I
LE
BÛCHERON ET MERCURE
[Ésope]
A. M. L. C. D. B.
Votre
goût a servi de règle à mon ouvrage:
J’ai tenté les moyens
d’acquérir son suffrage.
Vous voulez qu’on évite un soin trop
curieux,
Et des vains ornements l’effort ambitieux;
Je le veux
comme vous: cet effort ne peut plaire.
Un auteur gâte tout quand
il veut trop bien faire.
Non qu’il faille bannir certains traits
délicats:
Vous les aimez, ces traits; et je ne les hais
pas.
Quant au principal but qu’Esope se propose,
J’y tombe au
moins mal que je puis.
Enfin, si dans ces vers je ne plais et
n’instruis,
Il ne tient pas à moi; c’est toujours quelque
chose.
Comme la force est un point
Dont je ne me pique
point,
Je tâche d’y tourner le vice en ridicule,
Ne pouvant
l’attaquer avec des bras d’Hercule.
C’est là tout mon talent; je
ne sais s’il suffit.
Tantôt je peins en un récit
La sotte
vanité jointe avec l’envie,
Deux pivots sur qui roule aujourd’hui
notre vie:
Tel est ce chétif animal
Qui voulut en grosseur au
Boeuf se rendre égal.
J’oppose quelquefois, par une double
image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les Agneaux
aux Loups ravissants,
La Mouche à la Fourmi; faisant de cet
ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers,
Et dont la
scène est l’Univers.
Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque
rôle,
Jupiter comme un autre introduisons celui
Qui porte de
sa part aux Belles la parole:
Ce n’est pas de cela qu’il s’agit
aujourd’hui.
Un Bûcheron perdit son gagne-pain,
C’est sa
cognée; et la cherchant en vain,
Ce fut pitié là-dessus de
l’entendre.
Il n’avait pas des outils à revendre:
Sur celui-ci
roulait tout son avoir.
Ne sachant donc où mettre son espoir,
Sa
face était de pleurs toute baignée:
« O ma cognée! à ma
pauvre cognée!
S’écriait-il: Jupiter, rends-la-moi;
Je
tiendrai l’être encore un coup de toi.»
Sa plainte fut de
l’Olympe entendue.
Mercure vient. « Elle n’est pas perdue,
Lui
dit ce dieu; la connaîtras-tu bien?
Je crois l’avoir près d’ici
rencontrée.»
Lors une d’or à l’homme étant montrée,
Il
répondit: « Je n’y demande rien.»
Une d’argent succède à la
première,
Il la refuse; enfin une de bois:
« Voilà, dit-il,
la mienne cette fois;
Je suis content si j’ai cette dernière.
–
Tu les auras, dit le Dieu, toutes trois:
Ta bonne foi sera
récompensée.
– En ce cas-là je les prendrai»,
dit-il.
L’histoire en est aussitôt dispersée;
Et boquillons
de perdre leur outil,
Et de crier pour se le faire rendre.
Le
roi des Dieux ne sait auquel entendre.
Son fils Mercure aux
criards vient encore;
A chacun d’eux il en montre une d’or.
Chacun
eût cru passer pour une bête
De ne pas dire aussitôt: « La
voilà!»
Mercure, au lieu de donner celle-là,
Leur en
décharge un grand coup sur la tête.
Ne point mentir, être
content du sien,
C’est le plus sûr: cependant on s’occupe
A
dire faux pour attraper du bien.
Que sert cela? Jupiter n’est pas
dupe.
II
LE
POT DE TERRE ET LE POT DE FER
[Ésope]
Le
Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s’en
excusa,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du
feu:
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De
son débris serait cause:
Il n’en reviendrait morceau.
« Pour
vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne
vois rien qui vous tienne.
– Nous vous mettrons à
couvert,
Repartit le Pot de fer:
Si quelque matière dure
Vous
menace d’aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous
sauverai.»
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se
met droit à ses côtés.
Mes gens s’en vont à trois
pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L’un contre l’autre
jetés
Au moindre hoquet qu’ils trouvent.
