Georges Sand, Procope le grand (1869)


« Ils troublent et confondent tous les droits humains, en disant qu’il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être communs, et que tous les hommes sont égaux. » (Lettre du pape Martin V au roi de Pologne.)

Nous avons promis à nos lecteurs, en terminant l’abrégé de l’histoire de Jean Ziska, un récit succinct de la vie de Procope, son élève dans l’art de la guerre, et son successeur dans le commandement de l’armée Taborite.

On lit peu aujourd’hui l’histoire des sectes qui ont précédé la Réforme de Luther. Nous croyons pourtant cette étude fort curieuse, fort utile et intimement liée à la solution des problèmes qui agitent les peuples d’aujourd’hui. Nous nous promettons de l’approfondir et de la développer ailleurs. L’esquisse rapide que nous allons tracer ne doit être considérée que comme un fragment d’une œuvre plus complète.

Ziska, Procope, sont deux soldats glorieux d’une cause glorieuse. Il faudrait expliquer Ziska et Procope par les doctrines qu’ils ont soutenues de leur épée, et pour lesquelles ils moururent.

Comprendrait-on nos guerres de la Révolution ; si on n’avait aucune lumière sur les principes de cette Révolution ? Ne faut-il pas Voltaire et Rousseau pour expliquer la Convention, Danton et Robespierre ?

Les figures de Jean Huss, de Jérôme de Prague, de Wicklef, devraient donc précéder celles de Ziska et de Procope. Mais les réformateurs au quinzième siècle avaient eu leurs devanciers au treizième et au quatorzième. D’ailleurs toute cette cause se rattachait à l’Évangile, au Christ. Voilà donc en première ligne le Christ et l’Évangile ; là est la lumière qui devrait éclairer le sujet tout entier.

On le voit, nous sentons bien, du moins, l’immense difficulté d’une pareille tâche ; et on nous pardonnera si, dans cette biographie comme dans la précédente, il s’agit plus des événements que de leur cause, plus d’histoire proprement dite que de théologie. Nous resserrons notre point de vue, pour pouvoir le remplir et pour être utile.

Avant de commencer, pourtant, nous prierons le lecteur de remarquer notre épigraphe ; car, à défaut de mieux, elle explique, quant à présent, ce que nous avons tenté déjà de faire reconnaître et toucher au doigt dans l’histoire de Ziska.

Voici, dans son entier, le fragment authentique où nous avons puisé cette épigraphe. C’est un passage d’une lettre écrite par le pape Martin V au roi de Pologne, en 1430, pour l’engager à se joindre à la croisade contre les hérétiques de Bohême.

Ce prince lituanien (Wladislas IV), très-récemment converti à la loi chrétienne, n’était probablement pas très-rompu aux subtilités théologiques. Aussi, le pape, jugeant à propos de lui parler clair et de ne pas équivoquer sur les mots, afin qu’il comprit l’importance de son alliance avec le saint-siége et l’Empire, s’exprimait en ces termes : « Ce n’est pas seulement l’altération de la religion qui doit animer contre eux un roi catholique : la prudence le veut aussi. Par les dogmes de ces gens-là, toute police est renversée ; l’autorité des rois est foulée aux pieds ; ils troublent et confondent tous les droits humains, en disant qu’il ne faut obéir à aucune puissance, pas même aux rois, que tous les biens doivent être communs, et que tous les hommes sont égaux ! »

Voilà donc la dispute théologique qui a paru si embrouillée, si ridicule et si méprisable aux écoles philosophiques du siècle dernier, résumée, jugée et condamnée par le pape, en deux mots.

Qu’on ne dise donc plus que les hommes du passé se sont émus et ont lutté pour de vaines subtilités. Jean Huss et Jérôme de Prague ne sont pas les victimes volontaires d’un fol orgueil de rhéteurs, comme les écrivains orthodoxes ont osé le dire : ils sont les martyrs de la Liberté, de la Fraternité et de l’Égalité.

Oui, nos pères, qui eux aussi avaient cette devise, portaient la sainte doctrine éternelle dans leur sein ; et la guerre des Hussites est, non-seulement dans ses détails, mais dans son essence, très-semblable à la Révolution française. Oui, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, ce cri de révolte : la coupe au peuple ! était un grand et impérissable symbole.

Oui, les saintes hérésies du moyen âge malgré tout le sang qu’elles ont fait couler, comme notre glorieuse Révolution malgré tout le sang qu’elle a versé, sont les hautes révélations de l’Esprit de Dieu, répandues sur tout un peuple. Il faut avoir le courage de le dire et de le proclamer.

Ce sang fatalement sacrifié, ces excès, ces délires, ces vertiges, ces crimes d’une nécessité mal comprise, tout ce mal qui vient ternir la gloire de ces révolutions et en souiller les triomphes, ce mal n’est point dans leur principe : c’est un effet déplorable d’une cause à jamais sacrée.

Mais d’où vient-il ce mal dont on accuse sans distinction et ceux qui le provoquent et ceux qui le rendent ? Il vient de la lutte obstinée, des hostilités, des provocations iniques des ennemis de la lumière et de la Vérité divine.

Plus profondément, sans doute, il vient de l’épouvantable antagonisme des deux principes, le bien, et le mal. C’est peut-être ainsi que l’entendaient, dans leur origine, ces religions qui admettaient une lutte formidable entre le bon et le mauvais Esprit.

Moins diaboliques que le Christianisme perverti, elles annonçaient la conversion et la réhabilitation de l’Esprit du mal ; elles le réconciliaient, à la fin des siècles, avec le Dieu bon ; elles prophétisaient peut-être ainsi sans le savoir la réconciliation de l’Humanité universelle, le triomphe miséricordieux de l’Égalité, la conversion et la réhabilitation des individus aujourd’hui rois, princes, pontifes, riches et nobles, esclaves de Satan, avec les peuples émancipés.

Et si nous ne croyons pas un peu nous-mêmes à ce miracle de l’éternelle sagesse, de quel côté se tourneront nos espérances ? Retournerons-nous aux fureurs du Taborisme, à la Jacquerie, aux persécutions, à l’holocauste effroyable de toute une caste, à la guillotine, qu’au lendemain de la Révolution nous aurions dû briser pour ne la relever jamais, même pour les plus grands criminels ? Non.

Ces fureurs, quelques légitimes qu’elles aient pu sembler, dans les siècles d’ignorance et dans les jours de désespoir, n’ont point profité à nos pères. L’Église de Rome a longtemps expié les supplices des hérétiques. Les hérétiques, à leur tour, ont expié de farouches représailles. Et nous ; qui avons frappé par le glaive, nous sommes gouvernés par le glaive !

Nous n’étions pas mûrs pour faire régner une vérité sans tache : on ne nous juge pas dignes d’être gouvernés par la vérité. On nous enferme dans des murailles, on nous entoure de canons et de forteresses. Nous n’avons donc pas vaincu !

Et dire que tous les hommes sont égaux, que tous les biens doivent être communs à tous, en ce sens qu’ils doivent profiter à la communion universelle, et par cette communion, à chacun individuellement, est encore une hérésie condamnable et punissable, au nom du pape et du roi.

La doctrine de l’Église, comme la doctrine du trône, est encore ce qu’elle était au temps de Martin V et de Sigismond ; et il y a encore des croisades toutes prêtes à se former contre nous, quand nous voudrons donner la coupe à tout le monde.

Hâtons donc le triomphe de la Vérité, et faisons avancer la loi de Dieu par les moyens conformes à la lumière de notre siècle et au respect de l’Humanité, telle qu’il nous est enfin accordé de la comprendre et de la connaître, après tant de siècles d’erreur et de misère. Admirons, dans le passé, la foi de nos pères les hérétiques, jointe à tant d’audace et de force ; mais enseignons à nos fils, avec la foi, le courage et la force, la douceur et la mansuétude.

La mission pacifique du Christ a porté de plus beaux fruits et transformé le monde plus profondément que les missions sanguinaires entreprises depuis en son nom. Les grands guerriers, les nobles champions de l’hérésie ont laissé des œuvres incomplètes, parce qu’ils ont versé le sang. L’Église est tombée au dernier rang dans l’esprit des peuples, parce qu’elle a versé le sang. L’Église n’est plus représentée que par des processions et des cathédrales, comme la royauté n’est plus représentée que par des citadelles et par des soldats.

Mais l’Évangile, la doctrine de l’Égalité et de la Fraternité, est toujours et plus que jamais vivant dans l’âme du peuple. Et voyez le crucifié, il est toujours debout au sommet de nos édifices, il est toujours le drapeau de l’Église !

Il est là sur son gibet, ce Galiléen, cet esclave, ce lépreux, ce paria, cette misère, cette pauvreté, cette faiblesse, cette protestation incarnées ! Il est là-haut, non pas, comme ils le disent, dans les cieux inaccessibles, mais sur la terre, et comme planant au-dessus d’elle, au sommet des temples, et sur la coupole des hauts lieux réservés à la prière et à la méditation.

Sa prophétie s’est accomplie : il est remonté dans le Ciel, parce qu’il est rentré dans l’Idéal. Et de l’Idéal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaître dans le réel. Et voilà pourquoi, depuis dix-huit siècles, il plane adoré sur nos têtes.

Étrange vicissitude de ta longue royauté, ô Christ ! ô le plus petit, le plus pauvre, le plus humble, le plus méprisé et le plus méconnu des enfants du peuple ! La tyrannie des papes, la tyrannie des empereurs et des rois, celle de la noblesse, celle de l’hypocrisie, toutes les tyrannies ont conservé ton symbole, comme une protestation invincible des petits et des pauvres contre l’orgueil et la dureté des puissants et des riches.

On traîne à l’échafaud un misérable que la brutalité de l’ignorance et le désespoir furieux de la misère ont poussé au crime ; les lois religieuses et civiles le condamnent, la foule le contemple sans émotion, les gendarmes le lient, et le bourreau s’en empare. Un prêtre l’accompagne à l’échafaud, et lui présente un emblème. C’est une croix, c’est la figure d’un gibet !

La société tue ce misérable, qu’elle a abandonné au mal, et qu’elle ne sait ni ne veut convertir.

Et si une voix puissante comme celle du Christ s’élevait dans la foule pour crier que cet homme est moins coupable que la société, et que, par conséquent, la société n’a pas le droit de l’immoler ; si le peuple, ému de cette parole, se soulevait ; s’il renversait l’échafaud, s’il repoussait la soldatesque, s’il courait vers la demeure du souverain pour lui demander la grâce des criminels et les moyens d’empêcher de nouveaux crimes, du pain et de l’instruction pour tous, au nom de l’Égalité, au nom de l’Évangile, au nom du Christ… la soldatesque reviendrait plus nombreuse et mieux armée, elle disperserait l’émeute, elle saisirait ceux qui ne voudraient pas fuir, elle les remettrait à des geôliers ; et ils comparaîtraient devant des juges, et ils seraient accusés comme révolutionnaires, comme criminels de lèse-société. Et s’ils voulaient plaider leur cause, l’Évangile à la main, ils seraient condamnés à la prison, à l’exil, à la mort peut-être.

Et là, sur l’échafaud, un prêtre viendrait encore leur montrer le gibet, l’instrument du supplice de cet homme divin qui crut à l’Égalité, et qui fut condamné et immolé pour n’avoir pas ménagé les puissances de son temps, pour n’avoir pas redouté Caïphe et Pilate.

Ô société inique et absurde ! où est donc ta force, puisque toi-même tu courbes le front et plies le genou devant l’image du représentant et du révélateur de cette Doctrine que tu condamnes !

Ô Révélation de l’Égalité ! quelle n’est donc pas ta puissance, puisque tu triomphes encore dans ton symbole, puisque tu protestes toujours contre le mensonge qui se pare de ton nom, puisque tu es toujours parmi nous sous la figure d’une croix rayonnante, pour proclamer au monde que ton règne, après deux mille ans, ne l’ait encore que de commencer !

Procope était, comme Ziska, un gentilhomme bohème de médiocre fortune. Élevé et adopté par un oncle qui le destinait à l’état ecclésiastique, il voyagea en France, en Italie, en Espagne, et jusque dans la Terre-Sainte. À son retour, rasé et ordonné prêtre malgré lui, il quitta bientôt la soutane pour l’épée, et s’élança sous les étendards de Ziska.

On l’a déjà vu se distinguer en Moravie contre les Autrichiens et Jean, l’évêque de fer. À la mort du redoutable aveugle, il fut élu chef des Taborites. Ziska, comme nous l’avons vu dans le précédent récit, mourut en 1424, désignant lui-même pour son successeur Procope, surnommé Rase, ou le Rasé, à cause de la circonstance que nous venons de mentionner.

Quant au surnom de Grand, peut-être ne fut-il donné d’abord à Procope qu’à cause de sa taille et pour le distinguer d’un autre Procope surnommé le Petit, un des chefs des Orphelins. Toutefois l’historien Jacques Lenfant, qui a étudié et résumé les chroniques relatives à cette époque, affirme positivement que ce furent ses exploits militaires qui lui firent donner le nom de Grand.

Procope commença sa nouvelle carrière par une course en Autriche et par la prise de plusieurs places, entre autres celle de Hraditz qui était extrêmement forte, et où le combat fut acharné. La ville fut brûlée, et les habitants massacrés.

Dans le même temps les Hussites firent une course dans la Misnie, avec quatre mille lances, c’est-à-dire seize à vingt mille hommes, et prirent une autre place forte avec la même fureur et les mêmes scènes de carnage. Harcelés de tous côtés, anathématisés par le concile de Sienne et menacés d’une nouvelle croisade, les Bohémiens obéissaient à la nécessité de poursuivre le terrible système de Ziska.

Martin V fit jouer tous les ressorts de la politique pour réunir tous les rois, tous les princes et tous les évêques de l’Allemagne et des pays slaves du nom chrétien, contre les Hussites, pour extirper l’infâme hérésie, et pour exterminer tous les hérétiques. Il autorisa les princes de l’Église à lever des impôts extraordinaires pour les frais de la guerre sainte.

Il écrivit à Sigismond qu’il devait, en cette circonstance, justifier sa qualité d’empereur, c’est-à-dire celle de défenseur de l’Église, que cette dignité lui impose. Enfin, il exhorta tous les souverains à oublier leurs propres querelles, et à se réconcilier pour l’amour de Dieu et pour l’extinction de l’hérésie.

À ces menaces, les Bohémiens répondirent « qu’on les attaquait contre tout droit divin et humain ; qu’on les diffamait sans preuve, et sans avoir voulu les entendre ; qu’on ne pouvait, avec vérité, leur reprocher de croire à autre chose qu’à la parole de Dieu, et aux symboles de Nicée, de Constantinople, d’Éphèse, et de Chalcédoine ; qu’ils étaient résolus de défendre cette foi, au péril de leurs biens et de leurs vies ; qu’il n’y avait rien de plus contraire à l’esprit du Christianisme que de vouloir les exterminer au gré du pape et de l’Empereur.

Enfin, que si on les attaquait encore, appuyés qu’ils se croyaient du secours de Dieu, ils repousseraient la force par la force, et que tout le monde, femmes et enfants, ils feraient une résistance qui serait admirable à tout l’univers. »

Les Bohémiens tinrent leur promesse, et cette résistance qu’ils annonçaient fut admirable en effet. Mais ils devaient être vaincus un jour par la ruse des souverains, par leur propre lassitude, et surtout par leurs divisions de croyances et d’intérêts.

On n’a pas oublié que plusieurs sectes s’agitaient dans le sein du Hussitisme. Les armées de Ziska n’étaient pas, comme celles de tous les souverains de cette époque, des troupes d’aventuriers mercenaires ayant pour unique but le pillage, et ne connaissant en campagne ni amis ni ennemis.

Ces armées étaient de véritables sectes religieuses, qui considéraient la violence et la cruauté comme des devoirs sacrés, et le pillage comme l’unique moyen de pourvoir aux frais de la guerre nationale.

