Jean de La Fontaine – Les fables, livre 11 (1688 – 1694)

FABLE I
LE LION

Sultan Léopard autrefois
Eut, ce dit-on, par mainte aubaine
Force boeufs dans ses près, force cerfs dans ses bois,
Force moutons parmi la plaine.
Il naquit un Lion dans la forêt prochaine.
Après les compliments et d’une et d’autre part,
Comme entre grands il se pratique,
Le Sultan fit venir son Vizir le Renard,
Vieux routier, et bon politique.
Tu crains, ce lui dit-il, Lionceau mon voisin;
Son père est mort, que peut-il faire?
Plains plutôt le pauvre orphelin.
Il a chez lui plus d’une affaire,
Et devra beaucoup au destin
S’il garde ce qu’il a, sans tenter de conquête.
Le Renard dit, branlant la tête:
Tels orphelins, Seigneur, ne me font point pitié:
Il faut de celui-ci conserver l’amitié,
Ou s’efforcer de le détruire,
Avant que la griffe et la dent
Lui soit crue, et qu’il soit en état de nous nuire.
N’y perdez pas un seul moment.
J’ai fait son horoscope: il croîtra par la guerre.
Ce sera le meilleur Lion
Pour ses amis qui soit sur terre:
Tâchez donc d’en être, sinon
Tâchez de l’affaiblir. La harangue fut vaine.
Le Sultan dormait lors; et dedans son domaine
Chacun dormait aussi, bêtes, gens: tant qu’enfin
Le Lionceau devient vrai Lion. Le tocsin
Sonne aussitôt sur lui; l’alarme se promène
De toutes parts; et le Vizir,
Consulté là dessus dit avec un soupir:
Pourquoi l’irritez-vous? La chose est sans remède.
En vain nous appelons mille gens à notre aide.
Plus ils sont, plus il coûte; et je ne les tiens bons
Qu’à manger leur part des moutons.
Apaisez le Lion: seul il passe en puissance
Ce monde d’alliés vivant sur notre bien.
Le Lion en a trois qui ne lui coûtent rien,
Son courage, sa force, avec sa vigilance.
Jetez-lui promptement sous la griffe un mouton:
S’il n’en est pas content, jetez-en davantage.
Joignez-y quelque boeuf: choisissez pour ce don
Tout le plus gras du pâturage.
Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il en prit mal, et force États
Voisins du Sultan en pâtirent:
Nul n’y gagna; tous y perdirent.
Quoi que fit ce monde ennemi,
Celui qu’ils craignaient fut le maître.
Proposez-vous d’avoir le Lion pour ami,
Si vous voulez le laisser croître.

FABLE II
POUR MONSEIGNEUR LE DUC DU MAINE

Jupiter eut un fils qui se sentant du lieu
Dont il tirait son origine
Avait l’âme toute divine.
L’enfance n’aime rien: celle du jeune Dieu
Faisait sa principale affaire
Des doux soins d’aimer et de plaire.
En lui l’amour et la raison
Devancèrent le temps, dont les ailes légères
N’amènent que trop tôt, hélas! chaque saison.
Flore aux regards riants, aux charmantes manières,
Toucha d’abord le coeur du jeune Olympien.
Ce que la passion peut inspirer d’adresse,
Sentiments délicats et remplis de tendresse,
Pleurs, soupirs, tout en fut: bref il n’oublia rien.
Le fils de Jupiter devait par sa naissance
Avoir un autre esprit, et d’autres dons des Cieux,
Que les enfants des autres Dieux.
Il semblait qu’il n’agît que par réminiscence,
Et qu’il eût autrefois fait le métier d’amant,
Tant il le fit parfaitement.
Jupiter cependant voulut le faire instruire.
Il assembla les Dieux, et dit: J’ai su conduire
Seul et sans compagnon jusqu’ici l’univers;
Mais il est des emplois divers
Qu’aux nouveaux Dieux je distribue.
Sur cet enfant chéri j’ai donc jeté la vue.
C’est mon sang: tout est plein déjà de ses autels.
Afin de mériter le rang des immortels,
Il faut qu’il sache tout. Le maître du tonnerre
Eut à peine achevé que chacun applaudit.
Pour savoir tout, l’enfant n’avait que trop d’esprit.
Je veux, dit le Dieu de la guerre,
Lui montrer moi-même cet art
Par qui maints Héros ont eu part
Aux honneurs de l’Olympe et grossi cet empire.
Je serai son maître de Lyre,
Dit le blond et docte Apollon.
Et moi, reprit Hercule à la peau de Lion,
Son maître à surmonter les vices,
A dompter les transports, monstres empoisonneurs,
Comme Hydres renaissants sans cesse dans les coeurs:
Ennemi des molles délices,
Il apprendra de moi les sentiers peu battus
Qui mènent aux honneurs sur les pas des vertus.
Quand ce vint au Dieu de Cythère,
Il dit qu’il lui montrerait tout.
L’Amour avait raison: de quoi ne vient à bout
L’esprit joint au désir de plaire?

