Il faut bien comprendre que si Ibrahim Kaypakkaya s’est tourné vers les campagnes, c’est parce que sa grille de lecture lui amène à considérer cela comme une orientation historiquement nécessaire.
En fait, à la base même, il rejette les lignes du mouvement étudiant ayant émergé au début des années 1970 et se considérant comme la « suite » révolutionnaire de la Turquie de Mustafa Kemal, dont les guérillas de la THKO et du THKP-C sont les expressions les plus notables.
Comme il le formule dans sa Critique générale du TIIKP :
« Nous devons tracer une ligne forte et aiguë entre le putschisme bourgeois et la « lutte active » des masses. »
Que dit Ibrahim Kaypakkaya ? Que la Turquie de Mustafa Kemal n’a pas instauré, après l’effondrement de l’empire ottoman, une république par en haut, au moyen d’officiers, d’intellectuels et de grands bourgeois « progressistes », comme le prétendent les révisionnistes du TKP, l’URSS et la majorité du mouvement étudiant révolutionnaire.
Il n’y a pas eu d’indépendance nationale avec une bourgeoisie prenant le pouvoir en étant instauré en haut par l’État, puis ensuite en raison de la faiblesse économique du pays un assujettissement à l’impérialisme américain.
En réalité, le kémalisme qui a remplacé en Turquie le régime de l’empire ottoman a consisté en la prise du pouvoir par la bourgeoisie commerçante en alliance avec les grands propriétaires terriens, en étroite relation avec les forces féodales.
Dans son analyse du kémalisme, Ibrahim Kaypakkaya présente comme suit les forces en présence. Il faut bien remarquer qu’Ibrahim Kaypakkaya souligne qu’il n’y a que deux camps majeurs, tout en mentionnant une troisième force.
Cela est très important, car celle-ci, d’orientation islamiste, va au fur et à mesure prendre le dessus à partir des années 1990. Au moment où Ibrahim Kaypakkaya analyse le pays, la configuration était autre.
« Après la guerre d’indépendance, deux camps politiques se sont formés parmi les classes dirigeantes (la grande bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens).
Le premier camp s’est formé sur la base de la nouvelle bourgeoisie turque, qui s’est dilatée avec le temps et a continué de développer sa coopération avec l’impérialisme, une partie de la bourgeoisie compradore de la « Ittihat ve Teraki » et la couche supérieure et privilégiée des fonctionnaires et des intellectuels.
[Le Ittihat ve Teraki est le Comité union et progrès, base du mouvement dit jeune-turc prônant la modernisation et la turquification à marche forcée au sein de l’empire ottoman ; il donna effectivement le ton dans le pays de 1908 à 1918, étant notamment à l’origine du génocide arménien.]
Le second camp consistait en une autre partie de l’ancienne bourgeoisie compradore non encore totalement liquidée, une autre partie des féodaux et des grands propriétaires terriens, des usuriers et des marchands en gros spéculateurs, ainsi que des membres de la Cour, du clergé, et des restes de la haute bureaucratie.
La bourgeoisie moyenne à caractère national se plaça du côté du premier de ces camps, dans le [parti] le CHP [Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple] et du côté du gouvernement comme force secondaire.
Lorsque les membres du second camp ont eu la possibilité de s’organiser, se sont organisés la Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası [TCP, Parti républicain progressiste, interdit en 1925] et la Serbest Cumhuriyet Fırkası [SCF, Parti républicain libéral, interdit en 1930] ; tant qu’elle n’avait pas cette possibilité, elle s’était nichée dans le CHP [de facto le parti unique].
Dans le second camp, il y avait également des partisans du califat et des éléments loyaux à la monarchie (la vieille bureaucratie féodale, des restes de la haute bureaucratie, des religieux, et.). Mais ils ne furent pas ni là ni après des éléments prédominants dans le camp politique auquel ils appartinrent. Ceux-ci consistaient en la grande bourgeoisie compradore avec une partie des grands propriétaires terriens, des usuriers, des marchands en gros spéculateurs, etc.
Ces mêmes éléments loyaux à la monarchie se sont placés comme force secondaire dans le DP [Demokrat Parti, Parti démocrate] et l’AP [Adalet Partisi, Parti de la justice]. Il est connu qu’ils fondèrent par la suite le MNP [Millî Nizam Partisi, Parti de l’ordre national].
Cela signifie que le conflit entre les deux camps dominants se plaçaient fondamentalement sur la base de la république, et comme une lutte de pouvoir entre la grande bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens, pas entre ceux qui voulaient en revenir au sultanat et à la monarchie et la bourgeoisie républicaine, pas entre la révolution et la contre-révolution.