S’il y avait du fanatisme et de la férocité dans cette doctrine militaire, il y avait du moins un sentiment élevé de la mission du guerrier chrétien. Dans ces époques de lutte ardente, les hommes ne peuvent être grands que par la révolte et par la guerre. Jeanne d’Arc elle-même, cette figure angélique qui eût pu se placer à côté de celle de Marie dans la divine épopée de Jésus, apparaît au moyen âge sous la cuirasse et sous le casque, comme l’archange Michel, et c’est l’épée à la main qu’elle accomplit sa prédication sublime[1].

Mais les sectes de Tabor étaient grandes et austères, il s’en fallait de beaucoup qu’elles fussent toutes suffisamment éclairées pour demeurer d’accord. Elles étaient parties en apparence de Wicklef et de Jean Huss, mais quelques-unes de leurs doctrines remontaient jusqu’à Pierre Valde et à Bérenger.

Nous avons vu Ziska, en grand général et en politique habile, pactiser tantôt avec les Calixtins, tantôt avec les Catholiques, poursuivre les Picards ou prétendus tels, et ensuite les tolérer ou se faire tolérer par eux. L’espèce de scission qui s’opéra dans son armée, au lendemain de sa mort, montre bien la différence des opinions qu’il avait réussi à tenir unies pour l’action, grâce au prestige de sa gloire et à l’ascendant de sa parole concise, énergique et vaillante.

Mais on ne doit pas oublier qu’il se souciait plus de la guerre que de la foi, et qu’il se sentit, vers la fin, dépassé dans le mal apparent par l’ardeur sauvage de ses troupes, dans le bien réel par l’enthousiasme religieux qui les animait.

Il était mort, laissant la paix jurée, grâce à son habileté et aussi à sa clémence, entre toutes les branches du Hussitisme. Cette union ne pouvait durer.

Les Orphelins, les Orébites, et les Taborites, en se constituant en trois corps et en se choisissant des chefs différents, avaient semblé prévoir qu’ils ne marcheraient pas d’accord, s’ils ne se séparaient dans le repos pour se retrouver sur la brèche et s’entraider à l’heure du péril. Procope le Grand sentit qu’il fallait permettre cette division, et que sa mission était de cimenter au moins une alliance durable entre toutes ces forces de la résistance nationale.

Il y travailla toute sa vie ; mais, plus religieux et peut-être plus sincère que Ziska, il n’abjura jamais sa croyance personnelle, et resta franc Picard envers et contre tous. Ce fut sa gloire et la cause de sa perte.

Il eut bientôt à continuer l’œuvre de Ziska dans le maintien d’une alliance plus difficile encore. Je veux parler de l’espèce de paix qui, en présence de l’ennemi commun, soit le pape, soit l’Empereur, ou les princes soulevés par eux, réunissait les différentes sectes exaltées du Hussitisme au juste-milieu nobiliaire et bourgeois du temps.

Les Orphelins ne tardèrent pas à rompre l’union avec ceux de Prague, c’est-à-dire avec les Calixtins.

Fidèles au principe de faire avancer la loi de Dieu, et obéissant à la nécessité de constituer et de formuler leurs doctrines, tous les Hussites étaient d’accord sur un point admirable, mais dangereux dans la circonstance : c’était d’employer en discussions sur les matières de foi, en assemblées de docteurs et en synodes généraux ou particuliers, tout le temps qui n’était pas employé à la défense du pays et aux travaux de la guerre. Pendant que le concile de Sienne mettait à prix le sang de la Bohême, on débattait en Bohême les plus hautes questions théologiques.

Ce peuple qu’on traitait de barbare, de sanguinaire, d’impie et de débauché, offrait aux yeux du monde étonné le spectacle d’une Église nouvelle qui cherchait à réformer l’ancienne plus radicalement que les conciles œcuméniques, et qui, au milieu des mines, et sous le feu de vingt puissances ennemies, s’efforçait de formuler et d’organiser les bases et la législation de la véritable religion évangélique.

Le pape écrivait à l’Empereur qu’il ne concevait pas qu’il ne pût venir à bout d’une hérésie réfugiée dans un petit coin du monde.

Ce petit coin était plus grand alors que le monde tout entier ; et la vaste Réforme de Luther était là en germe, avec bien d’autres Réformes encore que l’Humanité accomplira sans aucun doute, et peut-être sans violence, dans un avenir plus ou moins prochain.

Il arriva donc que les docteurs Orphelins, maître Jean Przibram, et maître Pierre de Mladowitz, ami de Jean Huss, se trouvèrent en dissidence sur les matières de foi avec le savant Wickléfite Pierre Payne, dit l’Anglais, et maître Jean de Rockisane, celui qui avait conclu la paix entre les Pragois et Ziska, et qui devait jouer encore un grand et fâcheux rôle dans cette révolution.

On verra ailleurs quel était le fond de la dispute, et combien, sous ses formes ardues et mystérieuses en apparence, elle devait intéresser la religion et la politique de la nation.

Les docteurs Orphelins furent mis en prison, puis élargis à la sollicitation de Rockisane ; et la décision de l’assemblée fut que Payne et Przibram, chacun de leur côté, ne parleraient de l’Eucharistie que dans les termes de l’Écriture et des Pères : conclusion fort vague, car la discussion roulait sur ces textes mêmes et sur l’interprétation qu’on devait leur donner. On essaya de calmer les esprits par une mesure de haute tolérance, en défendant aux deux docteurs de se traiter mutuellement d’hérétiques, non plus que Jean Wicklef, Jean Huss, et Jacobel.

Mais si les Calixtins de Prague prenaient prudemment leur parti dans ces sortes de conflits dangereux, les Orphelins n’étaient pas d’humeur à transiger avec leurs doctrines ardentes et leur enthousiasme révolutionnaire.

Leurs docteurs quittèrent Prague fort irrités, avec ceux des Pragois qui partageaient leurs sentiments, et ils allèrent trouver l’armée Orpheline dans son campement de chariots, ces villes ambulantes dont ils ne sortaient même pas pour se battre, ayant frappé d’interdit toutes les cités habitées par les autres hommes, on ne nous dit pas en vertu de quel préjugé fanatique ou de quelle protestation austère.

Aussitôt les Orphelins se mettent en campagne, ayant à leur tête Welichs et Procope le Petit, vaillant homme de guerre. Ils livrent de terribles assauts à la ville pragoise de Litomils avec tant de furie, qu’on eût dit des démons sortis de l’enfer. La ville est emportée, ravagée, et arrosée de sang après une vigoureuse résistance.

Plusieurs autres villes éprouvèrent le même sort. Ensuite s’étant réunis à ceux des villes de Launi et de Zatec, ils allèrent se joindre à leurs frères les Taborites, qui étaient aux prises devant une ville autrichienne avec l’archiduc Albert. La ville fut prise et brûlée, mais le combat n’en fut que plus acharné avec les Autrichiens. Les Taborites y perdirent leurs chariots, et cependant ils en sortirent vainqueurs, après quoi, étant rentrés en Bohême malgré le grand froid (décembre 1425) ils allèrent tous ensemble tenter un coup de main sur Prague.

Mais les Pragois agirent avec Procope le Grand comme ils avaient fait avec Ziska ; ils lui confièrent le salut de la patrie ; et Procope, apaisant les fureurs de son armée, conclut une paix éternelle entre toutes les sectes ennemies.

De là, il alla avec les siens prendre ses quartiers d’hiver à Klattau ; mais il n’y fut pas longtemps oisif. Dès le printemps, et tandis que les princes allemands rassemblaient leurs forces pour une attaque décisive, il alla aux frontières de la Misnie châtier deux généraux de l’électeur de Saxe, qui exerçaient d’horribles cruautés sur les Bohémiens dans ces parages. Il reprit plusieurs places, puis courut au secours des Pragois, qui venaient d’éprouver un échec considérable devant Aussig.

Enfin, au mois de juin 1426, arriva une armée allemande de cent mille hommes, commandée par plusieurs princes de l’Empire et burgraves considérables. Les Hussites, ayant à leur tête un Podiebrad[2], un seigneur de Waldstein et Procope le Grand, se retranchèrent, pour attendre le combat, dans une enceinte de cinq cents chariots liés ensemble de doubles chaînes. Les Allemands passèrent tout un jour de chaleur excessive à briser ces chaînes avec des haches à deux tranchants dont on les avait munis à cet effet pour la première fois.

Les Bohémiens, à couvert derrière leurs grands boucliers fichés en terre, les laissèrent s’épuiser à ce travail ; et dès que la cavalerie se présenta, ils la renversèrent avec leurs machines de guerre. Leurs fantassins étaient en outre armés d’une lance crochue de nouvelle invention, avec laquelle ils désarçonnaient les cavaliers.

Le combat fut acharné, et les Hussites y perdirent trois mille hommes, perte considérable vu leur petit nombre ; mais cinquante mille Allemands périrent, dit-on, en Bohême, dans cette bataille et dans les diverses escarmouches qui harcelèrent leur fuite. La fleur de leur noblesse y demeura et fut ensevelie à Tœplitz sous des poiriers sauvages, qui, selon la tradition, ne portèrent jamais plus de fruit depuis ce temps-là. La même nuit qui vit cette déroute immense des Allemands, ceux des Taborites qui étaient restés occupés au siége d’Aussig emportèrent la place, la brûlèrent, et n’y laissèrent pas un être vivant.

Après la bataille, l’armée Hussite, qui semblait ne pas connaître le repos et se fortifier dans les fatigues et les combats, fit encore d’autres exploits, et enleva d’autres places aux Catholiques. En général, les assiégés se défendaient en désespérés, sachant bien que les Taborites ne faisaient pas quartier aux vaincus.

Mais, par exception, la ville de Mise se rendit à dix hommes commandés par un chef Taborite appelé Przibik Klenowky, et surnommé le héros invincible. En réponse aux reproches de couardise de leurs voisins de Pilsen, Ce chef, dirent ceux de Mise, avait une si longue épée, qu’elle pouvait atteindre d’une porte à l’autre.

Pendant que les Taborites étaient occupés dans l’intérieur du pays, on ravageait leurs frontières. L’archiduc d’Autriche assiégeait une place de Moravie dans laquelle Procope avait mis garnison ; mais en apprenant l’approche du rasé, il s’en retira précipitamment, et Procope lui prit d’autres forteresses.

Une seule fut opiniâtrement défendue par une jeune fille dont le père venait de mourir en lui confiant la garde de sa forteresse, jusqu’à l’arrivée d’un secours qu’on attendait des Catholiques. Le secours n’arriva point, les Taborites le détruisirent en chemin ; mais l’héroïne résista quinze jours encore aux menaces et aux promesses de Procope.

Lorsqu’elle vit tous ses murs démantelés, elle accepta une capitulation honorable, et se retira avec une partie des siens, sous l’escorte d’un des capitaines assiégeants, abandonnant toutefois les vivres et les munitions de guerre.

Les Allemands étaient encore une fois vaincus ; la discorde malheureusement reparut bientôt en Bohême.

On se rappelle Koribut, ce parent du roi de Pologne dont les Calixtins de Prague et les Catholiques de la Bohême avaient voulu faire un roi avant la mort de Ziska. Wladislas le leur avait envoyé dans un moment de dépit contre l’Empereur. Puis, s’étant réconcilié avec ce dernier, il l’avait rappelé.

Mais Koribut, soit qu’il eût pris sincèrement parti pour cette nation héroïque, soit qu’il n’eût pas renoncé à l’espoir de régner, était rentré en Bohême avec quelques troupes ; et après avoir communié sous les deux espèces avec son monde, il faisait la guerre aux Allemands comme chef bohémien.

Il accompagna les deux Procope dans une expédition qu’ils firent en Autriche, et d’où, après avoir ravagé le pays jusqu’aux bords du Danube, après avoir promené le fer et la flamme dans l’Autriche, la Hongrie, la Lusace et la Silésie, les Taborites et les Orphelins rapportèrent tant de butin que la Bohême se trouva un instant riche et l’armée pourvue de tout. Le bétail enlevé sur les terres ennemies était si considérable, qu’on achetait à cette époque en Bohême quinze bœufs pour deux écus.

Mais Koribut était tombé dans la disgrâce de ces Calixtins qui l’avaient appelé quelques années auparavant contre le gré des Taborites.

On ne sait pas bien les causes véritables de cette inconstance, mais on peut présumer que Koribut, qui était un rude soldat fort aimé désormais des Taborites, avait plutôt abandonné que repris ses projets de royauté, et que les Calixtins lui en faisaient un crime et une honte. S’il en est ainsi, leur conduite à son égard fut hypocritement odieuse. Ils l’accusèrent d’avoir négocié sa réconciliation avec Martin V, et de vouloir trahir la Bohême pour s’en faire le souverain catholique et absolu.

En conséquence, ils publieront que ses mœurs brutales et ses intrigues criminelles avec Rome le rendaient incapable et indigne de gouverner ; et l’ayant affublé par dérision d’un capuchon de moine, ils l’enfermèrent dans un couvent et ensuite dans la grande tour du château de Prague.

Ce coup d’État souleva une grande indignation parmi les seigneurs catholiques qui voulaient qu’on respectât le sang royal, et qui regardaient peut-être la monarchie tempérée de Koribut comme un contre-poids bientôt nécessaire au despotisme du juste-milieu Calixtin.

Cette guerre de religion était aussi une guerre de castes. L’opinion calixtine réunissait le plus grand nombre de gentilshommes, caste qui occupait entre les seigneurs et le peuple une place analogue à celle de la bourgeoisie dans nos dernières révolutions.

Cette opinion eut ses savants et ses martyrs, ses doctrinaires et ses girondins ; mais en général elle n’eut pas le plus beau rôle dans toute cette guerre ; elle fit avorter tous les grands desseins de Ziska ; elle ne sut pas profiter de ses exploits. Brave et sanguinaire aussi quand elle défendait ses intérêts, elle devenait pusillanime, ingrate et rusée dès qu’elle les voyait menacés.

Ces rigueurs envers Koribut irritèrent aussi les Taborites et les Orphelins, qui l’avaient vu combattre hardiment avec eux contre las ennemis du pays et s’exposer, pour la cause bohémienne, à la disgrâce de son parent le roi de Pologne, aux anathèmes du pape et aux fureurs de l’Autriche. On vit alors une de ces monstrueuses alliances qui s’opèrent dans les grandes crises politiques entre deux minorités désespérées.

L’extrême gauche et l’extrême droite de la nation, les Catholiques et les Taborites de Prague se liguèrent pour délivrer Keribut et s’emparer de la métropole. Un coup de main fut tenté pendant la nuit, et jeta l’alarme dans la ville. La paix éternelle jurée par Procope n’avait pas duré plus que l’apparition des Allemands en Bohème.

Mais Procope fut étranger à cette conspiration ; et, d’ailleurs, les Calixtins avaient violé le pacte les premiers en violant le droit des gens dans la personne de Koribut, sans consulter la nation. Les bourgeois de Prague tendirent les chaînes des rues et repoussèrent l’attaque avec fureur ; plusieurs seigneurs catholiques y périrent.

Un d’entre eux, Hiacko de Waldstein, le même qui commandait avec Procope dans la grande bataille contre les Allemands, fut assassiné et pendu au gibet par un scélérat qu’il avait résolument sauvé de la corde. Les Orphelins et les Taborites de Prague furent si horriblement massacrés, qu’il ne s’en sauva pas vingt.

Le parti calixtin préludait, par ces dates de rigueur et de haine, à la grande hécatombe de jacobins et de montagnards qu’elle devait bientôt offrir à l’Allemagne pour rentrer en grâce auprès d’elle.

Le lendemain, tandis qu’on procédait à l’exécution des citoyens soupçonnés d’avoir pris part à la conspiration, on força Koribut à signer son abdication, et on le renvoya secrètement nous bonne escorte jusqu’aux frontières de la Pologne.

Cependant la conduite ultérieure de ce prince nous démontre la sincérité de ses intentions. Il appela auprès de lui les principaux d’entre les Orphelins et les Taborites, et alla trouver le roi de Pologne, non pour rentrer en grâce avec lui et le saint-siège, mais pour lui demander hardiment secours et protection pour les libertés de la Bohême.

Wladislas, qui ne se souciait plus de s’attaquer à l’Empereur et au pape, affecta un grand zèle pour la religion, et traita Koribut et ses adhérents comme des impies et des insensés.