FABLE III
LE FERMIER, LE CHIEN ET LE RENARD

Le Loup et le Renard sont d’étranges voisins:
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce dernier guettait à toute heure
Les poules d’un Fermier; et quoique des plus fins,
Il n’avait pu donner d’atteinte à la volaille.
D’une part l’appétit, de l’autre le danger,
N’étaient pas au compère un embarras léger.
Hé quoi, dit-il, cette canaille
Se moque impunément de moi?
Je vais, je viens, je me travaille,
J’imagine cent tours, le rustre, en paix chez soi,
Vous fait argent de tout, convertit en monnaie
Ses chapons, sa poulaille, il en a même au croc:
Et moi, maître passé, quand j’attrape un vieux coq,
Je suis au comble de la joie!
Pourquoi sire Jupin m’a-t-il donc appelé
Au métier de Renard? Je jure les puissances
De l’Olympe et du Styx, il en sera parlé.
Roulant en son coeur ces vengeances,
Il choisit une nuit libérale en pavots:
Chacun était plongé dans un profond repos;
Le Maître du logis, les Valets, le Chien même,
Poules, poulets, chapons, tout dormait. Le Fermier,
Laissant ouvert son poulailler,
Commit une sottise extrême.
Le voleur tourne tant qu’il entre au lieu guetté,
Le dépeuple, remplit de meurtres la cité:
Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’aube: on vit un étalage
De corps sanglants et de carnage.
Peu s’en fallut que le Soleil
Ne rebroussât d’horreur vers le manoir liquide.
Tel, et d’un spectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride
Joncha son camp de morts: on vit presque détruit
L’ost des Grecs, et ce fut l’ouvrage d’une nuit.
Tel encore autour de sa tente
Ajax à l’âme impatiente,
De moutons et de boucs fit un vaste débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse
Et les auteurs de l’injustice
Par qui l’autre emporta le prix.
Le Renard autre Ajax aux volailles funeste,
Emporte ce qu’il peut, laisse étendu le reste.
Le Maître ne trouva de recours qu’à crier
Contre ses Gens, son Chien, c’est l’ordinaire usage.
Ah maudit animal, qui n’es bon qu’à noyer,
Que n’avertissais-tu dès l’abord du carnage?
Que ne l’évitiez-vous? c’eût été plus tôt fait.
Si vous, Maître et Fermier, à qui touche le fait,
Dormez sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez vous que moi Chien qui n’ai rien à la chose,
Sans aucun intérêt je perde le repos?
Ce Chien parlait très à propos:
Son raisonnement pouvait être
Fort bon dans la bouche d’un Maître;
Mais n’étant que d’un simple Chien,
On trouva qu’il ne valait rien.
On vous sangla le pauvre drille.
Toi donc, qui que tu sois, à père de famille
(Et je ne t’ai jamais envié cet honneur),
T’attendre aux yeux d’autrui quand tu dors, c’est erreur.
Couche-toi le dernier, et vois fermer ta porte.
Que si quelque affaire t’importe,
Ne la fais point par procureur.

FABLE IV
LE SONGE D’UN HABITANT DU MOGOL

Jadis certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux Champs Élysiens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée;
Le même songeur vit en une autre contrée
Un Ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire;
Minos en ces deux morts semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla, tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit: Ne vous étonnez point;
Votre songe a du sens; et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des Dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude;
Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour.
Si j’osais ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite;
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais?
Ô qui m’arrêtera sous vos sombres asiles!
Quand pourront les neuf Soeurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les venus de ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos moeurs différentes?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets!
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie!
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie;
Je ne dormirai point sous de fiches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond, et moins plein de délices?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