Cette phase [de la monarchie] appartenait enfin au passé. »
Partant de là, le régime est réactionnaire à la base. La République de Turquie a un régime qui s’est mis en place non pas sur la base d’une révolution, mais a été créé afin de combler le vide institutionnel conformément aux intérêts des couches sociales ayant le dessus dans le rapport de force alors.
Ibrahim Kaypakkaya rappelle ici l’analyse de Staline faite à l’Université Sun Yat-sen de Moscou en 1927 :
« Une révolution kémaliste n’est possible que dans des pays comme la Turquie, la Perse ou l’Afghanistan, où il n’y a pas de prolétariat industriel, ou pratiquement pas, et où il n’y a pas de révolution agraire-paysanne puissante.
Une révolution kémaliste est une révolution de la couche supérieure, une révolution de la bourgeoisie marchande nationale, née d’une lutte contre les impérialistes étrangers, et dont le développement ultérieur est essentiellement dirigé contre les paysans et les ouvriers, contre la possibilité même d’une révolution agraire.
Une révolution kémaliste est impossible en Chine car : a) il y a en Chine un certain minimum de prolétariat industriel militant et actif, qui jouit d’un énorme prestige parmi les paysans ; b) il y a dans ce pays une révolution agraire développée qui, dans sa progression, balaie les survivances du féodalisme. »
On en a la preuve avec le fait que le régime turc dirigé par Mustafa Kemal, a immédiatement entretenu de bons rapports avec des pays impérialistes comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France. Le Parti Communiste a, en accord avec cela, été réprimé et interdit dès sa fondation en 1920, puis autorisé en 1921 et réinterdit en 1925 ; le dirigeant communiste historique Mustafa Suphi fut assassiné en janvier 1921.
C’est cette substance du régime qui explique la violence effectuée contre les minorités, que ce soit pour s’approprier leurs biens, leur capital, voire pour les éliminer. Les Arméniens, les Grecs et les Kurdes ont été des cibles immédiates, alors le chauvinisme turc a été systématisé à tous les niveaux du régime.
On trouve à l’arrière-plan le rôle essentiel de l’armée ; Ibrahim Kaypakkaya, dans son analyse du kémalisme, définit pour cette raison les choses ainsi :
« La dictature kémaliste est en réalité une dictature militaire. »
Le nouveau régime correspond ainsi simplement aux intérêts nouveaux des couches dominantes alors que l’empire ottoman s’est effondré. Il ne faut pas être trompé par l’instabilité interne, puisque dans la nouvelle bourgeoisie, qui est compradore c’est-à-dire inféodée et intermédiaire de l’impérialisme, il y a une division qui se produit immanquablement.
En effet, l’impérialisme tient à des puissances en compétition et cela se reflète dans la bourgeoisie compradore turque. Une partie se fait happer par l’Allemagne, une autre par le Royaume-Uni, une par la France, etc.
Ainsi, si avant 1935, les fractions liées au Royaume-Uni et à la France avaient le dessus, par la suite ce sera celle liée à l’Allemagne. Cela n’ira pas jusqu’à une participation à la deuxième guerre mondiale, il y aura une remise à plat en 1945 et en 1950 c’est une fraction liée aux États-Unis qui prendra les commandes de la Turquie.
Cela explique le jeu parlementaire après 1946 en Turquie, avec le Cumhuriyet Halk Partisi (CHP, Parti républicain du peuple) et le Demokrat Parti (DP, Parti démocrate) ; auparavant, le CHP était le seul parti ayant le droit de se présenter.
Et les éléments les plus réactionnaires liés à l’empire ottoman en tant que grands propriétaires terriens, spéculateurs, usuriers… se maintinrent à l’écart en essayant de conforter leurs positions ; ce sont eux qui fondirent en 1972 le Millî Nizam Partisi (MNP, Parti de l’ordre national) qui produira toute la scène politique islamiste à prétention réformatrice sous l’égide de Necmettin Erbakan et Recep Tayyip Erdoğan. Ils restent cependant marginaux au niveau de l’État à l’époque d’Ibrahim Kaypakkaya.
Et, le cas échéant, l’armée intervient par des coups d’État si besoin, comme en 1960, 1971 (et 1980).
Dans un tel contexte, il est possible qu’une clique réactionnaire dans l’opposition joue un rôle positif en cherchant à contrer l’évolution du régime, mais cela ne peut être que relatif. Ce fut par exemple le cas lorsque le régime en place s’aligna sur l’Allemagne nazie et alla vers un fascisme encore plus cruel. Ce ne saurait être toutefois une direction de fond, ce que le TKP, le Parti Communiste de Turquie, n’a pas compris.
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