Le moyen le plus simple de saisir la démarche de Georges Sorel, c’est de voir la différence entre sa conception de la démocratie bourgeoise et celle de la social-démocratie. Cette dernière considère que le socialisme est un mouvement démocratique de l’époque du prolétariat ; la bataille pour la démocratie est la substance de celle pour le socialisme, le mode de production capitaliste étant en opposition fondamentale avec le communisme.
Or, bien entendu, il y a eu des courants pour réviser cela et remplacer le socialisme par une bataille pour la démocratie dans sa forme bourgeoise. C’est en France que ces courants ont été immédiatement les plus puissants, avec notamment la figure de Jean Jaurès.
Georges Sorel dénonce alors la social-démocratie réformiste, la démocratie bourgeoise, et finalement la démocratie tout court, car elle est une valeur propre à la social-démocratie comme à la bourgeoisie, et lui rejette les deux.
C’est ce qui l’amène à un discours violemment anti-démocratique, qui l’amènera entre autres à collaborer à des revues conservatrices, tout en se voulant un partisan du syndicalisme révolutionnaire.
Voici l’un des violentes charges anti-démocratiques propres à Georges Sorel, qu’on trouve ici dans ses Réflexions sur la violence :
« Dès qu’on s’occupe d’élections, il faut subir certaines conditions générales qui s’imposent, d’une manière inéluctable, à tous les partis, dans tous les pays et dans toits les temps.
Quand on est convaincu que l’avenir du monde dépend de prospectus électoraux, de compromis conclus entre gens influents et de ventes de faveurs, on ne peut avoir grand souci des contraintes morales qui empêcheraient l’homme d’aller là où se manifeste son plus clair intérêt.
L’expérience montre que dans tous les pays où la démocratie peut développer librement sa nature, s’étale la corruption la plus scandaleuse, sans que personne juge utile de dissimuler ses coquineries : le Tammany-Hall de New York [base du parti démocrate à New York et bastion du clientélisme et de la corruption] a toujours été cité comme le type le plus parfait de la vie démocratique et dans la plupart de nos grandes villes on trouve des politiciens qui ne demanderaient qu’à suivre les traces de leurs confrères d’Amérique (…).
La démocratie électorale ressemble beaucoup au monde de la Bourse; dans un cas comme dans l’autre il faut opérer sur la naïveté des masses, acheter le concours de la grande presse, et aider le hasard par une infinité de ruses ; il n’y a pas grande différence entre un financier qui introduit sur le marché des affaires retentissantes qui sombreront dans quelques années, et le politicien qui promet à ses concitoyens une infinité de réformes qu’il ne sait comment faire aboutir et qui se traduiront seulement par un amoncellement de papiers parlementaires.
Les uns et les autres n’entendent rien à la production et ils s’arrangent cependant pour s’imposer à elle, la mal diriger et l’exploiter sans la moindre vergogne : ils sont éblouis par les merveilles de l’industrie moderne et ils estiment, les uns et les autres, que le monde regorge assez de richesses pour qu’on puisse le voler largement, sans trop faire crier les producteurs ; tondre le contribuable sans qu’il se révolte, voilà tout l’art du grand homme d’État et du grand financier.
Démocrates et gens d’affaires ont une science toute particulière pour faire approuver leurs filouteries par des assemblées délibérantes ; le régime parlementaire est aussi truqué que les réunions d’actionnaires.
C’est probablement en raison des affinités psychologiques profondes résultant de ces manières d’opérer, que les uns et les autres s’entendent si parfaitement : la démocratie est le pays de Cocagne rêvé par les financiers sans scrupules. »
Il y a ici beaucoup de conceptions qui se mélangent. A la dénonciation de la corruption s’ajoute le rejet violent d’un parti politique organisé et s’affirmant l’avant-garde. Pour Georges Sorel, un tel parti ne peut être constitué que d’intellectuels qui font office de parasite dans le rapport prolétariat-bourgeoisie.
A la critique de la corruption s’associe un anarchisme petit-bourgeois viscéral, typique du proudhonisme. Georges Sorel se définira d’ailleurs à la fin de sa vie comme un « vieillard qui s’obstine à demeurer comme l’avait fait Proudhon un serviteur désintéressé du prolétariat ».
Toute avant-garde ne pourrait ici, par essence même, n’avoir qu’une nature manipulatrice, parasitaire. Penser, ce serait vouloir se servir d’autres, ce serait viser à manipuler. Dans ses Matériaux d’une théorie du prolétariat, Georges Sorel exprime de la manière suivante ce qui est, en fait, une peur viscérale, classiquement petite-bourgeoise, de l’Etat :
« La véritable vocation des Intellectuels est l’exploitation de la politique ; le rôle de politicien est fort analogue à celui de courtisan, et il ne demande pas d’aptitude industrielle.
Il ne faut pas leur parler de supprimer les formes traditionnelles de l’Etat ; c’est en quoi leur idéal, si révolutionnaire qu’il puisse paraître aux bonnes gens, est réactionnaire. Ils veulent persuader aux ouvriers que leur intérêt est de les porter au pouvoir et d’accepter la hiérarchie des capacités qui met les travailleurs sous la direction des hommes politiques. »
Mais, alors, quelle force opposer à la politique? Le syndicat, anti-politique, par définition révolutionnaire, car avançant nécessairement, mettant en même de temps de côté l’idéologie, comme il est expliqué ici dans L’avenir socialiste des syndicats :
« En France, ils [les intellectuels] prétendent que leur vraie place est dans le Parlement et que le pouvoir dictatorial leur reviendrait de plein droit en cas de succès. C’est contre cette dictature représentative du prolétariat que protestent les syndicaux. »