FABLE V
LE LION, LE SINGE ET LES DEUX ÂNES

Le Lion, pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit un beau jour amener
Le Singe Maître ès arts chez la gent animale.
La première leçon que donna le Régent
Fut celle-ci: Grand Roi, pour régner sagement,
Il faut que tout Prince préfère
Le zèle de l’Etat à certain mouvement
Qu’on appelle communément
Amour-propre; car c’est le père,
C’est l’auteur de tous les défauts
Que l’on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce n’est pas chose si petite
Qu’on en vienne à bout en un jour:
C’est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personne auguste
N’admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d’injuste.
Donne-moi, repartit le Roi,
Des exemples de l’un et l’autre.
Toute espèce, dit le Docteur,
(Et je commence par la nôtre)
Toute profession s’estime dans son coeur,
Traite les autres d’ignorantes,
Les qualifie impertinentes,
Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L’amour-propre au rebours fait qu’au degré suprême
On porte ses pareils; car c’est un bon moyen
De s’élever aussi soi-même.
De tout ce que dessus j’argumente très bien
Qu’ici bas maint talent n’est que pure grimace,
Cabale, et certain art de se faire valoir,
Mieux su des ignorants que des gens de savoir.
L’autre jour suivant à la trace
Deux Ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir,
Se louaient tour à tour, comme c’est la manière,
J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère:
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L’homme cet animal si parfait? Il profane
Notre auguste nom, traitant d’Ane
Quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot:
Il abuse encore d’un mot,
Et traite notre rire, et nos discours de braire.
Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous; non, non; c’est à vous de parler,
A leurs orateurs de se taire.
Voilà les vrais braillards; mais laissons là ces gens;
Vous m’entendez, je vous entends:
Il suffit; et quant aux merveilles
Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomèle est au prix novice dans cet art:
Vous surpassez Lambert. L’autre Baudet repart:
Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles.
Ces Ânes non contents de s’être ainsi grattés
S’en allèrent dans les cités
L’un l’autre se prôner. Chacun d’eux croyait faire,
En prisant ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant que l’honneur en reviendrait sur lui.
J’en connais beaucoup aujourd’hui,
Non parmi les Baudets, mais parmi les puissances
Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui changeraient entre eux les simples Excellences,
S’ils osaient, en des Majestés.
J’en dis peut-être plus qu’il ne faut, et suppose
Que Votre Majesté gardera le secret.
Elle avait souhaité d’apprendre quelque trait
Qui lui fit voir entre autre chose
L’amour-propre donnant du ridicule aux gens.
L’injuste aura son tour: il y faut plus de temps.
Ainsi parla ce Singe. On ne m’a pas su dire
S’il traita l’autre point; car il est délicat;
Et notre Maître ès arts, qui n’était pas un fat,
Regardait ce Lion comme un terrible sire.

FABLE Vl
LE LOUP ET LE RENARD

Mais d’où vient qu’au Renard Esope accorde un point?
C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie.
J’en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d’attaquer celle d’autrui,
N’en sait-il pas autant que lui?
Je crois qu’il en sait plus, et j’oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut
A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d’un puits: l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément.
Notre Renard, pressé par une faim canine,
S’accommode en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur; mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,
Et succédant à sa misère,
Par le même chemin ne le tirait d’affaire?
Deux jours s’étaient passés sans qu’aucun vînt au puits;
Le temps qui toujours marche avait pendant deux nuits
Échancré selon l’ordinaire
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.
Compère Loup, le gosier altéré,
Passe par là; l’autre dit: Camarade,
Je veux vous régaler; voyez-vous cet objet?
C’est un fromage exquis. Le Dieu Faune l’a fait,
La vache lui donna le lait.
Jupiter, s’il était malade,
Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets.
J’en ai mangé cette échancrure,
Le reste vous sera suffisante pâture.
Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès.
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire,
Le Loup fut un sot de le croire:
Il descend, et son poids, emportant l’autre part,
Reguinde en haut maître Renard.
Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.

FABLE VII
LE PAYSAN DU DANUBE

Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Le conseil en est bon; mais il n’est pas nouveau:
Jadis l’erreur du Souriceau
Me servit à prouver le discours que j’avance.
J’ai pour le fonder à présent
Le bon Socrate, Esope, et certain Paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connaît les premiers; quant à l’autre, voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue,
Toute sa personne velue
Représentait un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube: il n’était point d’asiles
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue:
Romains, et vous Sénat assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister:
Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris.
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice:
Faute d’y recourir on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice:
Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de notre supplice.
Craignez Romains, craignez, que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu’on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu’au labourage:
Qu’avez-vous appris aux Germains?
Ils ont l’adresse et le courage;
S’ils avaient eu l’avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos Préteurs ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée:
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux, et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome;
La terre, et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les; on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes;
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes;
Nous laissons nos chères compagnes.
Nous ne conversons plus qu’avec des Ours affreux;
Découragés de mettre au jour des malheureux
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés:
Vos Préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les; ils ne nous apprendront
Que la mollesse, et que le vice.
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord:
N’a-t-on point de présent à faire?
Point de pourpre à donner? C’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois: encore leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours, un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère.
A ces mots il se couche et chacun étonné
Admire le grand coeur, le bon sens, l’éloquence,
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa Patrice; et ce fut la vengeance
Qu’on crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres Préteurs, et par écrit
Le Sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir.