Le Pot de terre en
souffre; il n’eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut
mis en éclats,
Sans qu’il eût lieu de se plaindre.
Ne nous
associons qu’avec nos égaux,
Ou bien il nous faudra craindre
Le
destin d’un de ces Pots.
III
LE
PETIT POISSON ET LE PÉCHEUR
[Ésope]
Petit
poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie;
Mais
le lâcher en attendant,
Je tiens pour moi que c’est folie:
Car
de le rattraper il n’est pas trop certain.
Un Carpeau, qui n’était
encore que fretin,
Fut pris par un pêcheur au bord d’une
rivière.
« Tout fait nombre, dit l’homme en voyant son
butin:
Voilà commencement de chère et de festin:
Mettons-le
en notre gibecière.»
Le pauvre Carpillon lui dit en sa
manière:
« Que ferez-vous de moi? je ne saurais fournir
Au
plus qu’une demi-bouchée.
Laissez-moi carpe devenir:
Je serai
par vous repêchée;
Quelque gros partisan m’achètera bien
cher:
Au lieu qu’il vous en faut chercher
Peut-être encore
cent de ma taille
Pour faire un plat: quel plat? croyez-moi, rien
qui vaille.
– Rien qui vaille? Eh bien! soit, repartit le
Pêcheur:
Poisson, mon bel ami, qui faites le prêcheur,
Vous
irez dans la poêle; et vous avez beau dire,
Dès ce soir on vous
fera frire.»
Un Tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu
l’auras:
L’un est sûr, l’autre ne l’est pas.
IV
LES
OREILLES DU LIÈVRE
[Faerne]
Un
animal cornu blessa de quelques coups
Le Lion, qui plein de
courroux,
Pour ne plus tomber en la peine,
Bannit des lieux de
son domaine
Toute bête portant des cornes à son front.
Chèvres,
Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent;
Daims et Cerfs de
climat changèrent:
Chacun à s’en aller fut prompt.
Un Lièvre,
apercevant l’ombre de ses oreilles,
Craignit que quelque
inquisiteur
N’allât interpréter à cornes leur longueur,
Ne
les soutînt en tout à des cornes pareilles.
« Adieu, voisin
Grillon, dit-il; je pars d’ici:
Mes oreilles enfin seraient cornes
aussi;
Et quand je les aurais plus courtes qu’une autruche,
Je
craindrais même encore.» Le Grillon repartit:
« Cornes cela?
Vous me prenez pour cruche;
Ce sont oreilles que Dieu fit.
– On
les fera passer pour cornes,
Dit l’animal craintif, et cornes de
licornes.
J’aurai beau protester; mon dire et mes raisons
Iront
aux Petites-Maisons.»
V
LE
RENARD AYANT LA QUEUE COUPÉE
[Ésope]
Un
vieux Renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets, grand
preneur de lapins,
Sentant son renard d’une lieue,
Fut enfin au
piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé,
Non pas
franc, car pour gage il y laissa sa queue;
S’étant, dis-je, sauvé
sans queue, et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il
était habile),
Un jour que les Renards tenaient conseil entre
eux:
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui
va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue?
il faut qu’on se la coupe:
Si l’on me croit, chacun s’y
résoudra,
– Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la
troupe;
Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra.»
A
ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put
être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps
perdu:
La mode en fut continuée.
VI
LA
VIEILLE ET LES DEUX SERVANTES
[Ésope]
Il
était une Vieille ayant deux chambrières:
Elles filaient si bien
que les soeurs filandières
Ne faisaient que brouiller au prix de
celles-ci.
La Vieille n’avait point de plus pressant souci
Que
de distribuer aux Servantes leur tâche.
Dès que Téthys chassait
Phébus aux crins dorés,
Tourets entraient en jeu, fuseaux
étaient tirés;
Deçà, delà, vous en aurez:
Point de cesse,
point de relâche.
