Le positionnement de Georges Sorel n’est permis que pour une seule raison : il nie l’existence de lois historiques. On est dans le même schéma que chez Nietzsche, avec une loi immanente et l’absence de confrontation aux modes de production. Chez Georges Sorel, on raisonne en termes de situation.
Voilà pourquoi également Georges Sorel réfute catégoriquement toute élaboration d’un programme pour le socialisme, tout cela relevant à ses yeux d’un décor scolastique, comme il en accuse Karl Kautsky.
Cependant, s’il n’y a donc ici pas de loi historique, de mode de production, alors qu’est-ce que le socialisme, selon Georges Sorel ? Là aussi, le rapprochement avec le fascisme qui va naître en Italie est évident.
Georges Sorel admet que le socialisme vient de la classe ouvrière, mais ce n’est qu’une idée, la meilleure des idées, qui est à ce titre reprise par les classes sociales dans leur ensemble :
« Sans doute, le mouvement socialiste ne consiste pas seulement dans « le mouvement des ouvriers organisés pour la résistance, devenant, chemin faisant, un mouvement politique » (p. 35). Je reconnais, avec l’auteur, qu’il s’étend, aujourd’hui, sur toute la société, qu’il revêt des allures prodigieusement variées ; – mais je maintiens que si ce mouvement est socialiste, c’est parce que les conditions actuelles sont telles que tous ses adhérents ne peuvent rien sans la classe ouvrière (évoluant suivant le schéma donné par Marx) et qu’ils ont le sentiment de la position du vrai moteur social moderne.
C’est en cela que consiste l’unification des classes, que M. Merlino croit découvrir ; il y a non pas unification, mais passage de l’Esprit à la classe ouvrière.
Il y a un mouvement à direction bien déterminée ; les classes ne sont plus des choses mélangées, abandonnées à leurs mouvements naturels ; elles sont dominées par les énergies qui se développent dans une classe en nouvelle formation.
C’est celle-ci qui donne à la civilisation naissante les qualités qui vont la caractériser et que l’on ramènera au principe socialiste.
Elle réagit sur toute la structure sociale, mais elle n’en supprime pas, nécessairement, la variété : autre chose est de dire qu’une force est prépondérante, autre chose est de dire qu’elle existe seule : c’est cette simplification que l’on fait quand on réduit la société à deux classes.
Cette simplification, – commode pour faire comprendre théoriquement la lutte des classes, – nous empêche de voir les vrais mouvements et nous cache l’histoire dans laquelle nous vivons. »
On a ici un élément essentiel de pourquoi Georges Sorel amène à la formation de l’idéologie de la « révolution fasciste ». Tout d’abord, il nie la dialectique et la contradiction de deux classes : la révolution oppose deux camps seulement, pas deux opposés dialectiques.
Ensuite, la classe ouvrière transporterait l’Esprit de la révolution. C’est un vecteur, un outil. La classe ouvrière ne fait que porter l’idée.
Rien n’empêchera alors de faire de l’avant-garde une force entièrement séparée de la classe ouvrière et apportant une idée transmise par celle-là, du moins en apparence : cela sera ce que prétendra la « révolution fasciste », nationale-socialiste.
Mais en quoi consisterait justement la révolution, s’il n’y a plus deux camps ? Non pas, donc, en le pouvoir de l’un des deux camps ayant renversé l’autre, mais en le triomphe d’une « pression » :
« Il y a là une question qui mériterait d’être étudiée de près ; il me paraît certain que Marx n’a pas compris la dictature du prolétariat dans le sens d’une administration effective de la masse, mais dans le sens d’une pression si énergique et si tenace du prolétariat sur les pouvoirs – constitués en période révolutionnaire d’une manière toujours faible, incapables de s’organiser automatiquement – que les aspirations des classes ouvrières puissent se faire jour et l’essence du socialisme se réaliser. »
C’est là encore une vision petite-bourgeoise. Et comment alors interpréter le sens de ces pressions ? C’est là que Georges Sorel interprète Karl Marx comme une sorte de théoricien du syndicalisme révolutionnaire, où la science n’est ce qui ressort de l’action, du combat :
« Suivant le principe de Marx, la science doit sortir de l’action, le mouvement de la pensée exprimer le mouvement réel. »
Georges Sorel admet lui-même que, de toutes façons, Marx reste pour lui incompréhensible et que par conséquent il ne faut pas « trop chercher » non plus :
« Plus on va, plus on se débarrasse de tout le bagage aprioristique, légué par le passé.
Ce qui est spécifiquement la conception marxiste me semble assez large pour pouvoir contenir les nouvelles théories à élaborer ; mais il est évident qu’il ne faut pas aborder ces difficultés avec un esprit théologique ; il faut s’inspirer de l’esprit plutôt que des textes.
[En note à cet endroit] Cela est d’autant plus nécessaire que les textes de MARX sont, très souvent, d’une interprétation difficile : rien ne ressemble tant à la Philosophie de la nature de HEGEL que le Capital.
Marx a créé une terminologie ou plutôt plusieurs (la huitième section du premier volume du Capital diffère très sensiblement des autres) ; – les mots sont tantôt employés dans un sens technique étroit, tantôt comme signes collectifs, tantôt dans un sens symbolique, tantôt dans le sens vulgaire ; – des formules abstraites sont souvent présentées sans préparation ; -les formules symboliques ne sont pas rares ; – enfin il existe des différences assez notables entre l’édition française et la dernière édition publiée par Engels : – la traduction française n’est pas toujours sûre parce que notre langue se prête fort mal à représenter des abstractions d’une manière vivante, comme cherche souvent à faire Marx à l’exemple de Hegel.
Il serait à désirer qu’on publiât, à l’usage des lecteurs français, un fascicule contenant les variantes. Fin de la note]
M. Andler voit dans les recherches des marxistes actuels « les variations d’une orthodoxie sur son déclin » et les preuves de la décomposition du marxisme. Le tout serait, peut- être, de s’entendre sur le sens des termes : car la vitalité d’une doctrine scientifique se mesure moins à la fidélité à des formules qu’à la hardiesse et à l’indépendance des disciples. »
Au-delà de l’erreur théorique, il y a pire : Georges Sorel considère qu’il a le droit de s’inspirer, d’interpréter comme bon lui semble. C’est là typiquement petit-bourgeois et ce style va être précisément celui du fascisme.