Pour élaborer sa théorie de la violence, ou plus précisément du combattant, Georges Sorel en appelle à Nietzsche. Ce philosophe allemand a formulé, en effet, une conception de la réalité consistant en une bataille pour l’affirmation de sa propre puissance. Une fois qu’on y est parvenu, on est soi-même balayé par une nouvelle puissance, et cela à l’infini, dans un éternel retour.
On a vu que Georges Sorel ne raisonne pas en termes de classe, mais de forces historiques aux intérêts divergents. C’est donc une puissance et elle doit se réaliser. Le moyen pour cela est l’écrasement dans la violence, car c’est l’expression libre de ces forces.
Georges Sorel aborde la question de la manière suivante dans les Réflexions sur la violence :
« On sait avec quelle force Nietzsche a vanté les valeurs construites par les maîtres, par une haute classe de guerriers qui, dans leurs expéditions, jouissent pleinement de l’affranchissement de toute contrainte sociale, retournent à la simplicité de la conscience du fauve, redeviennent des monstres triomphants qui rappellent toujours « la superbe brute blonde rôdant, en quête de proie et de carnage », chez lesquels « un fond de bestialité cachée a besoin, de temps en temps, d’un exutoire ».
Pour bien comprendre cette thèse, il ne faut pas trop s’attacher à des formules qui ont été parfois exagérées à dessein, mais aux faits historiques; l’auteur nous apprend qu’il a en vue «l’aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, les héros homériques, les vikings scandinaves ».
C’est surtout aux héros homériques qu’il faut penser pour comprendre ce que Nietzsche a voulu expliquer à ses contemporains. »
Il est donc nécessaire, pour Georges Sorel, de procéder à l’héroïsation de l’individu pour qu’il soit prêt à la bataille. Il ne faut pas des cadres se sacrifiant pour le Parti, mais des individus affrontant la réalité pour eux-mêmes, dans le syndicat.
C’est une vision petite-bourgeoise et d’ailleurs voici le cadre dont parle Georges Sorel :
« Le problème que nous allons maintenant chercher à résoudre est le plus difficile de tous ceux que puisse aborder l’écrivain socialiste ; nous allons nous demander comment il est possible de concevoir le passage des hommes d’aujourd’hui à l’état de producteurs libres travaillant dans un atelier débarrassé de maîtres.
Il faut bien préciser la question ; nous ne la posons point pour le monde devenu socialiste, mais seulement pour notre temps et pour la préparation du passage d’un monde à l’autre ; si nous ne faisions pas cette limitation, nous tomberions dans l’utopie. »
Il est bien parlé d’atelier et de producteurs, c’est-à-dire d’individus dans le cadre de la petite production. La réalité post-révolutionnaire n’est pas analysée, car il ne serait pas possible d’en parler : là aussi on découvre la vision du monde petite-bourgeoise qui ne veut surtout pas planifier, cherchant simplement, en réalité, à faire reculer la bourgeoisie pour maintenir son existence.
C’est cette approche qui permet à Georges Sorel d’aboutir à la mentalité du soldat – ce qui est tout à fait conforme à l’idéal fasciste qui s’affirmera par la suite, Benito Mussolini saluant Georges Sorel qu’il a lu alors qu’il était encore un socialiste réfléchissant sur les syndicats, juste avant de fonder le mouvement fasciste en Italie. C’est l’idéal du légionnaire.
Dans les Réflexions sur la violence, on lit donc :
« On arrive à un résultat satisfaisant en partant des très curieuses analogies qui existent entre les qualités les plus remarquables des soldats qui firent les guerres de la Liberté, celles qu’engendre la propagande faite en faveur de la grève générale et celles que l’on doit réclamer d’un travailleur libre dans une société hautement progressive.
Je crois que ces analogies constituent une preuve nouvelle (et peut-être décisive) en faveur du syndicalisme révolutionnaire.
Pendant les guerres de la Liberté, chaque soldat se considérait comme étant un personnage ayant à faire quelque chose de très important dans la bataille, au lieu de se regarder comme étant seulement une pièce dans un mécanisme militaire confié à la direction souveraine d’un maître.
Dans la littérature de ces temps, on est frappé de voir opposer constamment les hommes libres des armées républicaines aux automates des armées royales ; ce n’étaient point des figures de rhétorique que maniaient les écrivains français ; j’ai pu me convaincre, par une étude approfondie et personnelle d’une guerre de ce temps, que ces termes correspondaient parfaitement aux véritables sentiments du soldat.
Les batailles ne pouvaient donc plus être assimilées à des jeux d’échec dans lesquels l’homme est comparable à un pion; elles devenaient des accumulations d’exploits héroïques, accomplis par des individus qui puisaient dans leur enthousiasme les motifs de leur conduite. »
Cela aboutit à la conception de la révolution comme soulèvement individualiste ; ce serait une exaltation de l’individualité de la vie du producteur. C’est la conception du guerrier, du combattant, hors de toute fusion collective, de ligne idéologique, d’organisation et de planification.
Georges Sorel est le théoricien d’une nouvelle forme d’intervention sociale, se fondant sur une mentalité de combattant affrontant la réalité afin de s’affirmer, sans que le contenu, ni l’objectif ne soient ce qui compte.