Dès que l’Aurore, dis-je, en son char
remontait,
Un misérable Coq à point nommé chantait;
Aussitôt
notre Vieille, encore plus misérable,
S’affublait d’un jupon
crasseux et détestable,
Allumait une lampe, et courait droit au
lit
Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient
les deux pauvres Servantes.
L’une entre ouvrait un oeil, l’autre
étendait un bras;
Et toutes deux, très-malcontentes,
Disaient
entre leurs dents: « Maudit Coq, tu mourras.»
Comme elles
l’avaient dit, la bête fut grippée:
Le réveille-matin eut la
gorge coupée.
Ce meurtre n’amenda nullement leur marché:
Notre
couple, au contraire, à peine était couché,
Que la Vieille,
craignant de laisser passer l’heure,
Courait comme un lutin par
toute sa demeure.
C’est ainsi que le plus souvent,
Quand on
pense sortir d’une mauvaise affaire,
On s’enfonce encore plus
avant:
Témoin ce couple et son salaire.
La Vieille, au lieu du
Coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla.
VII
LE
SATYRE ET LE PASSANT
[Ésope]
Au
fond d’un antre sauvage
Un Satyre et ses enfants
Allaient
manger leur potage,
Et prendre l’écuelle aux dents.
On les eût
vus sur la mousse,
Lui, sa femme, et maint petit:
Ils n’avaient
tapis ni housse,
Mais tous fort bon appétit.
Pour se sauver de
la pluie,
Entre un Passant morfondu.
Au brouet on le convie:
Il
n’était pas attendu.
Son hôte n’eut pas la peine
De le
semondre deux fois.
D’abord avec son haleine
Il se réchauffe
les doigts.
Puis sur le mets qu’on lui donne,
Délicat, il
souffle aussi.
Le Satyre s’en étonne:
« Notre hôte, à quoi
bon ceci?
– L’un refroidit mon potage;
L’autre réchauffe ma
main.
– Vous pouvez, dit le Sauvage,
Reprendre votre chemin.
Ne
plaise aux Dieux que je couche
Avec vous sous même toit!
Arrière
ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid!»
VIII
LE
CHEVAL ET LE LOUP
[Ésope]
Un
certain Loup, dans la saison
Que les tièdes zéphyrs ont l’herbe
rajeunie,
Et que les animaux quittent tous la maison
Pour s’en
aller chercher leur vie;
Un Loup, dis-je, au sortir des rigueurs
de l’hiver,
Aperçut un Cheval qu’on avait mis au vert.
Je
laisse à penser quelle joie.
« Bonne chasse, dit-il, qui
l’aurait à son croc
Eh! que n’es-tu mouton! car tu me serais
hoc,
Au lieu qu’il faut ruser pour avoir cette proie.
Rusons
donc.» Ainsi dit-il vient à pas comptés;
Se dit écolier
d’Hippocrate;
Qu’il connaît les vertus et les propriétés
De
tous les simples de ces près;
Qu’il sait guérir, sans qu’il se
flatte,
Toutes sortes de maux. Si dom Coursier voulait
Ne point
celer sa maladie,
Lui Loup gratis le guérirait;
Car le voir en
cette prairie
Paître ainsi, sans être lié,
Témoignait
quelque mal, selon la médecine.
« J’ai, dit la bête
chevaline,
Une apostume sous le pied.
– Mon fils, dit le
docteur, il n’est point de partie
Susceptible de tant de
maux.
J’ai l’honneur de servir Nos seigneurs les Chevaux,
Et
fais aussi la chirurgie.»
Mon galand ne songeait qu’à bien
prendre son temps,
Afin de happer son malade.
L’autre, qui s’en
doutait, lui lâche une ruade,
Qui vous lui met en marmelade
Les
mandibules et les dents.
« C’est bien fait, dit le Loup en
soi-même fort triste;
Chacun à son métier doit toujours
s’attacher.
Tu veux faire! Ici l’arboriste,
Et ne fus jamais
que boucher.»
IX
LE
LABOUREUR ET SES ENFANTS
Ésope]
Travaillez,
prenez de la peine:
C’est le fonds qui manque le moins.
