendre pour le plein ciel. »

L’exigence psychologique d’une personnalité ample, un style d’écriture finement ciselé, une construction littéraire directement produite par son époque font que Georges Bernanos est un écrivain majeur.

Il est peut-être même le premier écrivain moderne, à l’opposé des décadents comme Louis-Ferdinand Céline ou des existentialistes comme Jean-Paul Sartre, ou encore Albert Camus. Chez Georges Bernanos, on a des personnages d’une densité exceptionnelle, avec une intensité dans le vécu aboutissant à des crises paroxystiques.

Il est évident, paradoxalement, que cela induit une gigantesque faiblesse dans ses romans. La trame des romans se voit interceptée, bloquée, mise de côté par de très longues descriptions de l’angoisse existentielle, avec un discours ultra-sophistiqué absolument invraisemblable pour des gens présentés comme simples et sans éducation.

Des passages entiers se voient livrés à une verve expressionniste sans limites ; des scènes littéralement délirantes – le diable qui apparaît en chair et en os à un religieux, une adolescente qui se tranche la gorge lentement et froidement – s’imposent à travers un rythme foncièrement décousu.

Les suicides sont systématiques dans ses œuvres, au-delà même de la mort qui suinte de tous les pores des personnages : Mouchette se suicide dans Sous le soleil de Satan, Fiodor dans La joie, Madame Louise, l’enfant de choeur André Gaspard et le faux curé de Mégère dans Un crime, Philippe dans Un mauvais rêve, le docteur Delbende dans Un curé de campagne, Hélène et Eugène Devandomme dans Monsieur Ouine, une autre Mouchette dans Nouvelle histoire de Mouchette.

Georges Bernanos se situe ici dans le prolongement d’un certain romantisme noir, d’un symbolisme-décadentisme qu’il réfute pourtant en même temps. Il est, en quelque sorte, l’ombre portée de Jules Barbey d’Aurevilly et un double davantage cultivé, plus intériorisé, de Pierre Drieu La Rochelle.

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