On lit, dans les Réflexions sur la violence, un justificatif de cela, sur la base de l’efficacité du pragmatisme :
« Jusqu’au moment où parut Napoléon, la guerre n’eut point le caractère scientifique que les théoriciens ultérieurs de la stratégie ont cru parfois devoir lui attribuer ; trompés par l’analogie qu’ils trouvaient entre les triomphes des armées révolutionnaires et ceux des armées napoléoniennes, les historiens ont imaginé que les généraux antérieurs à Napoléon avaient fait de grands plans de campagne : de tels plans n’ont pas existé ou n’ont eu qu’une influence infiniment faible sur la marche des opérations.
Les meilleurs officiers de ce temps se rendaient compte que leur talent consistait à fournir à leurs troupes les moyens matériels de manifester leur élan ; la victoire était assurée chaque fois que les soldats pouvaient donner libre carrière à tout leur entrain, sans être entravés par la mauvaise administration des subsistances et par la sottise des Représentants du peuple s’improvisant stratèges.
Sur le champ de bataille, les chefs donnaient l’exemple du courage le plus audacieux et n’étaient que des premiers combattants, comme de vrais rois homériques : c’est ce qui explique le grand prestige qu’acquirent immédiatement sur de jeunes troupes, tant de sous-officiers de l’Ancien Régime que l’acclamation unanime des soldats porta aux premiers rangs, au début de la guerre.
Si l’on voulait trouver, dans ces premières armées, ce qui tenait lieu de l’idée postérieure d’une discipline, on pourrait dire que le soldat était convaincu que la moindre défaillance du moindre des troupiers pouvait compromettre le succès de l’ensemble et la vie de tous ses camarades – et que le soldat agissait en conséquence.
Cela suppose qu’on ne tient nul compte des valeurs relatives des facteurs de la victoire, en sorte que toutes choses sont considérées sous un point de vue qualitatif et individualiste.
On est, en effet, prodigieusement frappé des caractères individualistes que l’on rencontre dans ces armées et on ne trouve rien qui ressemble à l’obéissance dont parlent nos auteurs actuels. Il n’est donc pas du tout inexact de dire que les incroyables victoires françaises furent alors dues à des baïonnettes intelligentes.
Le même esprit se retrouve dans les groupes ouvriers qui sont passionnés pour la grève générale ; ces groupes se représentent, en effet, la révolution comme un immense soulèvement qu’on peut encore qualifier d’individualiste : chacun marchant avec le plus d’ardeur possible, opérant pour son compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa conduite à un grand plan d’ensemble savamment combiné.
Ce caractère de la grève générale prolétarienne a été, maintes fois, signalé et il n’est pas sans effrayer des politiciens avides qui comprennent parfaitement qu’une révolution menée de cette manière supprimerait toute chance pour eux de s’emparer du gouvernement.
Jaurès, que personne ne songera à ne pas classer parmi les gens les plus avisés qui soient, a très bien reconnu le danger qui le menace; il accuse les partisans de la grève générale de morceler la vie et d’aller ainsi contre la révolution.
Ce charabia doit se traduire ainsi : les syndicalistes révolutionnaires veulent exalter l’individualité de la vie du producteur ; ils vont donc contre les intérêts des politiciens, qui voudraient diriger la révolution de manière à transmettre le pouvoir à une nouvelle minorité; ils sapent les bases de l’État.
Nous sommes parfaitement d’accord sur tout cela ; et c’est justement ce caractère (effrayant pour les socialistes parlementaires, financiers et idéologues) qui donne une portée morale si extraordinaire à la notion de la grève générale.
On accuse les partisans de la grève générale d’avoir des tendances anarchistes ; on observe, en effet, que les anarchistes sont entrés en grand nombre dans les syndicats depuis quelques années et qu’ils ont beaucoup travaillé à développer des tendances favorables à la grève générale.
Ce mouvement s’explique de lui-même, en se reportant aux explications précé- dentes ; car la grève générale, tout comme les guerres de la Liberté, est la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans des masses soulevées. Il me semble, au surplus, que les socialistes officiels feraient aussi bien de ne pas tant insister sur ce point; car ils s’exposent ainsi à provoquer des réflexions qui ne seraient pas à leur avantage.
On serait amené, en effet, à se demander si nos socialistes officiels, avec leur passion pour la discipline et leur confiance infinie dans le génie des chefs, ne sont pas les plus authentiques héritiers des armées royales, tandis que les anarchistes et les partisans de la grève générale représenteraient aujourd’hui l’esprit des guerriers révolutionnaires qui rossèrent, si copieusement et contre toutes les règles de l’art, les belles armées de la coalition.
Je comprends que les socialistes homologués, contrôlés et dûment patentés par les administrateurs de l’Humanité aient peu de goût pour les héros de Fleurus, qui étaient fort mal habillés et qui auraient fait mauvaise figure dans les salons des grands financiers; mais tout le monde ne subordonne pas sa pensée aux convenances des commanditaires de Jaurès. »
On a ici toutes les bases de la mentalité fasciste.