Tout ce qu’ils obtinrent de lui, ce fut de nouvelles promesses de les recommander à la miséricorde de Dieu et du saint-siège, s’ils voulaient se convertir. Koribut ne fléchit point, et s’emporta même jusqu’à menacer en termes peu diplomatiques le roi, les évêques, les églises de Pologne et jusqu’à saint Stanislas, patron du royaume, de la fureur des Taborites. Après cette sortie non équivoque, il fut forcé de quitter la Pologne, où l’interdit et les menaces le poursuivaient de ville en ville, et il rentra en Bohême avec ses jacobins pour se joindre à l’armée taborite.

Étrange destinée d’un prince qui était venu chercher le pouvoir au milieu de cette révolution, qui avait combattu le peuple pour s’emparer de la couronne, et qui maintenant se jetait dans les bras de ce même peuple, calomnié et persécuté par ses premiers partisans, pour avoir passé à la république.

La guerre civile recommença donc avec fureur entre les modérés et les enthousiastes. Taborites, Orébites et Orphelins reprirent plusieurs villes sur le juste-milieu, ravagèrent tout le district de Pilsen, et marchèrent sur Prague pour l’assiéger de nouveau.

Mais la publication d’une nouvelle croisade de Martin V et l’approche d’une nouvelle armée allemande engagèrent, comme de coutume, les Pragois à demander la paix. Ils le firent, cette fois, par l’intermédiaire du prêtre taborite Coranda. Comme de coutume, les Taborites laissèrent apaiser leur ressentiment, et, en sauvant encore une fois la patrie, ils augmentèrent ce trésor d’ingratitude qu’on amassait contre eux.

Au milieu de juin 1427, l’armée allemande vint mettre le siége devant Mise. Elle n’était composée cette fois que de quatre-vingt mille hommes. Pour vaincre une armée de dix-huit à vingt mille Bohémiens, c’était peu ; mais le pape comptait sur l’énergie, l’habileté et le zèle du cardinal de Winchester son légat, qui avait levé lui-même les troupes en Angleterre, en Saxe, Franconie, Thuringe, Bavière, Carinthie, etc.

L’électeur de Brandebourg commandait un des corps d’armée, et le cardinal en personne dirigeait le plus considérable. Sigismond ni aucun membre de sa famille ne se joignirent à cette seconde croisade ; ils avaient agi de même à l’égard de la précédente.

D’une part, l’Empereur n’était pas fort bien réconcilié avec le saint-siège ; de l’autre, il ne voulait plus se compromettre en personne contre ses futurs sujets. En avançant en âge, l’Empereur, qui s’était imaginé d’abord ne rencontrer qu’une poignée de mutins et n’avoir qu’à montrer sa belle personne, son épaisse barbe blonde et ses longs cheveux bouclés, ceints de la couronne de Charlemagne, pour faire tomber à genoux les porte-fléaux et les cordonniers de la Bohême, avait fait bien des réflexions et profité de ses rudes désastres.

Il comprenait enfin que l’intrigue et la désunion pouvaient seules corrompre ou paralyser ces fiers courages. Les prêtres taborites, peu touchés de sa beauté, l’avaient surnommé le Cheval roux de l’Apocalypse, comme ils appelaient le pape simoniaque l’Antechrist.

L’Antechrist, en homme médiocre, se flattait toujours de réduire l’hérésie par la force des armes, et d’inaugurer les bûchers de l’inquisition sous les tilleuls de la Bohême.

Mais le Cheval roux, meilleur politique, disait, sans s’émouvoir au récit des exploits de son peuple révolté : « Les Bohémiens ne seront vaincus que par les Bohémiens. »

Amère et froide sentence, triste parole prophétique ! Il se tenait donc désormais à l’écart, et laissait faire ; sachant bien que son jour viendrait, et qu’avec de la ruse il ferait oublier ce que ses commencements avaient eu d’impopulaire et d’odieux ; même il affectait de blâmer les croisades du pape et les ravages des gens de guerre, qui lui gâtaient et lui ruinaient à plaisir sa pauvre, sa chère Bohême.

Dès que ceux de Prague eurent avis de l’arrivée des Allemands, il s’envoyèrent en toute hâte demander secours à Procope le Grand et à toute sa bande de héros. Soit qu’en effet la marche des Taborites vers l’ennemi les contraignit de traverser Prague, soit que ces fières cohortes voulussent tirer une vengeance courtoise de leurs adversaires réconciliés, ils demandèrent le passage à travers la ville.

On le leur accorda en tremblant, et en les conjurant de ne pas s’arrêter et de passer en bon ordre, sans commettre aucun acte de vengeance. Ils le promirent, et défilèrent lentement avec leurs chariots. Procope vint le dernier avec sa cavalerie et les chariots d’élite.

On avait en lui une telle confiance, qu’on le retint et le logea dans la ville avec son monde durant quelques jours. Plusieurs seigneurs catholiques, des grands de Bohême et de Moravie, se joignirent même à lui pour combattre l’ennemi commun. Ils eussent été moins hardis et moins patriotes s’il se fût agi, comme du temps de Ziska, d’aller à la rencontre de Sigismond. Mais cette armée de mercenaires, commandée par un légat, représentait à leurs yeux un ennemi moins redoutable, un maître moins légitime, le pape. L’Europe, la Germanie surtout, tendait à se séculariser, à s’affranchir du joug de Rome, ouvertement ou indirectement.

Ce récit est monotone à force de présenter durant quatorze ans les mêmes circonstances merveilleuses.

C’est la sixième fois, et non la dernière, que la vieille société germanique vient battre de toutes ses forces ces murailles vivantes qui défendent la coupe, le mystérieux symbole des libertés de la Bohême ; et cette fois encore ce petit coin du monde, si méprisé par le pape, sera la grande nation qui repoussera toutes les nations étrangères. Bien des siècles auparavant, les moines poëtes de l’ancienne chevalerie avaient rêvé les légendes du saint Graal, la coupe eucharistique que les preux devaient chercher au fond des déserts, à travers tous les dangers, et voir une fois dans leur vie pour conquérir la gloire dans l’éternité.

Mais au temps de la guerre des Hussites, l’esprit chevaleresque n’était plus dans les castes féodales. Le saint Graal était bien en Bohême, les Taborites en étaient bien les Templistes jaloux, les austères défenseurs ; mais les chevaliers de d’ancien monde ne savaient même plus vaincre les mécréants. Les Turcs menaçaient la Chrétienté, et la Chrétienté ne songeait qu’à lutter mollement contre une hérésie sortie de son sein. Il est vrai que la Chrétienté officielle, c’était la vieille société des castes, prête à se dissoudre, et que l’hérésie, la nouvelle Jérusalem, le nouveau saint Graal, c’était le Peuple, son esprit, son symbole, son avenir et ses destinées.

Cette sixième déroute des Allemands est plus fabuleuse que les précédentes. Les historiens l’ont comparée à celle de Crassus chez les Parthes, de Vexoris et de Darius chez les Scythes, et de Xerxès chez les Grecs.

Les Bohémiens n’eurent qu’à se montrer inopinément sur la rive opposée de la rivière de Mise, où était établi le camp des Allemands occupés au siége de la ville. Une terreur panique s’empara de ceux-ci, et tout prit la fuite à leur seul aspect sans coup férir, entraînant les chefs indignés et furieux, l’électeur de Brandebourg, celui de Trèves, et le cardinal de Winchester lui-même, qui faisait de vains efforts pour ranimer leur courage.

Un immense butin abandonné fut la proie du vainqueur. Il n’y eut si petit serviteur de la cause qui n’en tirât sa bonne part. « De l’aveu de plusieurs gentilshommes catholiques dont les familles sont à présent fort distinguées, dit l’historien dont nous suivons le récit[3], ce fut là le commencement de leur fortune. Les fuyards crurent s’être mis à couvert en gagnant la forêt de Tausch.

Les vainqueurs les battirent en queue, et les paysans en assommèrent un bon nombre ; les Bohémiens n’y perdirent que peu de gens. Quand on eut cette bonne nouvelle à Prague, on y chanta un Te Deum en grande solennité. Cependant l’armée victorieuse assiégea et prit après seize jours de siége Tausch, ou s’était retiré le reste des fuyards. On y passa tout au fil de l’épée. » D’après ces récits, il ne serait rien échappé de cette armée de quatre-vingt mille hommes.

« Nous avons appris avec une sensible douleur la fuite honteuse des fidèles qui étaient allée en Bohême, écrivit le pape au légat consterné ; mais il faut se raidir avec plus de courage que jamais contre la disgrâce. Prenez des mesures pour lever cet opprobre de dessus l’Église. »

Peu de temps après, le pape écrivait à ceux de Pilsen et de Carlstein (où la religion catholique prévalait) :

« Nous avons appris par les lettres de notre cher fils Jean, cardinal-prêtre de Saint-Cyriaque (c’est l’évêque de fer), que vous avez fait trêve avec les perfides et détestables hérétiques, et qu’à Noël prochain il se trouvera des gens de part et d’autre pour entrer en conférence sur la loi et sur l’Écriture sainte à l’occasion de leurs erreurs.
Nous ne doutons point que vous ne l’ayez fait de bonne foi et à bonne intention ; mais il faut se conduire avec beaucoup de précaution à l’égard de ces serpents rusés et imbus du venin de Satan. Ce qu’ils en font n’est pas dans le dessein de se convertir, mais de vous pervertir par leurs sophismes et fourberies. Ils ont la peau de l’agneau, mais ils ont les dents du loup.
C’est pourquoi nous vous prions, sans pourtant vous rien enjoindre, que vous évitiez un pas si glissant, de peur que vous ne tombiez. Évitez une telle entrevue et des disputes qui ne peuvent aboutir qu’à la destruction de vos âmes.
La foi catholique est bien assez appuyée et confirmée par le sang des martyrs ; elle a été d’ailleurs éclaircie par tant de conciles, par tant de décrets des saints papes et d’écrits des saints docteurs, qu’il serait superflu d’en disputer davantage. Il est bien plus salutaire de s’en tenir à ce qu’ils en ont décidé. Fuyez donc, encore une fois, cette conférence où vous ne pouvez rien gagner et pouvez beaucoup perdre. »

Ainsi toute la foi, toute la force de l’Église catholique en était réduite à ce point, que le pape suppliait les fidèles de ne point disputer, pour n’être pas vaincus ! Voilà l’extrémité où une poignée de plébéiens inspirés avaient amené la religion officielle !

Et ce n’est pas la crainte de leurs armes qui fait reculer le pape dans ce duel de l’esprit avec les Hussites ; car il poursuit son plan d’extermination, et promet les secours de la force matérielle aux croyants, faute de pouvoir leur fournir les armes de l’intelligence, les forces vives de la doctrine !

« Soyez assurés, leur dit-il en terminant sa lettre, que nous vous assisterons d’une telle manière, que l’orgueil des méchants sera brisé, et que non-seulement vous pourrez résister à leurs efforts, mais encore devenir victorieux. »

Martin V en écrivit aussi à Jean de Fer, qui s’efforça d’empêcher la conférence, en faisant valoir ouvertement les mêmes raisons.

Il publia un mandement dans son diocèse de Moravie pour ordonner de croire « le purgatoire, la vénération des reliques, le culte des images, les indulgences et les ordres ; et pour défendre, sous peine d’excommunication, de lire les livres de Jean Huss, de Wieklef et de Jacobel, qui ont été traduits en bohémien, de chanter les chansons défendues comme étant ineptes, scandaleuses et séditieuses, et surtout celles qui ont été faites contre le concile de Constance, à la louange de Jean Huss et de Jérôme de Prague. »

L’archiduc, de son côté, menaça de peines sévères ceux de ses sujets qui chanteraient lesdites chansons dans les places, dans les tavernes, et jusque dans les maisons particulières. Nous regrettons bien de n’avoir pas quelques-unes de ces chansons ineptes, pour savoir à quoi nous en tenir sur le goût littéraire du cardinal et de l’archiduc.

La conférence eut lieu, malgré toutes les prières et les défenses de l’Église. Un historien catholique, qui déclare qu’elle n’aboutit qu’à une division plus profonde dans les esprits, semble confesser pourtant que plusieurs Moraves s’y rendirent, et qu’ils y furent convertis au hussitisme, car il prend soin de dire que ce furent de pauvres gens, de ceux, par conséquent, qui se vendent au plus offrant.

Il assure qu’aucun grand de Moravie ne daigna s’y rendre, d’où il s’ensuit apparemment que la foi catholique fut sauvée en cette occurrence. De quel poids pourrait être, en effet, la conversion des pauvres gens ? Les députés de Pilsen ne furent sans doute pus bien féroces, car ils obtinrent une nouvelle trêve.

Procope, après avoir séjourné quelque temps à Prague, pour y pacifier toutes choses autant qu’il put, alla assiéger Kolin, avec ceux de Prague. Mais la défense fut si vigoureuse, qu’il fallut appeler les Taborites et les Orphelins. Ils finirent par s’en rendre maîtres, mais non sans beaucoup de pertes et de revers. Procope y fut blessé d’une balle de plomb.

Au commencement de l’an 1423, il y eut en Bohême une nouvelle conférence pour pacifier les démêlés de religion, et formuler les dogmes hussitiques. Tout cet enfantement d’une nouvelle Église était laborieux et ne devait aboutir qu’à une immense élaboration de matériaux pour l’avenir. Les Orphelins, les Taborites et les Calixtins formaient à cette époque trois partis bien tranchés.

On connait et on apprécie les dissentiments des deux dernières sectes, mais on ne sait pas quelles idées séparaient les Taborites des Orphelins. La partie la plus importante de cette révolution est encore enveloppée de nuages, les historiens s’étant beaucoup plus occupés des effets que des causes.

À la guerre, ils nous montrent constamment les Orphelins entreprenant les choses les plus téméraires, et sans doute avec moins de science et de tactique que les Taborites ; car ils échouent souvent, éprouvent des pertes terribles, et sont même raillés par les Taborites, qui, les voyant écrasés par leur faute au siége de Kolin, leur demandent s’ils ont eu une bonne Saint-Martin.

Mais, en toute rencontre, ces mêmes Taborites volent à leur secours, et achèvent glorieusement ce qu’ils ont audacieusement commencé. Les Orphelins jouent là le rôle que les troupes régulières de Marie-Thérèse laissaient aux Pandoures de la Croatie, dans les guerres contre Frédéric le Grand. Ce sont eux qui tentent les coups les plus insensés, qui se jettent dans l’eau, dans le feu, dans la glace, et qui, par leur fanatique mépris de la vie, rendent possible ce que la raison eût repoussé.

Il est vrai que, sans Procope et sa cohorte invincible, à la fois prudente et acharnée, ces enthousiastes eussent été martyrs plus souvent que vainqueurs. Expliquera-t-on leurs querelles en temps de paix par la différence de leurs tempéraments et de leur conduite en temps de guerre ?

Ce serait expliquer le fait par le fait, et il est évident pour nous que cette fureur aveugle qui les poussait à sacrifier leurs vies, sans égard pour les dangers formidables qu’ils attiraient sur le reste de l’armée, était le résultat de quelque croyance particulière, peut-être celle de la résurrection immédiate dans de nouveaux corps, qui avait été prêchée à couvert durant les dernières années de Ziska.

Quoi qu’il en soit, la conférence de Béraune[4] remua chaudement la question du dogme de la transsubstantiation, et celle du libre arbitre, de la justification et de la prédestination. On ne nous dit pas quelle part y eurent les uns ou les autres. On nous montre Procope soutenant, sans défaillance et sans variation, la croyance des Picards Taborites, qu’on pourrait appeler aussi croyances Bérengariennes.

Comme, depuis le commencement de la révolution, ces doctrines s’étaient puissamment élaborées dans les fortes intelligences des prêtres taborites, Coranda, Jacobel, Biscupec et autres, et qu’ils firent encore des progrès dans la suite, nous les expliquerons en leur lieu, et nous suivrons rapidement les événements de la guerre.

