Ibrahim Kaypakkaya avait rejoint en 1967 la Fikir Kulüpleri Federasyonu (Fédération des clubs d’idées), qui était depuis sa fondation en novembre 1965 le paravent de la jeunesse contestataire se plaçant en phase avec les événements révolutionnaires mondiaux, avec par ailleurs une influence significative du mai 1968 français.
Le dirigeant de cette fédération était Doğu Perinçek, né en 1942 et le chef de file des étudiants se tournant vers Mao Zedong. La Fédération des clubs d’idées était toutefois un mouvement protéiforme, faisant se rejoindre l’ensemble des jeunes révolutionnaires de Turquie.
On ne peut pas comprendre la démarche d’Ibrahim Kaypakkaya sans comprendre en quoi elle est justement une rupture avec l’ensemble de ce mouvement.
On trouve à l’arrière-plan de tout cela deux figures importantes, la seconde jouant alors un rôle central historiquement.
On a en effet Hikmet Kıvılcımlı ; né en 1902, il avait fait partie du comité central du Parti Communiste de Turquie et apportait à la fois une continuité et une légitimité (mort en 1971, il aura au total passé plus de 22 ans en prison en Turquie).
On avait également Mihri Belli, né en 1915 et lui aussi un ancien membre du comité central du Parti Communiste de Turquie. Il avait également rejoint pour toute une période la guérilla en Grèce après 1945, où il fut commandant de bataillon, étant même blessé par deux fois.
Ces deux figures, qui étaient partie prenante du milieu des jeunes étudiants révolutionnaires, avaient rompu avec le Parti Communiste de Turquie afin de promouvoir une ligne dite celle de la « Révolution nationale démocratique ».
Mihri Belli, le principal théoricien ici, justifiait la nécessité de la « Révolution nationale démocratique » par le fait que la Turquie n’était pas mûre pour le socialisme et que le kémalisme n’avait pas fini de réaliser le passage à l’indépendance réelle.
Cela heurtait de plein front la dynamique en cours au sein du Parti Communiste de Turquie, qui cherchait à intégrer en douceur le paysage politique turc.
En fait, il avait été interdit en 1946 et connaissait une sévère répression, il s’organisait très difficilement alors que depuis le départ sa base connaissait troubles et scission ; le révisionnisme du social-impérialisme soviétique s’imposa de ce fait assez aisément de par la complexité non gérée de la situation.
Le Parti Communiste de Turquie bascula ainsi ouvertement dans une ligne humaniste-réformiste en utilisant comme vecteur le Türkiye İşçi Partisi, le Parti des Travailleurs de Turquie (TIP). Les tenants de la « Révolution nationale démocratique » virent leur ligne battue en 1965 et furent eux-mêmes expulsés en 1966.
Ils formèrent alors en novembre 1967 la revue Türk Solu (Gauche turque), qui propagea les principes de la « Révolution nationale démocratique ». Parallèlement à cela, la Fédération des clubs d’idées devint le centre névralgique de tous ceux attirés par les principes révolutionnaires dans la perspective d’une « Révolution nationale démocratique ».
Un organe de presse joua ici le rôle principal : Aydınlık (clarté, lumières, lumineux, etc.). Cette revue avait été fondée en novembre 1968 comme porte-voix de la contestation étudiante et on y trouvait alors toutes les nuances et variétés de l’époque, avec d’un côté les deux figures du courant de la « Révolution nationale démocratique » au sein du Parti Communiste de Turquie, Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, et de l’autre des jeunes activistes aux approches aussi différentes que Doğu Perinçek, Vahap Erdoğdu, Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan, Deniz Gezmiş.
Car, si tout le monde était d’accord sur le principe d’une « Révolution nationale démocratique », il existait des variétés très grandes dans la stratégie proposée.
On avait en effet des tenants de Mao Zedong dans une lecture tiers-mondiste, des tenants de Mao Zedong avec une lecture tendant au maoïsme, des partisans de l’approche de Guevara en mode urbain ou paysan, des partisans d’un coup d’État militaire par les jeunes officiers (dont certains appartenaient au mouvement).
Maintenir ensemble des gens avec une approche si différente n’était pas possible, et ce d’autant plus qu’en mai 1969 Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie), rassemblant les tenants de Mao Zedong. Son dirigeant était Doğu Perinçek, le dirigeant de la Fédération des clubs d’idées.
Les membres du Comité Central furent Doğu Perinçek, Vecdi Özgüner, Hasan Yalçın, Ömer Özerturgut, Gün Zileli, Mehmet Altun et Oral Çalışlar, avec comme suppléants Bora Gözen, Ferit Ilsever, Halil Berktay et Ibrahim Kaypakkaya (qui seul assumera ensuite la ligne rouge, les autres assumant le nationalisme ou émigrant).
Cette initiative fut réfutée par les autres courants, ce qui amena un double effondrement.
En octobre 1969 eut ainsi lieu une scission majeure au sein de la fédération des clubs d’idées donnant naissance à la Türkiye Devrimci Gençlik Federasyonu (Fédération de la Jeunesse Révolutionnaire de Turquie), plus communément connue sous le nom de Dev-Genç (Devrimci Gençlik, Jeunesse Révolutionnaire).
Dev-Genç eut un succès important, ses dirigeants étaient Münir Ramazan Aktolga et Mahir Çayan, qui dans la foulée fondèrent le mouvement armé nommé Türkiye Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi (Parti – Front populaire de libération-Front de Turquie – THKP-C).
Puis, une scission se produisit au niveau d’Aydınlık, en avril 1970, avec la formation de deux organes :
– Proleter Devrimci Aydınlık (Aydınlık prolétaire – révolutionnaire) rassemblant au sens large les partisans de Mao Zedong ;
– Aydınlık Sosyalist Dergi (revue socialiste Aydınlık), avec notamment Mihri Belli, Mahir Çayan et Deniz Gezmiş.
Deniz Gezmiş fondera également dans la foulée une organisation armée, la Türkiye Halk Kurtuluş Ordusu (Armée populaire de libération de Turquie – THKO).
C’est dans ce contexte que, de son côté, Ibrahim Kaypakkaya considérera que la direction du TIIKP était opportuniste, d’où la fondation du TKP/ML.
Ainsi, au tout début des années 1970, la jeunesse étudiante contestataire donna naissance à trois mouvements majeurs dans le contexte : le THKP-C, la THKP, le TKP/ML, alors qu’eut lieu un coup d’État en Turquie en mars 1971.
Tant Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan que Deniz Gezmiş, les trois icônes révolutionnaires en Turquie, avaient bataillé contre la visite de la 6e flotte américaine en Turquie.
Tous trois avaient fondé une organisation révolutionnaire, et tous trois tombèrent en martyr : Mahir Çayan (né en 1946) le 30 mars 1972, Deniz Gezmiş (né en 1947) le 6 mai 1972, Ibrahim Kaypakkaya (né en 1949) le 18 mai 1972.
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