Un
riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses Enfants,
leur parla sans témoins.
« Gardez-vous, leur dit-il, de vendre
l’héritage
Que nous ont laissé nos parents:
Un trésor est
caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit; mais un peu de
courage
Vous le fera trouver: vous en viendrez à bout.
Remuez
votre champ dès qu’on aura fait l’oût:
Creusez, fouillez,
bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et
repasse.»
Le Père mort, les Fils vous retournent le champ,
Deçà,
delà, partout: si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta
davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De
leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.
X
LA
MONTAGNE QUI ACCOUCHE
[Phèdre]
Une
Montagne en mal d’enfant
Jetait une clameur si haute,
Que
chacun, au bruit accourant,
Crut qu’elle accoucherait sans
faute
D’une cité plus grosse que Paris:
Elle accoucha d’une
Souris.
Quand je songe à cette fable,
Dont le récit est
menteur
Et le sens est véritable,
Je me figure un auteur
Qui
dit: « Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au maître du
tonnerre.»
C’est promettre beaucoup: mais qu’en son-il
souvent?
Du vent.
XI
LA
FORTUNE ET LE JEUNE ENFANT
[Ésope]
Sur
le bord d’un puits très-profond
Dormait, étendu de son long,
Un
Enfant alors dans ses classes.
Tout est aux écoliers couchette et
matelas.
Un honnête homme, en pareil cas,
Aurait fait un saut
de vingt brasses.
Près de là tout heureusement
La Fortune
passa, l’éveilla doucement,
Lui disant: « Mon mignon, je vous
sauve la vie;
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si
vous fussiez tombé, l’on s’en fût pris à moi;
Cependant c’était
votre faute.
Je vous demande, en bonne foi,
Si cette imprudence
si haute
Provient de mon caprice.» Elle part à ces mots.
Pour
moi, j’approuve son propos.
Il n’arrive rien dans le monde
Qu’il
ne faille qu’elle en réponde:
Nous la faisons de tous écots;
Elle
est prise à garant de toutes aventures.
Est-on sot, étourdi,
prend-on mal ses mesures;
On pense en être quitte en accusant son
sort:
Bref, la Fortune a toujours tort.
XII
LES
MÉDECINS
Le
médecin Tant-pis allait voir un malade
Que visitait aussi son
confrère Tant-mieux.
Ce dernier espérait, quoique son
camarade
Soutînt que le gisant irait voir ses aïeux.
Tous
deux s’étant trouvés différents pour la cure,
Leur malade paya
le tribut à nature,
Après qu’en ses conseils Tant-pis eut été
cru.
Ils triomphaient encore sur cette maladie.
L’un disait: «
il est mort; je l’avais bien prévu.
– S’il m’eût cru, disait
l’autre, il serait plein de vie.
XIII
LA
POULE AUX OEUFS D’OR
[Ésope]
L’avarice
perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le
témoigner,
Que celui dont la Poule, à ce que dit la
fable,
Pondait tous les jours un oeuf d’or.
Il crut que dans
son corps elle avait un trésor:
Il la tua, l’ouvrit, et la trouva
semblable
A celles dont les oeufs ne lui rapportaient
rien,
S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle
leçon pour les gens chiches!
Pendant ces derniers temps, combien
en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour
vouloir trop tôt être riches!
XIV
L’ÂNE
PORTANT DES RELIQUES
[Ésope]
Un
Baudet chargé de reliques
S’imagina qu’on l’adorait:
Dans ce
penser il se carrait,
Recevant comme siens l’encens et les
cantiques.
Quelqu’un vit l’erreur, et lui dit:
« Maître
Baudet, ôtez-vous de l’esprit
Une vanité si folle.
Ce n’est
pas vous, c’est l’idole,
A qui cet honneur se rend,
Et que la
gloire en est due.»
D’un magistrat ignorant
C’est la robe
qu’on salue.