Les Orphelins attaquant toujours, et les Taborites accourant toujours pour les sauver, l’armée révolutionnaire fit des expéditions formidables en Silésie et en Moravie. Douze villes furent brûlées, et le pays ravagé. La terreur fut portée jusqu’à Breslau. Après Neissa, Bruna fut assiégée, et Procope y soutint un de ces terribles combats où l’engageait trop souvent la confiance fanatique des Orphelins. De là il retourna porter la désolation et l’épouvante jusqu’aux portes de Vienne.

Mais, à son retour, il trouva une de ses meilleures places enlevée et rasée par la garnison allemande de Bechin. Il assiégea cette dernière place, et y éprouva une grande douleur. Jaroslas, son intime ami, l’unique frère de Ziska, fut tué à ses côtés. Enfin il enleva Bechin, et y mit garnison. Tabor, qui était située dans le voisinage, avait couru de grands dangers durant cette campagne. De leur côté, après un long siége et de grandes pertes, les Orphelins prirent Lichtenberg, et pénétrant dans le district de Glatz, y mirent tout à feu et à sang.

Ils y soutinrent une bataille dans laquelle ils eussent succombé, sans l’arrivée du grand Procope, qui avait hérité de Ziska le don de porter toujours des coups décisifs. Mais, en somme, ces campagnes en Silésie et en Moravie furent presque aussi désastreuses qu’avantageuses aux Hussites. Ces races slaves, aux prises les unes contre les autres, ne pouvaient s’étreindre mollement.

Ce n’étaient pas là les timides croisés de Martin V, ces mercenaires allemands, qui fuyaient à la seule vue du bouclier hussitique. La famille slave eût conquis le monde à cette époque, si elle eût été unie par une même foi. Le temps de Hunniade et de Scanderbeg approchait. Quelle croisade contre les Turcs, si Procope et Ziska l’eussent commencée !

Sigismond profita de l’hiver, qui ramenait et concentrait en Bohême tous les partis, pour envoyer une ambassade et proposer la paix. Procope reçut une députation à Tabor, et se flatta de négocier une réconciliation honorable. Il obtint un sauf-conduit, et alla trouver l’empereur en Autriche. Mais Sigismond ne voulut point se départir de son autorité, et Procope n’était pas homme à transiger avec la foi et l’honneur de sa patrie. Il revint irrité de l’obstination et de la folie de l’Empereur.

Cependant les deux villes de Prague (la vieille Prague et la nouvelle) exerçant de mortelles inimitiés l’une contre l’autre, Procope jugea bientôt qu’il devait faire tous ses efforts pour procurer la paix. Il proposa de recevoir Sigismond, à condition que lui et tous ses Hongrois voulussent suivre l’Écriture sainte, communier sous les deux espèces, et accorder aux Bohémiens toutes les grâces qu’ils lui demanderaient. Procope n’était pas l’homme des concessions, et ses bonnes intentions ne pouvaient combler un abîme.

On accusait les Orphelins et les Taborites de rejeter tous les accommodements, pour perpétuer une guerre de rapines qui ne profitait qu’à eux. Ces accusations étaient amères au noble cœur de Procope. Il envoya faire de nouvelles offres à l’Empereur, et ce dernier assembla une diète à Presbourg, où Procope se rendit à la tête de la députation des grands de Bohême et des seigneurs de Prague. Mais la timide politique des Calixtins voulait déborder la fière et loyale contenance du rasé.

Pendant les conférences de la diète, les États de Prague s’assemblèrent, et résolurent d’envoyer à l’Empereur des propositions qui sans doute n’eussent pas été du goût de Procope ; car les Orphelins et une partie des Taborites s’opposèrent à cette résolution, et proclamèrent avec une sainte fureur qu’un peuple libre n’avait pas besoin d’un roi.

Les hostilités entre les partis des deux villes de Prague recommencèrent. Les négociations furent rompues, et Procope, averti sans doute de l’espèce de trahison qui tendait à le compromettre, revint à Prague sans rien conclure avec l’Empereur.

Il rétablit la paix dans la capitale, et se joignant aux Orphelins avec son armée, il résolut, pendant que les Orébites iraient fourrager les districts de Glatz, de faire irruption dans la Misnie. Il harangua ses soldats en les appelant, comme faisait Ziska, ses très-chers frères, et les ayant enflammés de l’ardeur qui le remplissait, il passa l’Elbe et alla s’emparer de la vieille ville de Dresde. Repoussés par une surprise nocturne, les Bohémiens allèrent le long de l’Elbe, brûlant en chemin les pressoirs, dégâtant les vignes et pillant les villages.

Ils entrèrent dans Meissen, et emprisonnèrent l’évêque Jean Hoffmann, qui avait voté la mort de Jean Huss à Constance. Ils remplirent de terre les puits et les fosses métalliques de Scharffenberg, et bouchèrent les veines et canaux des mines. Après quoi ils continuèrent à remonter l’Elbe, pillant et brûlant tout, jusqu’à Torgau et à Magdebourg.

De là, ils jetèrent un pont sur le fleuve, passèrent dans la Lusace et dans la marche de Brandebourg, réduisirent Gouben en cendres, assiégèrent Gorlitz, et Bautschen, qui se défendit vigoureusement et finit par se racheter pour une forte somme. Ils rentrèrent en Bohême à l’époque de Noël, avec de riches provisions ; dès le commencement de 1430, ils s’apprêtèrent à de nouvelles excursions. Ils se partagèrent en diverses bandes dont chacune prit un nom particulier, collecteurs, petits chapeaux, petits cousins, troupes de loups, petits hommes chaussés, etc.

Un renfort de Hussites de Moravie vint les rejoindre après avoir enlevé la ville épiscopale de Jean de Fer et ravagé sa province. Ces bandes terribles réunies formaient une année de vingt mille chevaux, et de trente mille hommes de pied, avec trois mille chariots attelés de six, de huit, et même de quatorze chevaux.

Ils étaient commandés par Procope le Rasé, Guillaume de Kostka[5] et Jean Zmrzlik. Ils firent une nouvelle irruption sur la Misnie, et retournèrent jusqu’au delà de Dresde. À Grimme et à Coldilz près de Leipsick, ils battirent l’électeur de Brandebourg et repoussèrent une armée de confédérés, commandée par plusieurs princes et prélats qui venaient au secours de leur voisin.

Mais la division était parmi ces seigneurs ; l’empire germanique était en pleine dissolution, et la race allemande ne pouvait lutter contre les Bohémiens.

L’ivresse fanatique des Hussites augmentait avec leurs victoires. Ils prirent Altenbourg, ville impériale de la Misnie, et y exercèrent d’effrayantes représailles des bûchers de Jean et de Jérôme. La ville entière, avec la noblesse et les moines, fut à son tour un vaste bûcher. Parmi les vaincus, il y avait un bouffon qui s’écria : « Nous avons cuit l’oie, mais les Bohémiens nous donnent la sauce. » Allusion au nom de Huss, qui signifie oie[6].

Dans le Voigtland, après avoir brûlé quatre villes, ils assiégèrent Plaven et la traitèrent comme Altenbourg.

Enfin, après avoir ravagé la Saxe et le duché de Cobourg, brûlé Culmbach, Bareith, forcé l’évêque de Bamberg à racheter sa ville pour neuf mille ducats d’or, arraché les mêmes actes de capitulation à l’électeur de Brandebourg, au duc de Bavière, au marquis d’Anspach, à l’évêque de Salzbourg, etc., ils exigèrent dix mille ducats d’or de Nuremberg pour l’épargner, et rentrèrent en Bohême au milieu de l’hiver.

On compte « plus de cent places, tant forts que villes, qui furent détruits dans cette expédition. »

1429 et 1430 virent mourir deux des héros de cette histoire : le premier fut Jacobel ou Jacques de Mise, l’ami de Jean Huss et le principal instigateur de la révolution de Bohême, homme éminent sous tous les rapports, et théologien redoutable à l’église romaine.

Le second fut le cardinal évêque d’Olmutz, ce Jean de Prague ou Jean de Fer, prélat aux inclinations martiales, au courage de lion, mais dont la vaillante épée ne put servir la cause de Rome en proportion du mal que lui firent les écrits et les prédications de son compatriote Jacobel.

L’Empereur, épouvanté des progrès des Hussites, se rendit à Nuremberg, et y convoqua une diète qui dura huit mois. Presque tous les prélats et princes de l’Empire s’y rendirent, et il fut résolu une nouvelle expédition, que les historiens comptent pour la sixième, bien qu’elle soit effectivement la septième contre les Bohémiens. Le pape y envoya son légat pour prêcher en personne la croisade.

La bulle de Martin contenait ces chefs principaux :

« On accorde cent jours d’indulgences à ceux qui assisteront aux prédications du légat. — Indulgence plénière tant à ceux qui se croiseront et qui iront à la sainte guerre, soit qu’ils y arrivent heureusement, soit qu’ils meurent en chemin, qu’à ceux qui, n’étant pas en état d’y aller eux-mêmes, y enverront à leurs dépens ou aux dépens d’autrui. — On remet soixante jours de pénitence aux personnes de l’un et de l’autre sexe qui, pendant l’expédition, feront des prières et jeûneront pour son heureux succès. — On ordonne de fournir des confesseurs aux croisés, soit séculiers, soit réguliers, pour entendre leurs confessions et leur donner l’absolution, quand même ils auraient usé de violence contre des clercs ou des religieux, quand ils auraient brûlé des églises ou commis d’autres sacriléges, et même dans les cas réservés au siége apostolique. On défend aux confesseurs de prendre des croisés au delà d’un demi-gros de Bohème, pour la confession, et cela quand on l’offrira et sans l’exiger. — On dispense de leurs vœux ceux qui en auraient fait pour quelque pèlerinage, comme à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle, à condition que l’argent qu’ils auraient pu dépenser en ces voyages sera employé à la croisade. »

Ce fut là le dernier acte de Martin. Il mourut d’une attaque d’apoplexie, le 30 janvier 1434. On l’ensevelit dans un mausolée d’airain, avec ces paroles pour épitaphe : « Il fut la félicité de son temps, » ironie sanglante à la destinée de ces temps malheureux !

Dès le 6 mars, quatorze cardinaux élurent Eugène IV, en lui imposant des conditions de soumission qu’il ne tint pas mieux que son prédécesseur. Le cardinal Julien fut confirmé dans la charge de légat en Allemagne pour la réduction des Bohémiens, et envoya des lettres et mandements d’un langage si haineux et si fanatique, qu’on les croirait aussi bien émanés de Tabor ou du camp des Orphelins que de la chaire pontificale.

Les damnables hérétiques y sont comparés à l’aspic, aux bêtes farouches, etc. ; et au milieu de l’énergie d’expression que comportait une époque si tragique, ces pièces ont une éloquence ampoulée qui est aussi un des traits caractéristiques de l’école apostolique et romaine au quinzième siècle.

Pendant les préparatifs de la guerre, Sigismond s’avança jusqu’à Egra, et envoya deux seigneurs à Prague pour faire une nouvelle tentative d’accommodement.

Il comptait sur la lassitude et la démoralisation du juste-milieu. Il savait que le Hussitisme s’était effacé autant que possible dans l’esprit des gentilshommes de Bohême, sorte de bourgeoisie noble attachée à ses intérêts plus qu’à ses doctrines. Cependant il connaissait mal l’espèce de résistance sourde et tenace dont est capable une bourgeoisie en train de s’affranchir.

Les quatre articles des Calixtins étaient moins pour eux, comme nous l’avons dit souvent, des articles de foi, que des droits politiques, et il n’était pas si facile de les leur enlever qu’on se l’imaginait. Les Taborites, plus courageux et plus croyants, consentaient à reconnaître Sigismond, à la condition qu’il observerait lesdits articles, non-seulement quant à la forme, mais quant au fond, et qu’il les entendrait dans les sens politique et religieux. Ils s’obstinaient donc à le faire communier à leur façon, lui et toute sa grandesse hongroise et catholique.

Quant aux Orphelins, inflexibles dans leur austère jacobinisme, ils ne voulaient aucune composition, et s’indignaient des illusions généreuses du candide Procope. Une députation à laquelle on adjoignit un prêtre taborite alla toutefois discuter avec l’Empereur pendant quinze jours ; mais Sigismond avait besoin de nouvelles leçons pour s’amender et se convaincre de la nécessité des concessions.

Il n’accordait rien, et pendant ce temps ses plénipotentiaires intriguaient à Prague pour semer la division et lui faire des créatures. Et pendant ce temps aussi, ou prêchait la croisade, et on armait tout l’Empire contre la Bohême. Les Orphelins s’écrièrent que les lenteurs de la conférence étaient un piége de Sigismond pour les endormir et pour fondre sur eux à l’improviste. La méfiance et la peur relevèrent le courage des Calixtins.

Les députés furent rappelés, et quittèrent Sigismond avec cette protestation : « qu’on ne pouvait plus désormais reprocher aux Bohémiens de ne vouloir pas terminer par une paix loyale une guerre si désastreuse, puisqu’il était notoire que c’était la faute des autres, et non la leur. »

Lorsqu’ils firent leur rapport à Prague, les seigneurs, consternés, appelèrent le peuple aux armes, et proclamèrent le danger de la patrie pendant la procession de la Fête-Dieu.

Le peuple entra en fureur, et le Cheval roux fut chargé de mille malédictions nouvelles. Le juste-milieu envoya avertir les troupes de loups, les petits cousins et toutes les bandes les plus effroyables des Taborites, des Orébites et des Orphelins.

Elles s’étaient dispersées, sans s’inquiéter du résultat de la diète, dans de nouvelles expéditions à l’extérieur et aux frontières. Tous revinrent, et « mirent sous leurs pieds leurs inimitiés et leurs discordes, pour ne penser plus qu’au salut de leur patrie. Les grands de Bohême et de Moravie s’unirent étroitement dans la même vue, les villes renouvelèrent leurs confédérations. Petits et grands, on vit tout le monde s’armer avec une allégresse commune.

De sorte qu’en fort peu de temps il se trouva, à la revue qui fut faite dans le cercle de Pilsen, cinquante mille hommes d’infanterie et sept mille chevaux sous les armes, avec trois mille six cents chariots. D’autre côté, on prit soin de garder les avenues. Les districts de Zatec et de Launi, celui de Gratz et plusieurs villes frontières avaient l’œil sur la Moravie et sur l’Autriche, pour fermer l’entrée à l’archiduc ou au capitaine de Moravie. Pendant que ces choses se passaient en Bohême, le cardinal Julien se donnait tous les mouvements imaginables pour animer le flegme des Allemands[7]. »

C’était une entreprise difficile, comme le fait très-bien pressentir notre naïf historien, dont le vieux style est agréable quand il n’est pas trop obscur. L’Allemagne embrassait froidement la querelle de Sigismond, et les terribles courses des hérétiques au cœur de ses plus riches provinces l’avaient frappée d’épouvante. C’était, parmi les troupes des divers États, à qui n’entrerait pas la première en Bohême.

L’archiduc devait faire une diversion par la Moravie, pour forcer l’ennemi à dégarnir ses autres frontières ; mais Albert voulait que le cardinal vînt le joindre, et le cardinal n’y alla pas. Chacun voulait rester chez soi pour se défendre, trouvant que c’était bien assez d’embarras, comme dirait notre auteur, sans aller chercher le danger au foyer de l’enfer.

D’ailleurs plusieurs princes de l’Empire étaient occupés à se faire la guerre, et laissaient le légat prêcher cette morale : « Au nom du Christ qui vous a enseigné la charité, ô mes frères ! armez-vous et unissez-vous ; car il y a du sang à verser en Bohême, et les hommes qui osent défendre leurs autels et leurs foyers attendent de votre mansuétude la mort et la damnation éternelles. »

Cette doctrine est pleinement développée dans toutes les lettres du savant et disert cardinal Julien.