FABLE VIII
LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES

Un octogénaire plantait.
Passe encore de bâtir; mais planter à cet âge!
Disaient trois Jouvenceaux, enfants du voisinage;
Assurément il radotait.
Car au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez vous recueillir?
Autant qu’un patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées:
Quittez le long espoir et les vastes pensées;
Tout cela ne convient qu’à nous.
Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un second seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:
Hé bien défendez-vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui:
J’en puis jouir demain, et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut raison; l’un des trois Jouvenceaux
Se noya dès le port allant à l’Amérique.
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la République,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés.
Le troisième tomba d’un arbre
Que lui-même il voulut entrer;
Et pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

FABLE IX
LES SOURIS ET LE CHAT-HUANT

Il ne faut jamais dire aux gens:
Écoutez un bon mot, oyez une merveille.
Savez vous si les écoutants
En feront une estime à la vôtre pareille?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté:
Je le maintiens prodige, et tel que d’une fable
Il a l’air et les traits, encore que véritable.
On abattit un pin pour son antiquité,
Vieux palais d’un Hibou, triste et sombre retraite
De l’Oiseau qu’Atropos prend pour son interprète.
Dans son tronc caverneux et miné par le temps
Logeaient entre autres habitants
Force Souris sans pieds, toutes rondes de graisse.
L’Oiseau les nourrissait parmi des tas de blé,
Et de son bec avait leur troupeau mutilé;
Cet Oiseau raisonnait, il faut qu’on le confesse.
En son temps aux Souris le compagnon chassa.
Les premières qu’il prit du logis échappées,
Pour y remédier, le drôle estropia
Tout ce qu’il prit ensuite. Et leurs jambes coupées
Firent qu’il les mangeait à sa commodité,
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.
Tout manger à la fois, l’impossibilité
S’y trouvait, joint aussi le soin de sa santé.
Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre;
Elle allait jusqu’à leur porter
Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu’un cartésien s’obstine
A traiter ce Hibou de montre et de machine!
Quel ressort lui pouvait donner
Le conseil de tronquer un peuple mis en mue?
Si ce n’est pas là raisonner,
La raison m’est chose inconnue.
Voyez que d’arguments il fit.
Quand ce peuple est pris, il s’enfuit:
Donc il faut le croquer aussitôt qu’on le happe.
Tout: il est impossible. Et puis pour le besoin
N’en dois-je pas garder? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu’il échappe.
Mais comment? Ôtons lui les pieds. Or trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite.
Quel autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent-ils, par votre foi?
Ceci n’est point une fable; et la chose, quoique merveilleuse et presque
incroyable, est véritablement arrivée. J’ai peut-être porté trop loin la
prévoyance de ce Hibou; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un
progrès de raisonnement tel que celui-ci; mais ces exagérations sont
permises à la poésie, surtout dans la manière d’écrire dont je me sers.

ÉPILOGUE

C’est ainsi que ma Muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisait en langue des Dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’êtres empruntant la voix de la nature.
Truchement de peuples divers,
Je les faisais servir d’acteurs en mon ouvrage;
Car tout parle dans l’univers;
Il n’est rien qui n’ait son langage.
Plus éloquents chez eux qu’ils ne sont dans mes vers,
Si ceux que j’introduis me trouvent peu fidèle,
Si mon oeuvre n’est pas un assez bon modèle,
J’ai du moins ouvert le chemin:
D’autres pourront y mettre une dernière main.
Favoris des neuf Soeurs achevez l’entreprise:
Donnez mainte leçon que j’ai sans doute omise;
Sous ces inventions il faut l’envelopper:
Mais vous n’avez que trop de quoi vous occuper:
Pendant le doux emploi de ma Muse innocente,
Louis dompte l’Europe, et d’une main puissante
Il conduit à leur fin les plus nobles projets
Qu’ait jamais formés un monarque.
Favoris des neuf soeurs, ce sont là des sujets
Vainqueurs du temps et de la Parque.

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