Introduction à la peinture des ambulants russes

En France, on apprécie historiquement beaucoup la littérature russe de la seconde moitié du XIXe siècle, les fameux Fiodor Dostoïevski, Anton Tchekhov, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev, Léon Tolstoï.

Il est fort étrange, à ce titre, que n’aient pas été connus les peintres dits ambulants ou itinérants, parce qu’ils organisaient des expositions à travers la Russie. Leurs tableaux sont un équivalent direct de cette littérature si appréciée ; leur niveau culturel est extrêmement élevé, leur intensité interpelle nécessairement quiconque s’intéresse à l’art et à la peinture en particulier.

On pourrait faire un parallèle, par ailleurs, avec la musique : si Piotr Tchaïkovsky est célèbre, pourquoi donc Modeste Moussorgski et Nikolaï Rimski-Korsakov passent-ils tant à l’arrière-plan ? Pourquoi en est-il de même avec leurs prédécesseurs, Alexandre Dargomyjski et Mikhaïl Glinka ?

Alexandre Makovski, Je m’ennuie avec toi, 1897

Au-delà des différences culturelles et de la distance géographique entre la Russie et la France, il y a surtout le fait que la Russie a été en retard dans le développement du capitalisme, et que la bourgeoisie française ne s’intéressait déjà plus à ce qu’elle avait pourtant elle-même déjà porté.

Le réalisme de la peinture des ambulants était d’une telle profondeur que cela ne pouvait que rentrer en confrontation avec une bourgeoisie française basculant dans la célébration du symbolisme et du décadentisme, rentrant de plain-pied dans la Belle Époque, dans la gestion nationaliste du pays et coloniale de l’empire.

L’état d’esprit n’était déjà plus le même entre la bourgeoisie française, triomphante, et la bourgeoisie russe, faible, bataillant contre une féodalité encore omniprésente.

Constantin Savitsky, Le départ à la guerre, 1888

Il est, avec un tel arrière-plan, absolument parlant que, tout au long du XXe siècle, il n’y a pas eu en France de « découverte » de la peinture des ambulants, alors que régulièrement sont célébrés les Malevitch et les Rodtchenko, sans parler des Picasso ou de Warhol.

On peut se demander alors pourquoi le Parti Communiste français n’a rien fait pour faire connaître les ambulants. La raison, ici aussi, est simple : il n’a jamais assumé le réalisme socialiste ; ses théoriciens ont toujours été proches des « modernistes » comme Pablo Picasso. Au début des années 1950, l’ensemble des peintres modernistes était proche du Parti Communiste français, et cela satisfaisait absolument ce dernier.

Il y a ici une véritable faillite idéologique, qui tient à une seule chose : l’incompréhension du rôle progressiste du calvinisme. C’est le protestantisme qui a fait émerger la peinture flamande, son réalisme si fort, si expressif. En France, des artistes comme le graveur Abraham Bosse ou les peintres Le Nain témoignent de cette vigueur réaliste protestante, de cette tendance au réalisme.

Constantin Makovski,
Fédor II et sa mère Maria assassinés par les agents du faux Dimitri,
1862

La tragédie elle-même, portée par Jean Racine à son point le plus éclatant, n’est rien d’autre qu’un réalisme psychologique soutenu par la monarchie absolue comme sorte de calvinisme de remplacement.

L’incompréhension du réalisme russe témoigne, en pratique, de l’incompréhension du cheminement du réalisme français. En France, le réalisme s’est exprimé avec une orientation portant principalement sur la finesse psychologique, sur l’attitude typique. Le réalisme russe s’est, quant à lui, avec verve et franchise, portée davantage sur les situations, dans ce qu’elles ont de typique.

Cela montre que chaque pays apporte sa pierre à l’édifice du matérialisme dialectique en tant qu’idéologie mondiale du prolétariat, idéologie synthétisant les apports de chaque culture démocratique nationale dans le domaine des arts et des lettres.

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