Il écrit aux Bohémiens au moment d’entrer en campagne, non pour leur promettre de n’y point entrer s’ils se réconcilient, mais pour les exhorter tendrement à se laisser convertir et persuader par une armée de cent trente mille hommes :

— « Revenez donc à l’Église, votre mère, et ne l’affligez pas plus longtemps. Elle gémit, elle fond en larmes, elle jette des cris perçants. Revenez à nous, chers cœurs, nous irons au-devant de vous ; nous nous jetterons à vos cous, nous vous donnerons des vêtements nouveaux, nous tuerons le veau gras, nous inviterons nos voisins et nos amis (les cent trente mille mercenaires) pour se réjouir avec nous du retour de nos enfants. Au fond, pourquoi feriez-vous difficulté de revenir à nous ? Ne sommes-nous pas nés d’une même mère ? N’avons-nous pas la même foi chrétienne, la même parole, les mêmes sacrements ? Ne recevons-nous pas la même Écriture sainte ? Qu’est-ce donc qui vous éloigne de nous ?… Nous vous le protestons la larme à l’œil, ce n’est qu’à notre grand regret et par la plus cruelle nécessité que nous nous armons contre vous. Nous y sommes portés par l’amour de nos prochains, persécutés, dépouillés, massacrés inhumainement par les Bohémiens. »

C’est à eux qu’il écrit ainsi à la seconde et à la troisième personne en même temps. Massacrés par vous eût été trop impoli, apparemment… « Si vous rejetez nos offres et nos invitations, ne nous imputez pas les malheurs de la guerre, et ne vous en prenez qu’au refus des gens qui veulent être plus sages qu’il ne faut.

Croyez-vous que ces gens-là en sachent plus que l’ancienne Église et celle d’aujourd’hui ? Qu’est-ce que peuvent vous apprendre des gens de guerre, des paysans, des bourgeois grossiers ?

Des gens sans lettres sont-ils plus habiles que tant de docteurs, que tant d’académies où avaient fleuri les saintes lettres ? Écoutez saint Augustin qui vous dit qu’il n’aurait pas cru à l’Évangile sans le témoignage de l’Église, etc., etc. »

Autant la lettre du cardinal, dit Jacques Lenfant, est pathétique, insinuante et artificieuse (il aurait pu ajouter aristocratique), autant la réponse des Bohémiens est libre, ferme et même assez dure, mais nette et précise. La voici :

« Il est impossible, révérend père en Christ (c’est le titre qu’on donnait à un simple prêtre), qu’une personne d’un aussi grand esprit et d’une aussi grande autorité ignore que le Fils unique de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, pendant sa vie sur la terre, non-seulement a donné aux hommes divers préceptes très-salutaires, mais qu’il les a pratiqués lui-même ; entre lesquels ces quatre sont les principaux : 1º que le vénérable sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ doit être administré sous les deux espèces ;que la parole de Dieu doit ce prêcher librement et selon la vérité ;qu’il faut punir les péchés publics, commis sous prétexte de religion ;qu’il faut ôter l’administration de la république aux ecclésiastiques[8].

Ces quatre articles se prouvent clairement par les Évangiles, par les Apôtres, et par tous les saints Pères… Ils ont été reçus dans l’Église chrétienne, et gardés fidèlement pendant quelques siècles, comme cela paraît par les commentateurs et docteurs vraiment catholiques.

Mais ils ont été violés et supprimés par nous ne savons quels petits prêtres, qui, dégénérant de la piété de leurs prédécesseurs, se sont éloignés de la règle de l’ancienne Église, s’ingérant dans les affaires du siècle, engagés dans les embarras et les épines des richesses mondaines, et, ce qui est plus déplorable et plus cuisant encore, croupissant dans la mollesse et dans l’oisiveté, au grand et irréparable dommage des âmes fidèles.

« C’est pour cela que, tout indignes que nous sommes, mais appuyés des secours de Dieu, nous avons toujours travaillé, depuis plusieurs années, à les remettre sur pied, à les rétablir, à les éclaircir et à les faire observer et respecter, selon leur poids et leur mérite.

Combien n’avons-nous point souffert d’inimitiés, d’injures, fait de dépenses, enduré de fatigues, encouru de périls pour les soutenir, sans même épargner nos vies ? Nous avons même demandé plusieurs fois avec instance d’être admis et écoutés publiquement, dans un concile libre, paisible et sûr ; mais tout cela inutilement jusqu’ici.

Qui peut s’empêcher d’admirer la diligence et l’exactitude de vos pères, tant vantés, de vos prélats, et de l’Église romaine, à remédier aux maux de la chrétienté ? Au lieu d’empêcher que les vérités salutaires, annoncées et reçues avec tant d’éclat dans le monde, ne fussent ensevelies dans l’oubli, vous avez été les premiers à les négliger, surtout l’article de l’Eucharistie, où, depuis tant d’années, par le plus grand des sacrilèges, vous avez retranché le calice au peuple, à qui jésus-christ l’a donné.

Comment avez-vous souffert cet abus ? comment ne l’avez-vous pas vengé, pendant que vous étiez si soigneux de recevoir vos dîmes et vos impôts ? Mais, sans parler ici de l’intérêt qu’a toute l’Église à ce rétablissement, pourquoi nous l’avez-vous refusé si opiniâtrement, il nous qui l’avons demandé avec tant d’instance, et à qui même vous l’auriez dû accorder, quand nous ne l’aurions pas demandé, pour prévenir tant d’illusion de sang ? Nous ne saurions nous empêcher de croire qu’il y a là-dessous quelque dessein caché.

« Considérez la chose de près. Ne valait-il pas mieux rétablir une institution si utile, si nécessaire à l’Église, que d’assembler, au péril de leurs vies, de leurs États et de leurs âmes, et avec des frais immenses, tant de rois, de princes et de peuples de diverses nations et de diverses langues ? Et pourquoi ? Pour amener le royaume de Bohême à la religion romaine et a ses usages, rites et constitutions ecclésiastiques.

Mais vous avez beau faire, ce royaume persistera dans la foi, et se reposera, comme il fait, dans le sein de la Sainte Mère Église orthodoxe, dont Jésus-Christ est le chef. Mais vous-mêmes, tous tant que vous êtes, vous rendriez un grand service à l’Église catholique, si vous vouliez embrasser ces vérités salutaires. Car, ni vous, mon très-cher père, ni vos adjudants, ne pourrez, selon le droit et la raison, être juges de cette cause.

Cette sainte et éternelle loi dont Dieu lui-même est l’auteur, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a confirmée par sa vie et par sa mort, est très-juste par elle-même ; et il n’y a rien de plus indigne que de prétendre l’assujettir au jugement arbitraire des hommes, sujets à la mort et au péché, puisque saint Paul a dit : Anathème même à un ange du ciel qui annoncerait un autre Évangile que celui que Jésus-Christ a enseigné.

Le cœur de l’homme abandonne souvent la vérité immuable pour suivre la direction d’une raison qui peut s’égarer, et qui s’égare en effet souvent. Nous n’avons donc garde de commettre le jugement de notre cause à des gens qui, ayant renoncé à la piété, regardent cette vérité comme une erreur manifeste, en traitant d’hérétiques damnables ceux qui s’y attachent, et qui, outre cela, sont nos ennemis déclarés.

Pour nous, nous sommes dans ce sentiment, que, dans un concile, il ne doit y avoir d’autre autorité que celle de l’Écriture sainte, qui est une règle très-certaine et le juge équitable que Dieu a laissé au monde, qui n’est point trompé et ne trompe point ; y joignant le témoignage des saints docteurs, quand ils sont conformes à cette règle divine ; et quand l’Église l’aura reçue sur ce pied-là, nous serons tous réunis ensemble. Alors, toute l’Église militante, purgée de son mauvais levain, reprendra sa première splendeur ; la foi germera, la paix fleurira, l’amour et la concorde régneront.

« Mais c’est ce qui n’arrivera pas par votre nouvelle méthode, inconnue comme nous croyons aux Apôtres, de venir contre nous avec tant de milliers de soldats à qui les épées, les flèches et toutes sortes d’instruments de guerre tiennent lieu de l’Écriture et du raisonnement. Sont-ce là des armes dont un père se sert pour gagner ses enfants, comme vous nous appelez ?

Mais puisque vous avez choisi ces armes, nous en avons aussi de même trempe, et nous sommes prêts à en venir à un combat décisif. Si vous étiez entrés chez nous comme saint Pierre entra chez Corneille, vous y auriez sans doute fait de grands fruits, et vous auriez réjoui les Pères de l’Église chrétienne ; et au lieu d’un veau ils auraient tué un bœuf gras, et invité leurs voisins à se réjouir avec eux.

Toutes ces choses bien pesées, on voit assez ce qui nous sépare les uns des autres, quoique nous ayons le même baptême. C’est que nous autres non-seulement nous professons de bouche la religion, mais nous la pratiquons et l’exerçons en effet. Ainsi, nous vous prions de nous écouter fraternellement, parce que la fin du monde approche, de vous joindre avec nous et de marcher avec ardeur sur les traces de Jésus-Christ et de ses disciples. C’est par ce moyen que le peuple de Christ reposera paisiblement dans les tabernacles de l’espérance et obtiendra le salut éternel. « À Prague, au mois de juillet 1431. »

En même temps parut un Manifeste adressé, de la part des États de Bohême et de Moravie, à tous les rois, princes, comtes, marquis, etc., orthodoxes, où les quatre articles de foi religieuse et politique sont expliqués avec d’amples développements, et où, après avoir rappelé qu’on a toujours refusé de les entendre et de les discuter avec eux, les Bohémiens concluent ainsi :

« Jugez vous-mêmes si, après un refus si obstiné, nous devons reconnaître de tels juges, principalement les ecclésiastiques, qui, comme des écailles, se tiennent serrés auprès de l’Empereur de peur que la vérité ne pénètre.

Cette obstination ne leur vient que de leur orgueils et de leur arrogance. Oubliant l’humilité de leur profession, ils ne pensent, ils n’agissent que dans la vue d’envahir tous les empires et tous les biens de la chrétienté. Pour y réussir, ils tournent à tous vents, et font de la foi chrétienne une boule qui roule du côté que l’on veut.

Au lieu d’imiter Jésus-Christ et les Apôtres, ils nagent dans les délices et dans les voluptés de la chair. Comme des pourceaux, ils foulent les choses saintes aux pieds ; ils deviennent les temples du Diable. Comme les sergents de l’Ante-Christ, ils traitent d’hérésie les vérités chrétiennes, et il ne tient pas à eux que Jésus-Christ lui-même ne soit hérétique.

Quoique non plus qu’aux Juifs il ne leur soit permis de faire mourir personne, ils assassinent par les traits empoisonnés de leurs langues ; ils le font à la lettre par cette croisade sanguinaire, et ils vous ont engagé contre nous, ô rois et princes ! comme si vous étiez leurs vassaux ou plutôt leurs satellites et leurs bourreaux. C’est pour vous y amorcer qu’ils vous promettent la rémission de vos péchés qu’ils n’ont pas pour eux-mêmes, beaucoup moins peuvent-ils donner le salut éternel dont ils vous bercent dans leurs diplômes mêlés de fiel et de miel. »

Ce manifeste se termine par cette fière déclaration : « Si donc séduits par les artifices de vos petits prêtres, vous faites irruption chez nous, les armes à la main, appuyés sur le secours de celui dont nous défendons la cause, nous repousserons la force par la force, et nous nous vengeront des injures qui ne sont pas tant faites à nous qu’à Dieu. Pour vous, la chair est votre bras ; mais le nôtre, c’est le Dieu des armées qui combat pour nous. À lui soient gloire et louanges dans tous les siècles ! »

Enfin la septième armée pénétra en Bohême, sous les ordres du cardinal Julien et de l’électeur de Brandebourg, qui avait reçu en grande solennité, à Nuremberg, l’étendard bénit des mains de ce prélat. Frédéric le Belliqueux, électeur de Saxe, ainsi que plusieurs autres princes et évêques, venaient après eux, avec des renforts considérables.

C’était la plus grosse armée qu’on eût encore envoyée contre les Hussites ; mais on grossissait en vain le nombre des hommes, le courage allait diminuant toujours. La Bohême était regardée superstitieusement comme le tombeau de l’Allemagne, et, au son du tambour des Taborites, on croyait voir apparaître le spectre exterminateur de Ziska.

On entra donc timidement sur cette terre glorieuse, en détachant force espions en avant, et on s’enfonça en tremblant dans ces montagnes du Bœhmerwald où l’en s’attendait à mille embuscades. Procope, irrité de vaincre ces grandes armées sans les combattre, désirait les attirer à l’intérieur et les voir se réunir sous sa main terrible.

Il s’avisa à cet effet d’un stratagème. Ce fut de tromper les espions, en leur faisant croire que la division s’était mise parmi les Hussites, que Prague abandonnait les Taborites, et que les Taborites, à leur tour, se séparaient des Orphelins.

À cet effet, il fit faire aux divers corps de l’armée bohémienne diverses marches et contre-marches, qui semblaient annoncer l’incertitude et la désertion. En peu de jours les Impériaux furent persuadés qu’ils pouvaient hasarder leurs forces a découvert, et qu’ils n’avaient à combattre que de paysans et des ouvriers mal armés et mal dirigés. Sur ces fausses nouvelles, l’armée hâta sa marche, chantant le triomphe avant la victoire.

Après avoir traversé la forêt de Bohême, les Allemands allèrent assiéger Taschau sur la Mise. On les laissa s’y agglomérer et s’y installer ; puis, tout à coup, Procope fondit sur eux avec ses Taborites et les Orphelins. Ce fut le signal de la déroute la plus complète. Les Allemands épouvantés se répandirent au hasard dans le pays, ravageant tout sur leur passage, et se vengeant de leur honte par mille cruautés.

Enfin, s’étant ralliés vers Taus (Tusta), dans le district de Pilsen, ils allèrent camper à Riesenherg, château situé sur une haute montagne. Procope se dirigeait sur eux à grandes journées ; mais dès qu’ils en eurent avis et dès qu’ils apprirent le bon accord qui régnait parmi les Bohémiens pour les expulser, ils furent saisis d’une terreur panique et s’enfuirent vers la forêt, sans qu’il fût possible à leurs chefs de les rallier.

C’est en vain que le cardinal leur adressa une harangue en beau style ; c’est en vain qu’il s’écria : « Ô Allemagne ! ô Allemagne ! que diraient les Arioviste, les Tuiscon et les Arminius, s’ils voyaient fuir ainsi leurs descendants au seul nom de l’ennemi ? Ô honte ! ô infamie ! nous fuyons la Bohême, mais la Bohême nous poursuivra et nous exterminera dans les lieux de nos retraites.

Où seront les murailles qui pourront nous mettre à couvert ? Non, non, ce se sont pas les murailles qui défendent les hommes, c’est la bravoure et l’honneur ![9] »

La voix éloquente du prélat se perdit dans les profondeurs du Bœhmerwald, et lui-même, entraîné par les fuyards, perdit sur les chemins la bulle du pape, son chapeau et son habit de cardinal, sa croix et sa clochette. Ces insignes furent ramassés et portés à Taus, où ils restèrent longtemps dans les archives de la ville.

L’épouvante fut si grande, qu’ayant oublié par où ils étaient venus, et assourdis par le bruit de cent cinquante gros canons qu’ils avaient abandonnés, et que les Bohémiens s’amusaient à faire partir pour augmenter leur terreur, ils s’enfoncèrent pêle-mêle dans les chemins tortueux de la montagne, courant à toute bride ; les chariots se croisant, se heurtant, les cavaliers s’abattant de tous côtés.

C’était une confusion, des cris, un désordre dont rien ne peut donner l’idée, un spectacle lamentable à voir. Onze mille hommes périrent, pour ainsi dire, en courant. Sept cents tombèrent aux mains de l’ennemi. Toutes les munitions de guerre et de bouche, deux cent quarante chariots remplis les uns de vin, les autres d’or et d’argent, furent abandonnés.

L’armée en déroute arriva à Ratisbonne dans un état déplorable, et y apporta le désespoir. Cette ville s’était épuisée pour les frais de la croisade, et il fallait qu’elle s’imposât à la hâte de nouveaux sacrifices pour se fortifier, car on attendait l’ennemi et sa vengeance. Mais le cardinal l’avait dit : « Ce ne sont pas les murailles qui défendent les hommes. »

« Qui l’aurait cru, s’écrie à cette occasion l’historien Cochlée, qu’une armée de quarante mille chevaux eût pu prendre la fuite si soudainement ? Le Turc, lui-même, ce tyran si puissant par un si grand nombre de royaumes et de provinces, n’oserait pas combattre une telle armée. »

Sans doute personne n’eût voulu le prévoir, cet ascendant irrésistible de la bonne cause sur la mauvaise ; et bien que l’histoire soit pleine de pareilles leçons, les hommes sans croyance et sans enthousiasme s’en étonneront toujours. Mais la vie de l’Humanité est semée de miracles : malheur aux puissants qui ne les comprennent pas !

