Le mysticisme a besoin d’un Dieu et chez Hegel, cela va être l’infini. Il devait immanquablement en arriver là, pour compenser l’absence de matière. Ce qu’est la matière pour le matérialisme dialectique consiste en l’infini pour la logique dialectique hégélienne, là est la différence entre le matérialisme marxiste et l’idéalisme hégélien.
De fait, si Hegel pose la question du rapport entre le fini et l’infini de manière productive, il va immanquablement buter sur la question de la réalité. Celle-ci est constituée de l’un et du multiple, c’est-à-dire que la réalité est une, mais qu’il y a plusieurs choses qui y existent.
Le matérialisme dialectique établit un rapport dialectique entre l’un et le multiple, car il pose le caractère unique de l’univers, qui de par le caractère infini de sa nature – la matière – connaît la multiplicité comme expression de l’auto-mouvement.
Hegel est incapable d’en arriver là, car il n’attribue pas à la matière le mouvement lui-même ; il pose la dialectique comme logique du processus. Aussi est-il condamné à errer dans des réflexions sur le « un », sur l’attraction et la répulsion des « uns », c’est-à-dire des unités. Hegel, en penseur bourgeois des Lumières, ne dépasse pas la vision du monde où tout est élément séparé, unique.
En même temps, il voit bien qu’il est alors impossible de maintenir un cadre général. Il constate bien que le un de Spinoza, qui est l’univers, la Nature, mais conçu comme fixé et unifié de manière ossifiée, ne permet pas le mouvement, que le un est ici séparé radicalement de toute multiplicité, même si, en même temps, il est ce multiple de parce qu’il forme une ensemble général.
Cependant, ne parvenant à comprendre le principe d’un univers total et en même temps en mouvement complet – comme le fait le matérialisme dialectique – si Hegel veut préserver le mouvement à tout prix et obtenir un semblant de réalité, il est obligé pour cela de multiplier les uns à l’infini, cet infini devenant réalité, totalité.
Et pour justifier que cet infini soit bien une totalité, Hegel pose que les « uns » ne sont pas des uns, mais des unités formelles, c’est-à-dire des quantités qui vont connaître un saut qualitatif. Il n’y aurait donc plus des uns partout formant le multiple, mais des unités partout, des totalités partout qui vont connaître tous des évolutions ; il n’y a donc pas une infinité de choses, d’uns, mais des phénomènes marqués tous par une unité.
La totalité n’est plus la totalité des uns, mais chaque un devient une totalité, parce que la logique dialectique y fonctionne comme dans tout phénomène. C’est le principe hégélien de la dialectique comme mode d’existence, comme logique.
Ce faisant, un problème émerge forcément. En effet, pourquoi ces unités seraient-elles, finalement différentes des « uns » de type mathématique ? Dans les nombres, une unité peut en remplacer une autre, 5, c’est cinq « un » qu’on peut remplacer l’un par l’autre. En quoi cela serait-il différent pour les unités de Hegel, si finalement toutes ces unités obéissent à la même logique dialectique dans leur processus interne ?
Or, en admettant cela, on perdrait forcément le principe de la qualité, puisque chaque un équivaut à un autre, il n’y aurait donc plus de différence, mais seulement une infinité d’unités toutes identiques, ce qui d’ailleurs justifierait que chacune soit totalité.
Pour s’en sortir, il ne restait alors pour Hegel que la possibilité de « fixer » son approche en prenant comme axe l’infini. Chez Hegel, qualité et infini se superposent, s’assimilent ; en fait c’est une seule et même chose, une seule et même modalité, et c’est en quelque sorte le démiurge de l’univers.
Hegel résume cela de la manière suivante :
L’infini, qui n’a dans le progrès infini que la signification vide d’un non-être, d’un au-delà non atteint mais recherché, n’est dans les faits rien d’autre que la qualité.
L’infini en soi n’est rien, il n’est qu’un horizon toujours repoussé. Par la qualité, il y a par contre le saut au-delà d’une frontière. Le fait de dépasser toujours les frontières donne son sens alors à l’infini, qui sinon serait une simple abstraction.
Le sens du monde devient alors l’infini, par l’intermédiaire de la qualité. C’est la conséquence inévitable de son idéalisme ; en se tournant vers le concret, mais pas la matière, Hegel se coupe du matérialisme et se limite à la logique du processus en tant que tel. Sa philosophie consiste en une science de la logique.
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