XV
LE
CERF ET LA VIGNE
[Ésope]
Un
Cerf, à la faveur d’une vigne fort haute,
Et telle qu’on en voit
en de certains climats,
S’étant mis à couvert et sauvé du
trépas,
Les veneurs, pour ce coup, croyaient leurs chiens en
faute;
Ils les rappellent donc. Le Cerf, hors de danger,
Broute
sa bienfaitrice: ingratitude extrême!
On l’entend, on retourne,
on le fait déloger:
Il vient mourir en ce lieu même.
« J’ai
mérité, dit-il, ce juste châtiment:
Profitez-en, ingrats.» il
tombe en ce moment.
La meute en fait curée: il lui fut inutile
De
pleurer aux veneurs à sa mort arrivés.
Vraie image de ceux qui
profanent l’asile
Qui les a conservés.
XVI
LE
SERPENT ET LA LIME
[Ésope]
On
conte qu’un Serpent, voisin d’un Horloger
(C’était pour
l’Horloger un mauvais voisinage),
Entra dans sa boutique, et
cherchant à manger,
N’y rencontra pour tout potage
Qu’une lime
d’acier, qu’il se mit à ronger.
Cette Lime lui dit, sans se
mettre en colère:
« Pauvre ignorant! et que prétends-tu
faire?
Tu te prends à plus dur que toi.
Petit Serpent à tête
folle,
Plutôt que d’emporter de moi
Seulement le quart d’une
obole,
Tu te romprais toutes les dents.
Je ne crains que celles
du temps.»
Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui,
n’étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre.
Vous vous
tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs
outrages
Sur tant de beaux ouvrages?
Ils sont pour vous
d’airain, d’acier, de diamant.
XVII
LE
LIÈVRE ET LA PERDRIX
[Phèdre]
Il
ne se faut jamais moquer des misérables:
Car qui peut s’assurer
d’être toujours heureux?
Le sage Ésope dans ses fables
Nous
en donne un exemple ou deux.
Celui qu’en ces vers je propose,
Et
les siens, ce sont même chose.
Le Lièvre et la Perdrix,
concitoyens d’un champ,
Vivaient dans un état, ce semble, assez
tranquille,
Quand une meute s’approchant
Oblige le premier à
chercher un asile:
Il s’enfuit dans son fort, met les chiens en
défaut,
Sans même en excepter Brifaut.
Enfin il se trahit
lui-même
Par les esprits sortants de son corps échauffé.
Miraut,
sur leur odeur ayant philosophé,
Conclut que c’est son Lièvre,
et d’une ardeur extrême
Il le pousse; et Rustaut, qui n’a jamais
menti,
Dit que le Lièvre est reparti.
Le pauvre malheureux
vient mourir à son gîte.
La Perdrix le raille, et lui dit:
«
Tu te vantais d’être si vite!
Qu’as-tu fait de tes pieds?» Au
moment qu’elle rit,
Son tour vient; on la trouve. Elle croit que
ses ailes
La sauront garantir à toute extrémité;
Mais la
pauvrette avait compté
Sans l’autour aux serres cruelles.
XVIII
L’AIGLE
ET LE HIBOU
[Verdizotti]
L’Aigle
et le Chat-huant leurs querelles cessèrent,
Et firent tant qu’ils
s’embrassèrent.
L’un jura foi de roi, l’autre foi de
hibou,
Qu’ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou.
«
Connaissez-vous les miens? dit l’oiseau de Minerve.
– Non, dit
l’Aigle. – Tant pis, reprit le triste Oiseau:
Je crains en ce cas
pour leur peau:
C’est hasard si je les conserve.
Comme vous
êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi: rois et dieux mettent,
quoi qu’on leur dise,
Tout en même catégorie.
Adieu mes
nourrissons, si vous les rencontrez.
– Peignez-les-moi, dit
l’Aigle, ou bien me les montrez;
Je n’y toucherai de ma vie.»
Le
Hibou repartit: « Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits, et
jolis sur tous leurs compagnons:
Vous les reconnaîtrez sans peine
à cette marque.