De son côté l’archiduc Albert profitait de cette diversion pour réduire son duché de Moravie et pour en extirper l’hérésie[10]. Il y prit plusieurs villes qu’il livra au pillage de ses soldats, et y brûla cinq cents villages.

Mais il ne les convertit pas, et fut forcé de fuir devant Procope le Petit et ses Orphelins, qui, ayant ravagé le territoire catholique, allèrent brûler les faubourgs d’Olmutz et dévaster l’Autriche jusqu’aux rives du Danube.

Procope le Grand fit une nouvelle course en Silésie ; puis, s’étant réuni à Procope le Petit, il pénétra au cœur de le Hongrie.

Mais certaines dissensions, qu’on ne nous explique pas, ayant forcé les Orphelins et les Taborites de se séparer, Procope le Rasé entra en Moravie ; et Procope le Petit, bien qu’il se défendit comme un lion, tomba dans une embuscade, et y éprouva de grandes pertes.

Les Orphelins avaient hérité de l’intrépidité de Ziska, mais non de sa ruse et de sa prudence. Ils furent mis en déroute par les montagnards valaques, au milieu des glaces de l’hiver, et rentrèrent en Bohême, horriblement maltraités.

Le cardinal Julien, de retour à Nuremberg, fit à l’Empereur de grandes plaintes de la lâcheté des princes allemands. Le concile de Bâle venait de se rassembler. Il fut résolu d’y appeler ces terribles hérétiques, contre lesquels les armes ne pouvaient rien, et de tâcher de les gagner par composition.

Il avait fallu bien des leçons pour ramener ainsi les choses à leur point de départ, et le supplice de Jean et de Jérôme était suffisamment vengé. En conséquence, l’Empereur écrivit aux Bohémiens une lettre fort gracieuse, mais un peu tardive. « Nous avons appris, disait-il, qu’il s’est répandu des bruits en Bohême ; qu’étant à Egra, nous avions commandé à notre armée d’entrer incessamment dans ce royaume, et d’y mettre tout à feu et à sang, sans distinction d’âge ni de sexe. Mais il faut que vous sachiez qu’une telle pensée ne nous est jamais venue dans l’esprit, non pas même en dormant… Nous souhaitons que vous n’ajoutiez pas foi à ces faux bruits. Nous vous exhortons et vous conseillons de revenir à l’Église romaine, et de comparaître au concile. Là, vous trouverez le révérend père en Dieu, le seigneur cardinal-légat du pape, avec notre lieutenant, le très-illustre et sérénissime marquis de Brandebourg, que nous avons chargé de protéger tous ceux qui viendront de Bohême pour expliquer leur foi, de les aider, de les soutenir, de confirmer tout ce dont on sera convenu, et de vous faire connaître combien votre roi et seigneur héréditaire est disposé à vous gratifier en toutes choses et avancer vos intérêts » (octobre 1431).

Immédiatement les Bohémiens répondirent en ces termes : « Nous, les seigneurs, les chevaliers, les villes et les États séculiers et ecclésiastiques de Bohême, faisons savoir à Votre auguste Majesté que, par nos députés envoyés à Egra et par les propres lettres de Votre Majesté, nous avons appris et compris que, mal instruite par des ecclésiastiques contre lesquels nous nous défendons avec vigueur et constance, Votre Majesté est portée à empêcher la divine vérité que nous proposons d’être annoncée à qui que ce soit, et qu’elle n’a point d’autre vue que de nous en détacher pour nous unir à l’Église romaine.

C’est ce qui fit retirer nos députés, et ce qui nous a empêchés d’entendre à aucune négociation ; car les lois divines et humaines nous défendent d’accepter ce parti. Que Votre auguste Majesté ne soit donc pas surprise que nous refusions de déférer ni à Votre auguste Majesté elle-même, ni à l’Église de Rome ; puisque, vous opposant à la volonté de Dieu, vous ne voulez pas nous procurer une audience légitime, selon le désir que nous avons de rendre raison de notre foi.

Ce n’est pas de notre propre mouvement que nous nous trouvons réduits à cette honnête désobéissance. C’est par ordre de saint Pierre lui-même, qui nous apprend à obéir plus à Dieu qu’aux hommes. C’est pourquoi nous notifions à tous et à chacun que, puisqu’à la sollicitation des ecclésiastiques qui préfèrent leur volonté à celle de Dieu, on veut nous contraindre à une obéissance illégitime, nous sommes résolus de nous défendre, appuyés sur le secours de Dieu » (octobre 1431).

En même temps que l’Empereur, le cardinal Julien écrivait de son côté : « Il vous sera permis de dire librement vos sentiments sur la religion, de consulter et de proposer des expédients… Nous avons appris que vous vous êtes souvent plaints de ne point obtenir d’audience. Ce sujet de plainte cessera désormais. On vous entendra, à l’avenir, publiquement et autant de temps que vous le souhaiterez.

C’est pourquoi nous vous prions et supplions de tout notre cœur de ne point différer à entrer par cette belle et grande porte qui vous est ouverte, et de venir en toute confiance au concile. De peur que vous ne soyez retenus par quelque méfiance, nous sommes prêts à vous donner un sauf-conduit plein et suffisant pour venir, pour demeurer, pour vous en retourner ; et nous vous accorderons, au nom de l’Église universelle, tout ce qui pourra contribuer à la liberté et à la sûreté de vos députés. Nous vous prions, au reste, de les bien choisir, et d’envoyer des gens pieux, doux, consciencieux, humbles de cœur, pacifiques, désintéressés, chérissant la gloire de Jésus-Christ, et non la leur. »

Il y a loin de cet humble et pacifique appel au bref que, trois ans auparavant, le pape adressait aux habitants de Pilsen, pour les détourner de discuter avec ces serpents rusés, à la peau d’agneau et aux dents de loup. L’Église, consternée de ses désastres, s’efforce enfin de revêtir elle-même cette peau d’agneau ; et, au risque de la perdition des âmes, elle consent à la discussion tant repoussée et tant redoutée.

Les Bohémiens s’émurent peu de tant de courtoisie. L’expérience les avait rendus méfiants, et leurs députés répondirent fièrement à Sigismond, dans une conférence convoquée par lui à Presbourg, « que toute petite qu’était la province de Bohême, elle était assez puissante pour rendre le double à ses ennemis. »

Sigismond, au moment d’aller en Italie pour son couronnement, leur écrivit encore « qu’aucune nation ne lui était plus chère que la leur, que par ses soins ils seraient favorablement reçus au concile, pourvu qu’ils ne prétendissent pas être plus sages que l’Église romaine ; enfin qu’il ne prétendait pas les gouverner autrement que les autres rois chrétiens. » Nonobstant ces airs de douceur, remarque l’historien J. Lenfant, il y avait toujours dans les lettres de Sigismond quelques traits ambigus qui donnaient de la défiance aux Bohémiens, tels que la soumission au concile, et l’offre ou plutôt la menace de les gouverner comme les autres, c’est-à-dire de les mettre sous le joug de l’Église romaine. C’est ce que les obligea à demander une conférence à Egra, « pour mieux savoir sur quel pied ils seraient entendus à Bâle. »

Dans cette conférence, ils demandèrent entre autres « choses que le concile fût de telle nature que toutes sortes de gens et de peuple y puissent venir ; et que le pape n’eût pas la suprême autorité sur le concile, mais qu’il fût tenu de s’y soumettre. »

Toutes leurs réclamations furent à peu de choses près les mêmes que firent les protestants au concile de Trente en 1554. Le sauf-conduit accorda tout, déclarant que le concile prenait sous sa protection non-seulement tous les ecclésiastiques et seigneurs, mais encore tous ceux du peuple de Bohême et de Moravie, de quelque condition qu’ils fussent.

Les sûretés garanties pour leur indépendance et sécurité attestent minutieusement, et honteusement pour l’Église, les méfiances qu’elle avait à surmonter, en expiation de son crime envers Jean Huss et Jérôme, immolée en violation de la foi jurée. On délibéra à Prague sur la valeur de ces garanties. Les Taborites, Orébites et Orphelins, le peuple, en un mot, se refusait aux accommodements proposés ; les Calixtins et la noblesse voulaient tenter tous les moyens de conciliation, sauf la vérité, c’est-à-dire sauf le sacrifice des articles de foi.

Durant ces démarches et ces discussions, les Taborites et les Orphelins, jugeant avec raison que plus ils se rendraient redoutables, meilleures seraient les conditions de la paix, recommencèrent leurs courses dans l’intérieur du pays contre les Catholiques qui n’avaient pas voulu traiter avec eux, dans le Voigtland, dans la Misnie, dans la Silésie, le duché de Breslau, dans la marche de Brandebourg jusqu’à Custrin, puis à Francfort sur l’Oder, dans la Basse-Lusace, à Kœnigsberg, dans la Nouvelle-Marche, à Bernaw, à Augermunde, où ils se fortifièrent et demeurèrent quelque temps, ce qui fit donner à cette ville le nom d’Augermunde l’Hérétique ; puis en Moravie, aux rives du Danube, etc.

Dans toutes ces campagnes, quoique les Orphelins fussent souvent repoussés avec perte, l’armée bohémienne remporta de grands avantages, maintint l’épouvante chez ses voisins, fit des prodiges d’audace, de valeur et de cruauté, et revint, comme à l’ordinaire, chargée de butin.

Nous ne manquons pas de détails sur ces divers événements ; mais ils ne peuvent avoir, pour ceux qui lisent aujourd’hui l’histoire, qu’un intérêt de localité, et nous n’en citerons qu’un trait relatif à Procope.

« Fumant de colère de la perte de Sternberg qui lui appartenait, il pardonna cependant à celui qui avait livré cette place à l’ennemi, et dont il voulait d’abord faire un exemple : mais ce fut à la condition qu’il le suivrait, et qu’il effacerait par quelque belle action la note d’infamie qu’il avait encourue dans cette occasion. » Il y a quelque chose d’antique et de chevaleresque dans cette justice de Procope le Grand.

Dans cette même année (1432), les Bohémiens envoyèrent une ambassade au roi de Pologne dont les Calixtins eussent préféré la protection, et la royauté au besoin, à celles de l’empereur Sigismond.

Outre leur sympathie pour un prince de leur langue, c’est-à-dire de la famille slave, ils sentaient bien que ce prince, récemment converti à la foi chrétienne, serait moins chatouilleux qu’un prince du Saint-Empire sur les articles de la foi. Ils donnèrent donc pour prétexte à leur ambassade la réconciliation de Koribut, et l’offre de secourir la Pologne contre le Prusse, les Lithuaniens révoltés, les Chevaliers teutoniques, les Valaques et les Tartares qui la menaçaient de tous côtés.

Le Polonais écouta favorablement leurs députés, et défendit à ses prélats de prononcer contre eux l’interdit, cette insultante prohibition du service divin dans les lieux souillés par leur présence, qui jusqu’alors les avait accompagnés et irrités dans tous leurs voyages à l’étranger. Wladislas regardait le secours d’une armée taborite comme une grande chance de salut, et il motiva sa tolérance envers l’hérésie sur le sauf-conduit du concile qui révoquait l’interdit et les admettait à réconciliation.

Mais il y avait à Cracovie un évêque nommé Sbinko, homme d’une orthodoxie farouche et d’un caractère héroïque, qui résista au roi, brava ses menaces, lui tint les discours les plus hardis, et fulmina l’interdit avec toute l’audace de la primitive Église.

Ce débat eut de longues et remarquables conséquences. Le roi penchait à coup sûr vers le hussidisme ; car cette doctrine faisait de grands progrès dans le monde, et Wladislas souffrait qu’un prêtre bohémien prêchât les idées de Wicklef en sa présence.

Une chaude querelle s’engagea entre l’université de Cracovie et le roi de Pologne ; et, l’avis de Sbinko ayant triomphé, le monarque slave irrité résolut de faire assassiner Sbinko. Bien que ce fait nous écarte un peu de la scène principale, comme il ressort de notre sujet, et qu’il montre une belle figure historique dans l’Église romaine, à cette époque où elles y sont fort rares, nous ne l’omettrons pas.

« Il y eut des gens qui persuadèrent le roi de faire mourir l’évêque de Cracovie. Les bourreaux étaient déjà tout prêts pour l’exécution la nuit, lorsque le palatin de Cracovie en avertit le prélat.

« Je vous suis fort obligé de l’avis charitable que vous me donnez, répondit celui-ci, mais je ne veux point fuir, ni rien changer dans ma conduite. Je me tiendrai tranquille dans le lit où j’ai accoutumé de coucher, sans avoir personne qui me garde. J’entrerai dans l’église à minuit pour célébrer les louanges de Dieu, avec un prêtre et un homme de chambre, et je ne détournerai pas ma tête de la main du bourreau. Je souhaite seulement que cette victime soit agréable à Dieu. »

Cependant l’exécution se fit point, quoique Sbinko ne prît aucune précaution. Ce Sbinko était guerrier aussi, comme l’évêque de fer. Il avait marché plusieurs fois contre Koribut, lorsqu’il se permettait des excursions sur la frontière de Pologne, et en toute occasion il s’opposa à la réconciliation de ce prince, qui eût probablement entraîné Wladislas dans les intérêts de la Bohême hussite.

Si l’Église romaine n’eût été composée que de membres aussi sincères et d’un caractère aussi noblement trempé, les vengeances de l’hérésie n’eussent peut-être pas ensanglanté les provinces slaves et germaniques. Mais il s’en fallait de beaucoup que le concile eût dans son sein de pareils éléments de grandeur.

L’Église romaine entrait en pleine dissolution, une corruption effroyable régnait parmi ses membres : la débauche, la simonie, la cupidité, le mensonge, l’intrigue, y trônaient effrontément. Le pape sentait sa puissance prête à lui échapper ; et, dans ce grand conflit du pontife cherchant à poursuivre, sans grandeur et sans idéal, l’œuvre de Grégoire VII, et de l’Église essayant de faire alliance avec les puissances du siècle pour secouer la domination du pape, il était également impossible que la papauté recouvrât sa splendeur, et que l’Église reconquit noblement ses antiques libertés républicaines.

Il y avait donc une lutte acharnée entre les conciles, pour se constituer, et le pape, pour dissoudre les conciles. Les Hussites se trouvaient d’accord avec les évêques sur un seul point, celui de soumettre les décisions du pape à celles du concile.

La vie de Martin V avait été employée à corrompre et à désunir ces assemblées ; Eugène IV continuait ce travail, mais avec moins d’habileté, et déjà il avait prononcé la dissolution du concile de Bâle, sous le prétexte que la moitié de la population de cette ville était hérétique, et que les doctrines de Wicklel et de Huss y trouveraient trop d’appui, Mais ce pontife rencontrait, dans son légat Julien, une résistance énergique, et, dans l’empereur Sigismond, un ennemi mal réconcilié, qui venait lui demander le couronne, le glaive à la main.

« Quand vous devriez, écrivait Julien au saint-père, perdre la vie à l’occasion de ce concile, il vaudrait mieux mourir que de souffrir sur vous une tache ineffaçable, et de donner lieu à des scandales dont vous rendrez compte à Dieu. » Eugène IV voyait sa puissance ébranlée, et se flattait de la rétablir par l’intrigue, en gagnant du temps.

D’un côté, il demandait au concile délai sur délai avant de répondre à la sommation d’y comparaître ou de s’y faire représenter ; de l’autre, il retardait le couronnement de Sigismond, et suscitait contre lui les princes italiens, ses auxiliaires, pour l’empêcher d’entrer en Italie.

L’Empereur, attaqué près de Milan par les Florentins et les Vénitiens réunis, fut plus heureux contre eux que contre les Bohémiens. Il les battit dos et ventre, dit notre auteur.

Les Vénitiens tentèrent de l’empoisonner ; mais, étant sorti vainqueur de tous ces périls, il traversa l’Italie avec ses Allemands et ses Hongrois, que les Italiens traitaient de barbares, et alla attendre à Sienne le bon plaisir du pape, qui céda enfin au bout de six mois, et le couronna Auguste, c’est-à-dire empereur, selon l’institution de Grégoire V. Jusque-là Sigismond n’était que César, ou roi des Romains. Néanmoins les Allemands et les Slaves lui donnaient le titre d’empereur par anticipation.

Durant toute l’année 1432, le concile ne put s’occuper des Hussites, absorbé qu’on était par la difficulté de se constituer œcuméniquement sans le concours du pape. Le pape excommuniait et demandait grâce tour à tour, sous forme de pardon. Le concile formulait et ajournait tour à tour la déchéance du pape. Ce ne fut qu’en novembre 1433 que, grâce à l’intervention de l’empereur et à un nouveau délai de quatre-vingt-dix jours obtenu par lui pour le pape, on put s’entendre provisoirement, en attendant une nouvelle rupture.

Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, nous rétrograderons vers le commencement de 1433, époque à laquelle les députés de la Bohême arrivèrent au concile, et y jouèrent un rôle.

Ils arrivèrent à Bâle au nombre de trois cents, ayant à leur tête Procope le Grand, Jean de Rockisane, Pierre Payne, dit l’Anglais, Nicolas Biscupec, prêtre des Taborites, Ulric, prêtre des Orphelins, Kostska, guerrier célèbre par ses courses déprédatrices, etc. « Leur arrivée parut un phénomène si nouveau, que tout le peuple, dit Ænéas Sylvius, présent au spectacle, se répandit dans la ville et hors de la ville pour les voir entrer. Il se trouvait même parmi la foule plusieurs membres du concile, attirés par la réputation d’une nation si belliqueuse.

Hommes, femmes, enfants, gens de tout âge et de toute condition, étaient dans les places publiques, ou aux portes et aux fenêtres, et même sur les toits pour les attendre. Les uns montraient l’un au doigt, les autres un autre. On était surpris de voir des habits étrangers et jusqu’alors inconnus, des visages terribles, et des yeux pleins de fureur.

En un mot, on trouvait que la renommée n’avait point exagéré leur caractère[11]. Surtout on avait les yeux sur Procope : « C’est celui-là, disait-on, qui, tant de lois, a mis en fuite les armées des fidèles, qui a renversé tant de villes, qui a massacré tant de milliers d’hommes ; aussi redoutable à ses propres gens qu’à ses ennemis, capitaine invincible, hardi, intrépide et infatigable. »

Ne croirait-on pas, d’après ce récit du pape Pie II, voir l’Église retranchée, comme le vieux Priam, derrière les murailles troyennes du concile, faire le dénombrement des Grecs, et s’arrêter, avec une complaisante terreur, sur Procope, comme sur l’indomptable Achille ?

Ce devait être en effet un spectacle effrayant et bizarre que celui de ces représentants du peuple, ces guerriers implacables et ces prêtres austères, sans ornements et sans luxe, escortés d’hommes farouches, de sans-culottes terribles, traversant la foule brillante et corrompue des princes et des prélats épouvantés.

Dès la première audience, le cardinal Julien leur fit un discours emphatique et caressant, pour leur faire entendre, à l’aide de toutes les métaphores à la mode dans l’éloquence religieuse officielle de ce temps-là, qu’ils n’avaient qu’à se justifier, à se faire absoudre, et à rentrer aveuglément dans le sein de la sainte mère Église, l’arche sainte, le jardin fermé, la fontaine cachetée, dont l’eau guérit à jamais de la soif… de la connaissance, apparemment, etc., etc. ; enfin, que, pourvu qu’ils reconnussent l’infaillibilité du concile, ils pouvaient compter sur leur pardon.

Ce n’était point là ce que les Bohémiens étaient venus chercher. Ils répondirent qu’ils ne méprisaient pas les conciles, mais qu’ils se fondaient avant tout sur les saintes Lettres, les Pères de l’Église, et l’Évangile, « qu’ils demandaient une audience publique à laquelle les Laïques assistassent. » Rockisane parla avec éloquence, habileté et fermeté. L’audience publique leur fut accordée.

Ils y proposèrent leurs quatre articles, à la grande surprise du concile, qui s’attendait à leur voir soutenir, outre les doctrines Calixtines, les doctrines plus hardies des Taborites et des Orphelins.

Mais, au fond, les quatre articles bien entendus et bien interprétés contenaient la formule de toutes les libertés civiles, politiques et religieuses que réclamaient toutes les sectes hussites. Le légat eût voulu forcer les députés à se compromettre davantage, et il anima, par des questions insidieuses, Procope, qui invoqua avec impatience l’autorité des Prophètes et de Jésus-Christ contre les modernes institutions de l’Église, comme des inventions du Diable et des œuvres de ténèbres.

Le candide Procope ne savait point à quels sceptiques il avait affaire, et son impétuosité fut accueillie d’un immense éclat de rire. Cette insultants hilarité resta comme un outrage ineffaçable sur le cœur des Taborites. Le légat sentit la faute du concile, et s’efforça de répondre, d’un ton conciliant que l’Église, assistée du Saint-Esprit, pouvait aller au delà de la lettre des Prophètes et de l’Évangile.

Les conférences suivantes furent employées à la défense des quatre articles ; et chacun de ces articles fut défendu trois jours ou au moins deux jours durant, par un des docteurs élus à cet effet.

Le Calixtin Rockisane démontra la nécessité de la communion sous les deux espèces ; le Taborite Nicolas, la répression des péchés publics selon la raison et la loi de Dieu ; l’orphelin Ulric, la libre prédication ; le Wickléfite Payne, la négation du droit de possession des biens séculiers et temporels par les ecclésiastiques.

Le concile nomma quatre docteurs pour leur répondre. Jean de Raguse, général des dominicains, parla pendant huit jours sur la motion de Rockisane, et comme il appliquait souvent aux Bohémiens les mots d’hérétiques et d’hérésie, Procope, perdant patience, s’en plaignit hautement.

« Cet homme, qui est notre compatriote, dit-il, nous injurie en nous traitant d’hérétiques ! — C’est parce que je suis votre compatriote de langue et de nation, répondit le dominicain, que j’ai d’autant plus de passion de vous ramener. »

Les Bohémiens irrités voulurent sortir du concile. On eut beaucoup de peine à les apaiser. Gille Chartier employa quatre jours à répondre à la seconde proposition ; Kalteisen de Constance parla trois jours contre la troisième, et Polemar trois autres jours contre la quatrième.

Les Bohémiens paraissaient fort ennuyés de l’éloquence prolixe, fleurie et creuse de leurs adversaires.

Ils les réfutèrent avec obstination. « On trouve bien les discours des docteurs catholiques dans les actes du concile de Bâle, mais je ne sais par quelle raison on n’y a point inséré ceux des docteurs de Bohême. »

Notre historien est bien bon de s’en étonner. On sait de reste, que ce fut la conduite constante de l’Église, en pareilles occasions, d’anéantir les écrits de ses adversaires, ce qui ne prouverait point qu’elle comptât sur l’infaillibilité de ses propres réfutations.

Aussi ce sera un grand et difficile travail que de reconstruire, sur des lambeaux épars et sauvés à grand’peine, les importantes doctrines d’émancipation sociale que, jusqu’au dix-huitième siècle, on a essayé de flétrir du nom désormais glorieux d’hérésies.

Le pouvoir laïque, représenté par le duc de Bavière, protecteur du concile, était plus pressé d’arriver à la paix avec les Bohémiens qu’à la victoire des dogmes catholiques.

Il représenta au concile que ces longues discussions ne servaient qu’à aigrir les esprits de part et d’autre ; et le concile, partageant ses vues politiques, fit aux Bohémiens l’étrange proposition de s’unir par avance par quelque traité, dans l’espérance que l’union faciliterait la discussion. Mais les Bohémiens étaient venus chercher l’union religieuse avant l’union politique, et ils répondirent, en bons croyants et en bons logiciens, que l’une ne pouvait être que l’effet de l’autre.

Axiome si simple et si vrai, qu’on s’étonne de voir encore aujourd’hui tant de gens demander des bouleversements politiques avant de songer à établir des doctrines religieuses et sociales. Le légat, forcé d’admettre ce principe irréfutable, retomba dans ses métaphores accoutumées, nommant le concile le creuset du Saint-Esprit, où la rouille doit être séparée de l’or et de l’argent ; et, croyant trouver un moyen d’enlacer adroitement les Hussites, en les forçant à se condamner ou à s’absoudre eux-mêmes, il les accusa de s’être montrés Wickléfites dans leurs discours, et les somma de renier ou d’adopter Jean Huss, Jérôme et Wicklef dans certains articles sur l’Eucharistie et les autres sacrements.

Il leur fit donc une série de questions délicates qu’on leur donnerait par écrit, afin qu’ils pussent répondre chacun, à chaque article, ces seuls mots, nous croyons, ou nous ne croyons pas cela. Les Bohémiens sentirent le piège ; ils voulaient s’expliquer sur toutes ces propositions prétendues hérétiques, et les discuter en les développant, en les appuyant des textes sacrés et de l’autorité de la primitive Église.

Les accepter par oui ou par non, c’était se soumettre à une condamnation formulée à priori et odieusement consacrée d’avance par les décrets du concile de Constance contre Wicklef, Jean et Jérôme. Ils répondirent que leur mandat ne les autorisait pas à discuter autre chose que leurs quatre articles ; et ils quittèrent Bâle au mois d’avril 1433, sans avoir rien conclu, mais sans avoir cédé un pouce de terrain.

Le concile courut, en quelque sorte, après eux. Trois évêques, accompagnés de huit ou dix docteurs, des députés de plusieurs prélats et communautés, diverses ambassades des princes de l’Empire, du duc de Savoie, des électeurs et des villes libres, enfin une immense et imposante députation de diplomates choisis se rendit à Prague, en apparence pour y continuer la discussion et y offrir des accommodements ; mais, dans le fait, pour les diviser, les corrompre, détacher d’eux les seigneurs catholiques qui avaient fait en politique cause commune avec eux, séduire et flatter les ambitieux, en un mot triompher par l’intrigue, à défaut de mieux. Ceci n’est point une conjecture. Leurs ordres secrets portaient ces instructions.

Les plus beaux discours furent échangés à Prague, et Rockisane ne céda pas la palme de l’éloquence aux beaux esprits du concile. Un chanoine de Magdebourg fit au nom de l’Église une allocution ampoulée à la vanité des Pragois.

« Je te revois, s’écria-t-il, ô Prague, métropole de Bohême, ville magnifique, respectable à tous les rois et à tous les princes, pendant le temps de ta paix et de ton union au Seigneur !

Ô cité de Dieu, souviens-toi de ton ancienne dignité ! Nous sommes touchés d’une tendre compassion à la vue de ton état présent ! Qu’est devenue cette ville si célèbre et qui avait à peine son égale ? Tu as été comptée parmi les plus florissantes, et tu sais, et tu vois ce que tu es à présent, etc. »

La grande vérité que le style c’est l’homme est devenue proverbiale. Dans l’éloquence de tous les diplomates ecclésiastiques romains de cette époque, on voit percer l’enflure, la ruse et la vanité.

Chez Rockisane, dont nous regrettons de ne pouvoir donner un échantillon de style, vu la nécessité de nous borner dans nos citations, on verrait aisément percer l’ambition et la personnalité. Mais chez Procope on ne trouve que force, droiture, religion et simplicité. « Cependant, répondit-il, il est arrivé un grand bien de cette guerre ! Plusieurs adversaires de nos salutaires vérités, s’étant joints à nous pour la défense de la patrie, en sont venus à les reconnaître et à les embrasser.

Les victoires que nous avons remportées y ont affermi le peuple, qui aurait été contraint de les abandonner par la violence de vos armes. Enfin, c’est cette guerre qui a obligé le concile de donner audience aux Bohémiens et de faire connaître nos saintes vérités à l’univers ! Ne vous attendez donc point à voir la fin de ces troubles que la vérité ne soit reçue d’un commun consentement. »

Nous abrégerons, malgré l’intérêt que nous présentent ces longues négociations. La ruse et l’intrigue l’emportaient. Les compliments et les promesses qui ramenèrent aisément les Catholiques rebelles, ébranlèrent peu à peu les Calixtins.

Le juste-milieu était las de la guerre, et se retranchait principalement derrière le premier article (la communion sous les deux espèces), comme sous le bouclier de son point d’honneur. Les trois autres articles, qui tendaient à débarrasser temporellement la Bohême laïque du joug ecclésiastique, subiront des modifications apparentes de part et d’autre.

Mais, dans le fait, l’adroite et artificieuse rédaction du concile de Bâle ruina le fond de ces importantes protestations, et, feignant de céder sur l’article de la communion, donna une conclusion vague et d’une exécution éventuelle. On permettait la libre prédication, à condition que les prédicateurs seraient approuvés par le pape.

On prononçait que les ecclésiastiques doivent administrer fidèlement les biens de l’Église et selon l’institution des saints Pères ; mais, en déclarant que ces biens ne pouvaient être usurpés sans sacrilège par les laïques, on faisait assez pressentir pour l’avenir une mesure analogue à ce que serait chez nous aujourd’hui la restitution des biens nationaux.

Enfin, sur l’article de la communion, tout en prononçant que l’Église a tout pouvoir sur une pareille question, et que les récentes institutions sont articles de foi comme les anciennes, « on accorde pour un temps aux Bohémiens la permission de communier sous les deux espèces, par autorité de l’Église, pourvu qu’ils se réunissent à elle, » et qu’ils croient sans examen au dogme de la présence réelle, tel qu’il est enseigné par l’Église catholique, apostolique et romaine.

Les Calixtins, influencés par Rockisane, qui songeait à ses propres affaires, comme le prouve la suite de sa vie, envoyèrent, non plus trois cents, mais seulement trois députés à Bâle, pour notifier l’acceptation de cet arrangement hypocrite. Le concile, ravi de joie, dressa ce fameux traité de paix connu dans l’histoire sous le nom de Compactata. La Bohême signait son arrêt par la main du juste-milieu.

L’Église et l’Empire allaient triompher sinon des libertés bourgeoises[12], du moins des grandes luttes et des inspirations infinies du peuple.

Mais Procope était encore debout au milieu de ses fiers Taborites ; Procope protestait contre ce lâche traité, et il fallait que Procope tombât, pour que Rome et l’Empereur pussent entrer à Prague sur le cadavre du prolétariat. Pendant le séjour de Procope à Bâle, il avait donné le commandement des Taborites à Pardus de Horka, lui recommandant de tenir ses troupes en haleine, afin d’intimider sans relâche le concile et le parti catholique.

Horka avait encore une fois ravagé la Hongrie, et pris nombre de villes et de forteresses jusqu’aux frontières de la Pologne, avec tant de rapidité que les Hongrois n’avaient pas même songé à se défendre. De leur côté, les Orphelins, chargés de cimenter l’alliance avec le roi de Pologne avaient été l’aider à réduire les Chevaliers Teutoniques.

Ils pénétrèrent en vainqueurs jusqu’à Dantzick, dont ils détruisirent le port et où ils remplirent des flacons d’eau de la mer pour porter de signe de lointaine victoire à leurs compatriotes. Après une bataille gagnée sur le grand maître des Chevaliers, ils firent prisonniers des mercenaires de Bohême, qu’il s’était attachés. Ils les traitèrent comme renégats et les jetèrent dans les flammes.

Enfin, ayant forcé l’Ordre à capituler avec le roi de Pologne, ils reçurent de ce dernier de grands honneurs et de riches présents, et vinrent joindre Procope qui brûlait de rompre le honteux traité de Bâle.

Les deux Procope assiégèrent donc Pilsen, qui, malgré la victoire des Hussites dans tout ce district, était restée catholique et fidèle à l’Empereur. Ce siége fut long et opiniâtre. De fâcheuses diversions le firent interrompre. Un gros de Taborites s’était jeté sur la Bavière, et, surpris dans une embuscade, y avait été complètement écrasé.