N’allez pas l’oublier; retenez-la si bien
Que
chez moi la maudite Parque
N’entre point par votre moyen.»
Il
advint qu’au Hibou Dieu donna géniture:
De façon qu’un beau soir
qu’il était en pâture,
Notre Aigle aperçut d’aventure,
Dans
les coins d’une roche dure,
Ou dans les trous d’une masure
(Je
ne sais pas lequel des deux),
De petits monstres fort
hideux,
Rechignés, un air triste, une voix de Mégère.
« Ces
enfants ne sont pas, dit l’Aigle, à notre ami.
Croquons-les.» Le
galand n’en fit pas à demi:
Ses repas ne sont point repas à la
légère.
Le Hibou, de retour, ne trouve que les pieds
De ses
chers nourrissons, hélas! pour toute chose.
Il se plaint; et les
Dieux sont par lui suppliés
De punir le brigand qui de son deuil
est cause.
Quelqu’un lui dit alors: « N’en accuse que toi,
Ou
plutôt la commune loi
Qui veut qu’on trouve son semblable
Beau,
bien fait, et sur tous aimable.
Tu fis de tes enfants à l’Aigle
ce portrait:
En avaient-ils le moindre trait?»
XIX
LE
LION S’EN ALLANT EN GUERRE
[Abtemius]
Le
Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il tint conseil de
guerre, envoya ses prévôts,
Fit avertir les animaux.
Tous
furent du dessein, chacun selon sa guise:
L’Eléphant devait sur
son dos
Porter l’attirail nécessaire,
Et combattre à son
ordinaire;
L’Ours, s’apprêter pour les assauts;
Le Renard,
ménager de secrètes pratiques;
Et le Singe, amuser l’ennemi par
ses tours.
« Renvoyez, dit quelqu’un, les Ânes, qui sont
lourds,
Et les Lièvres, sujets à des terreurs paniques.
–
Point du tout, dit le Roi; je les veux employer:
Notre troupe sans
eux ne serait pas complète.
L’Ane effraiera les gens, nous
servant de trompette;
Et le Lièvre pourra nous servir de
courrier.»
Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets
sait tirer quelque usage,
Et connaît les divers talents.
Il
n’est rien d’inutile aux personnes de sens.
XX
L’OURS
ET LES DEUX COMPAGNONS
[Ésope]
Deux
Compagnons, pressés d’argent, A leur voisin fourreur vendirent
La
peau d’un Ours encore vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du
moins à ce qu’ils dirent.
C’était le roi des ours au compte de
ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune;
Elle
garantirait des froids les plus cuisants;
On en pourrait fourrer
plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses moutons
qu’eux leur Ours:
Leur, à leur compte, et non à celui de la
bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils
conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l’Ours qui
s’avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme
d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas; il fallut le
résoudre.
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un
mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un
arbre;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur
le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï
dire
Que l’ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit,
ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce
panneau;
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie;
Et de
peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son
museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
« C’est, dit-il, un
cadavre; ôtons-nous, car il sent.»
A ces mots, l’Ours s’en va
dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux marchands de son arbre
descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il
n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
« Eh bien!
ajouta-t-il, la peau de l’animal?
Mais que t’a-t-il dit à
l’oreille?
Car il s’approchait de bien près,
Te retournant
avec sa serre.
– il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau
de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre.»
XXI
L’ÂNE
VÊTU DE LA PEAU DU LION
Ésope]
De la peau du Lion l’Âne s’étant vêtu,
Était craint partout à la ronde;
Et bien qu’animal sans vertu,
Il faisait trembler tout le monde.
Un petit bout d’oreille échappé par malheur
Découvrit la fourbe et l’erreur:
Martin fit alors son office.
Ceux qui ne savaient pas la ruse et la malice
S’étonnaient de voir que Martin
Chassât les lions au moulin.
Force gens font du bruit en France,
Par qui cet apologue est rendu familier.
Un équipage cavalier
Fait les trois quarts de leur vaillance.