Les mêmes plaintes qui s’étaient élevées contre Ziska, vers la fin de sa laborieuse carrière, vinrent troubler le cœur magnanime de Procope. Dans ces moments de lutte désespérée, la foi au succès, surexcitée par l’impatience, se dévore et se détruit elle-même.

Les Taborites se trouvaient, nomme au temps des dernières conquêtes du redoutable aveugle, dans une situation effroyable. Ils voyaient les Calixtins et les Catholiques se liguer de nouveau ensemble et les abandonner. Le salut de la cause ne reposerait bientôt plus que sur eux, et ils éprouvaient cette profonde et douloureuse terreur qui s’empare du plus ardent fanatisme lui-même, quand l’heure de la guerre civile recommence à sonner.

Jusqu’alors les catholiques, fidèles au parti de Sigismond, avaient été considérés par eux comme des ennemis naturels, comme des étrangers.

Mais ces Catholiques réconciliés, mais ces Calixtins qui avaient presque toujours marché avec eux contre l’étranger, et qui avaient défendu comme eux la révolution autant que le sol national, ils s’étaient habitués à les regarder, malgré leurs fréquentes ruptures, comme des frères de race et de religion. Au moment de leur livrer un duel à mort, leurs consciences étaient bouleversées ; et, au moindre échec, transportés de rage, ils étaient prêts à accuser leurs chefs.

Procope fut soupçonné par eux, comme autrefois Ziska, de céder à des ressentiments personnels. Plusieurs opinions se partageaient les esprits. On disait que lorsque les chefs taborites étaient rassemblés à une même table, ils se jetaient les vases et les gobelets à la tête.

Procope éprouva un instant d’insurmontables dégoûts, et quitta l’armée. Les Taborites coururent après lui, et le ramenèrent vaincu par leurs instances et leurs larmes.

Les Pragois eux-mêmes, soit qu’ils ne se trouvassent pas prêts à se passer de lui, soit qu’ils voulussent le forcer à séparer sa cause de la leur, l’engagèrent à retourner au camp.

Le siége de Pilsen fut donc repris avec ardeur ; mais le concile fit passer de l’argent aux habitants, et les Calixtins (honteuse trahison) réussirent à y introduire des vivres.

Dans une sortie, les assiégés prirent sur les Orphelins un chameau qu’ils avaient pris en Presse sur les Chevaliers Teutoniques, et qu’ils promenaient avec amour-propre à travers la Bohême. Cette perte les affligea puérilement, et ils jurèrent de périr devant la ville, plutôt que de ne pas reconquérir leur étrange trophée.

Cependant Pilsen le conserva ; et, par la suite, Sigismond lui donna le chameau pour armes, au lieu du limaçon qu’elle portait auparavant.

Sur ces entrefaites, les députés de Bohême et ceux du concile arrivèrent à Prague, où l’on assembla sur-le-champ les États pour la signature du concordat.

Les Taborites, les Orphelins et les Orébites, qui formaient un parti dans cette capitale, s’y opposèrent avec indignation, accusèrent ouvertement Rockisane d’avoir vendu la patrie pour satisfaire ses desseins ambitieux, et déclarèrent le traité infâme, impie et frauduleux. Les députés du concile profitèrent de cette désunion pour animer la noblesse bohémienne contre les Taborites ; et alors fut résolu cet holocauste, abominable à Dieu, de tout le parti républicain, de toute la force, de toute la gloire, de toute la foi, de toute la vie de cette révolution, qui comptait, grâce à lui, quatorze années de triomphe sur le monde !

On vit reparaître alors les grands traîtres qui avaient traversé les dernières années de Ziska : les Rosenberg, les Maison-Neuve, et un certain Riesenberg, qui jurèrent la perte des Taborites. Ils se jetèrent sur la nouvelle ville, où commandaient les Orphelins et les Taborites, et les taillèrent en pièces. Quinze à vingt mille hommes de ce parti périrent dans cette horrible journée[13].

Procope le Petit, qui y était venu combattre le concordat, échappe à grand’peine à ce désastre, et alla rejoindre Procope le Grand devant Pilsen. Cette nouvelle releva le courage des assiégés, qui insultaient Procope du haut de leurs murailles, et lui conseillaient ironiquement d’aller secourir les siens au lieu d’attaquer les autres. C’était le jour de Saint-Stanislas, une grande fête pour toute la Bohême, et qui sembla néfaste aux Taborites.

Ils levèrent le siège précipitamment, et marchèrent sur Prague, dont ils ravagèrent les environs ; puis ils coururent à Cuttenberg, d’où Procope écrivit à ses confédérés, aux villes de son parti, à tous les corps épars d’Orphelins et d’Orébites, de venir à lui, pour mourir avec lui ou recouvrer Prague sur le parti des traîtres.

Les seigneurs de leur côté, écrivirent aux villes de leur parti que le moment était venu d’écraser le parti des exaltés et des furieux ; et les deux armées se trouvèrent en présence à quatre milles de Prague.

Procope n’avait pas résolu de compromettre toutes ses forces dans un combat si soudain. Il eût voulu aller droit à Prague, certain qu’il n’aurait qu’à se montrer pour s’en faire ouvrir les portes.

Les seigneurs le savaient bien, et étaient résolus de ne point l’y laisser arriver. Ils fondirent sur ses retranchements à l’improviste, et les enfoncèrent. C’était la première fois que les Taborites voyaient la cavalerie se faire passage au travers de leurs redoutables chariots. Ils reculèrent émus et comme frappée de la révélation de leur destinée.

Procope, à la tête de sa phalange d’élite, se jeta au milieu des ennemis et leur disputa la victoire, moins vaincu que las de vaincre, dit Ænéas Sylvius. Mais enveloppé par la cavalerie, il tomba frappé mortellement, sans qu’on ait su d’où partait le coup.

On en accusa un chef de sa propre armée, gagné par l’argent ou les promesses de l’autre parti ; ce traître lui-même s’en vanta à tort ou à raison par la suite. La corruption triomphait donc jusque sur les champs de bataille. Czapeck, chef taborite qui s’était distingué en Prusse, fit aussi défection.

Ô patriciens, chefs d’armée ou hommes d’État, c’est par vous que se font, dans l’histoire, ces hideuses transactions par lesquelles votre cause périt, en même temps que votre fortune s’élève ou se préserve. Procope le Petit tomba aussi percé de coups en se défendant vaillamment. Les traîtres prirent la fuite, et ne furent point poursuivis. Les fidèles périrent.

« Telle fut la fin de ses redoutables chefs et des Taborites jusqu’alors invincibles. Ainsi arriva ne que Sigismond avait prédit : que les Bohémiens ne pouvaient être vaincus que par les Bohémiens. »

Après la victoire, le seigneur de Maison-Neuve choisit les meilleurs et les plus aguerris parmi les prisonniers, les fidèles compagnons de Ziska et de Procope, et les ayant fait entrer dans une grange, où il leur promettait de les gracier et de les enrôler pour la guerre contre Sigismond, il mit le feu à ce bâtiment et les fit tous brûler.

Les troupes catholiques de Pilsen, qui avaient pris part à la bataille, égorgèrent leurs prisonniers, au nombre de mille. Ceux de Prague épargnèrent, dit-on, les leurs, pensant, comme Frédéric le Grand des Jésuites, qu’il était fort utile d’en garder pour la graine. Par la suite, ils eurent à se repentir de n’en avoir pas gardé davantage,

Ænéas Sylvius, en racontant ces événements, fait ainsi le portrait des victimes : « C’étaient des hommes noirs, endurcis au vent et au soleil, et nourris à la fumée des camps. Ils avaient l’aspect terrible et affreux, les yeux d’aigle, les cheveux hérissés, une longue barbe, des corps d’une hauteur prodigieuse, des membres tout velue, et la peau si dure qu’on eût dit qu’elle aurait résisté au fer comme une cuirasse. »

Ne dirait-on pas d’une race de sauvages importée en Bohême du fond de l’Océanie ? ou bien ces hommes intrépides, couchés dans le sang et dans la poussière, faisaient-ils encore peur au secrétaire intrigant de Sigismond, à l’écrivain hypocrite, athée et fanatique en même temps, à ce lâche des lâches qui fut pape sous le nom de Pie II ?

Mais si l’habitude de la guerre et le farouche exercice de ses droits les plus implacables avaient le don de transformer ainsi en bêtes immondes ces effrayants soldats de la liberté, n’est-il pas à craindre que l’évêque de fer, l’énergique Sbinko, le cardinal de Winchester et le légat Julien lui-même, avec bien d’autres prélats et saints pères du concile, n’eussent aussi l’œil d’aigle, la peau noire, velue et dure comme l’acier ?

Il y avait encore quelques Taborites retranchés à Lomnety et sur le Tabor. Ils firent une tentative pour se réunir avec leurs armes et leurs chariots ; ils voulaient lutter encore, ils juraient de venger la mort de Procope. Mais Ulric Rosenberg les intercepta, et livra un combat à ceux de Tabor, où, malgré leur petit nombre, ils se défendirent comme des lions, depuis midi jusqu’à minuit.

Ils n’étaient que trois cents, comme aux Thermopyles ! Enfin ils furent égorgés dans les ténèbres ! on entendit leurs cris d’un grand mille de Bohême. Ils protestaient, en succombant, contre la tyrannie qui s’apprêtait à les venger. Les échos de la Bohême répétèrent ce cri terrible de vallée en vallée. C’était le dernier cri de la liberté.

L’histoire de Tabor n’est pourtant pas finie. Il restait quelques prêtres et des fidèles dispersés et désespérés. Sigismond allait revenir, la main sur son cœur, la cocarde calixtine au chapeau, et la Marseillaise bohémienne sur les lèvres, en attendant qu’il relevât les forteresses de Prague et qu’il mît le concordat dans sa poche.

Mais les docteurs de la loi taborite conservaient dans leurs âmes comme un dépôt sacré la grande doctrine de l’égalité, formulée sous le symbole de la coupe.

Cette doctrine, élaborée par eux, continue une lutte religieuse et philosophique, tout aussi importante dans l’histoire de la révolution hussite que les combats et les victoires de Ziska et de Procope. Nous reverrons à Tabor même ces vieux et augustes débris de la loi aux prises avec l’éloquence fallacieuse d’un pape. Nous regrettons que l’espace nous manque ici pour transcrire ces précieux documents et d’autres, qui jettent un grand jour sur les doctrines de l’Église et de l’hérésie.

Nous y reviendrons dans un travail plus étendu et plus complet. Nous n’avons fait ici qu’extraire à la hâte, pour la commodité des lectrices, un livre difficile à lire, et un peu pâle de sentiments et d’opinions, en ne craignant pas d’y suppléer parfois, selon notre inspiration et notre conscience.

NOTES

1. Puisque le nom de Jeanne d’Arc se rencontre ici à propos des Hussites je rappellerai un fait intéressant et fort peu connu. Il existe quelques lignes écrites par Jeanne, où elle se montre émue et fort courroucée de l’hérésie de Bohème. Je voulais citer ces paroles textuellement. Un de mes amis, qui s’est donné de la peine à ce sujet, m’écrit : « J’ai vraiment du malheur pour cette introuvable lettre : on n’a jamais pu me la découvrir à la Bibliothèque, quoique j’en eusse l’indication exacte. Je suis réduit à rappeler mes souvenirs sur le sens des quelques lignes écrites par Jeanne. Elle annonce aux Hussites qu’après avoir chassé les Anglais du royaume de France, elle ira les guerroyer, s’ils ne se réunissent à la Sainte Mère Église. La lettre est du 3 mars 1430 ; elle a été publiée par le baron de Hormayr, dans l’Annuaire Historique de Munich (1834). Je suis désolé de l’inutilité de mes recherches. Il est étrange qu’à la Bibliothèque Nationale, qui devrait être un dépôt, non pas seulement européen, mais universel, on ne puisse se procurer les publications historiques de l’Allemagne. »

Ainsi Jeanne voulait guerroyer les Hussites, s’ils ne se réunissaient à la Sainte Mère Église ! L’Église catholique avait brûlé Jean et Jérôme, et Jeanne l’inspirée tenait pour cette Église ! Et bientôt cette même Église fit brûler Jeanne elle-même comme hérétique et comme sorcière !

Quelle conclusion le scepticisme prétendait-il tirer de là ? Jean et Jérôme, les brûlés de Constance, étaient divinement inspirés ; Jeanne, la brûlée de Rouen, l’était aussi. Et il est beau que Jeanne, qui ne pouvait connaître les faits qui se passaient en Bohème, ait tenu pour la Sainte Mère Église, c’est-à-dire pour la communion universelle du genre humain.

Elle ne se trompait pas dans son sentiment ; elle se trompait seulement en ayant la bonne foi de prendre l’Église catholique, épiscopale ou papale, pour ce qu’elle se donnait. Qui ne sent dans son cœur que si Jeanne eût vu le jour en Bohème, elle aurait été une de ces intrépides femmes de Tabor qui mouraient pour leur foi en Dieu et en l’Humanité ?

2. Boczko Podiebradski. Ce seigneur de Podiebrad était Hussite, et prit vaillamment parti contre l’armée allemande. Mais il eut bientôt après à se défendre contre les Taborites. Il avait fait des prisonniers sur eux, et ne voulait pas les rendre. Ils allèrent attaquer sa citadelle de Podiebrad, défendue par une forte garnison. Ils y perdirent huit cents hommes dès le premier assaut. On rapporte qu’il n’y avait pas de seigneur en Bohême qui fût pourvu d’une meilleure artillerie et de plus habiles bombardiers. Les Taborites se réfugièrent dans une ville voisine. Podiebrad, à son tour, alla les assiéger.

Mais ayant attaqué la place avec trop de confiance, il y fut tué. Nous mentionnons ces faits, parce que c’est de cette maison que sortit le roi George, qui gouverna la Bohême trente ans plus tard. Il était neveu de ce Boczko de Podiebrad.

3. Jacques Lenfant. Histoire de la guerre des Hussites et du concile de Bâle.

4. Ville royale de Bohême sur la Mise, dans le district de Podwester.

5. Qui fut député au concile de Bâle, et dont Ænéas Sylvius dit « qu’il était moins célèbre par sa noblesse que par le pillage des églises. » Il fut accusé plus tard d’avoir abandonné et même assassiné Procope dans la bataille où celui-ci périt.

6. C’était un nom tiré de celui de son village natal, Hussinciz.

7. Jacques Lenfant.

8. Les quatre articles sont énoncés ici plus clairement qu’ailleurs et résument fort bien les libertés que réclamait la Bohême ; liberté du culte, liberté de conscience, liberté politique, liberté civile.

9. C’est le rhéteur Æneas Sylvius (Hist. Bohem., c. 48) qui prête ce discours au cardinal. Il prétend que cette harangue ne fit nulle impression sur le soldat épouvanté.

10. Outre les progrès du Hussitisme, une nouvelle secte venait de paraître en Moravie sous le nom de médiocres.

« Ils soutenaient qu’il ne fallait donner aux seigneurs que le revenu de leurs terres, que les sujets ne devaient point porter d’autres charges, et qu’on n’avait aucun droit de les y contraindre.

Ils s’étaient réunis jusqu’à quatre mille, renforcés pas les paysans, qui se plaignaient des charges, des corvées et des contributions que leurs maîtres exigeaient d’eux. » Ils commencèrent une Jacquerie sur les terres des gentilshommes. L’archiduc les dispersa, et en extermina plusieurs. « Les autres se retirèrent dans les bois ou dans certaines villes qui leur étaient favorables. »

11. C’était un proverbe en Allemagne que dans un seul soldat bohémien y avait cent démons. (Balbin.)

12. Il semble qu’il y ait ici contradiction. Mais si nous tracions la suite de cette histoire après la restauration de Sigismond, on verrait que les Calixtins ouvrirent bientôt les yeux sur la faute qu’ils avaient faite, et qu’ils luttèrent longtemps avec succès pour la réparer. Le règne du Calixtin George Podiebrad est un triomphe assez grand de la bourgeoisie.

13. 6 mai 1434.

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