I
LE
PÂTRE ET LE LION
[Ésope]
Les
fables ne sont pas ce qu’elles semblent être;
Le plus simple
animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de
l’ennui:
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces
sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et conter pour
conter me semble peu d’affaire.
C’est par cette raison qu’égayant
leur esprit,
Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous
ont fui l’ornement et le trop d’étendue:
On ne voit point chez
eux de parole perdue.
Phédre était si succinct qu’aucuns l’en
ont blâmé;
Ésope en moins de mots s’est encore exprimé.
Mais
sur tous certain Grec renchérit, et se pique
D’une élégance
laconique;
Il renferme toujours son conte en quatre vers:
Bien
ou mal, je le laisse à juger aux experts.
Voyons-le avec Ésope
en un sujet semblable:
L’un amène un chasseur, l’autre un pâtre,
en sa fable.
J’ai suivi leur projet quant à l’événement,
Y
cousant en chemin quelque trait seulement.
Voici comme à peu près
Ésope le raconte:
Un Pâtre, à ses brebis trouvant quelque
mécompte,
Voulut à toute force attraper le larron.
Il s’en va
près d’un antre, et tend à l’environ
Des lacs à prendre loups,
soupçonnant cette engeance,
«Avant que partir de ces lieux,
Si
tu fais, disait-il, à monarque des Dieux,
Que le drôle à ces
lacs se prenne en ma présence,
Et que je goûte ce plaisir,
Parmi
vingt veaux je veux choisir
Le plus gras, et t’en faire
offrande.»
A ces mots, sort de l’antre un Lion grand et fort;
Le
Pâtre se tapit, et dit, à demi mort:
«Que l’homme ne sait
guère, hélas! ce qu’il demande!
Pour trouver le larron qui
détruit mon troupeau
Et le voir en ces lacs pris avant que je
parte,
O monarque des Dieux, je t’ai promis un veau:
Je te
promets un boeuf si tu fais qu’il s’écarte.»
C’est ainsi que l’a
dit le principal auteur:
Passons à son imitateur.
II
LE
LION ET LE CHASSEUR
[Babrias]
Un
fanfaron, amateur de la chasse,
Venant de perdre un chien de bonne
race,
Qu’il soupçonnait dans le corps d’un Lion,
Vit un
berger: «Enseigne-moi, de grâce,
De mon voleur, lui dit-il, la
maison,
Que de ce pas je me fasse raison.»
Le Berger dit:
«C’est vers cette montagne.
En lui payant de tribut un mouton
Par
chaque mois, j’erre dans la campagne
Comme il me plaît, et je
suis en repos.»
Dans le moment qu’ils tenaient ces propos,
Le
Lion sort, et vient d’un pas agile.
Le fanfaron aussitôt
d’esquiver:
«O Jupiter, montre-moi quelque asile,
S’écria-t-il,
qui me puisse sauver!»
La vraie épreuve de courage
N’est que
dans le danger que l’on touche du doigt:
Tel le cherchait, dit-il,
qui, changeant de langage,
S’enfuit aussitôt qu’il le voit.
III
PHÉBUS
ET BORÉE
[Ésope]
Borée
et le Soleil virent un voyageur
Qui s’était muni par
bonheur
Contre le mauvais temps. On entrait dans l’automne,
Quand
la précaution aux voyageurs est bonne:
Il pleut, le soleil luit,
et l’écharpe d’iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu’en ces
mois le manteau leur est fort nécessaire;
Les Latins les
nommaient douteux, pour cette affaire.
Notre homme s’était donc à
la pluie attendu:
Bon manteau bien doublé, bonne étoffe bien
forte.
«Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
A tous
les accidents; mais il n’a pas prévu
Que je saurai souffler de
sorte
Qu’il n’est bouton qui tienne; il faudra, si je veux,
Que
le manteau s’en aille au diable.
L’ébattement pourrait nous en
être agréable:
Vous plaît-il de l’avoir – Eh bien, gageons nous
deux,
Dit Phébus, sans tant de paroles,
A qui plus tôt aura
dégarni les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez:
je vous laisse obscurcir mes rayons.»
Il n’en fallut pas plus.
Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un
ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête,
et brise, en son passage,
Maint toit qui n’en peut mais, fait
périr maint bateau,
Le tout au sujet d’un manteau.
Le Cavalier
eut soin d’empêcher que l’orage
Ne se pût engouffrer
dedans;
Cela le préserva. Le Vent perdit son temps:
Plus il se
tourmentait, plus l’autre tenait ferme;
Il eut beau faire agir le
collet et les plis.
Sitôt qu’il fut au bout du terme
Qu’à la
gageure on avait mis,
Le Soleil dissipe la nue,
Récrée, et
puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous son balandras fait qu’il
sue,
Le contraint de s’en dépouiller.
Encore n’usa-t-il pas de
toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.
IV
JUPITER
ET LE MÉTAYER
[Faerne]
Jupiter
eut jadis une ferme à donner.
Mercure en fit l’annonce, et gens
se présentèrent,
Firent des offres, écoutèrent:
Ce ne fut
pas sans bien tourner;
L’un alléguait que l’héritage
Était
frayant et rude, et l’autre un autre si.
Pendant qu’ils
marchandaient ainsi,
Un d’eux, le plus hardi, mais non pas le plus
sage,
Promit d’en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le laissât
disposer de l’air,
Lui donnât saison à sa guise,
Qu’il eût
du chaud, du froid, du beau temps, de la bise,
Enfin du sec et du
mouillé,
Aussitôt qu’il aurait bâillé.
Jupiter y consent.
Contrat passé; notre homme
Tranche du roi des airs, pleut, vente,
et fait en somme
Un climat pour lui seul: ses plus proches
voisins
Ne s’en sentaient non plus que les Américains.
Ce fut
leur avantage: ils eurent bonne année,
Pleine moisson, pleine
vinée.
Monsieur le Receveur fut très-mal partagé.
L’an
suivant, voilà tout changé:
Il ajuste d’une autre sorte
La
température des cieux.
Son champ ne s’en trouve pas mieux;
Celui
de ses voisins fructifie et rapporte.
Que fait-il ? Il recourt au
monarque des Dieux,
Il confesse son imprudence.
Jupiter en usa
comme un maître fort doux.
Concluons que la Providence
Sait ce
qu’il nous faut mieux que nous.
V
LE
COCHET, LE CHAT ET LE SOURICEAU
[Verdizotti]
Un
Souriceau tout jeune, et qui n’avait rien vu,
Fut presque pris au
dépourvu.
Voici comme il conta l’aventure à sa mère:
«J’avais
franchi les monts qui bornent cet État,
Et trottais comme un
jeune rat
Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux
animaux m’ont arrêté les yeux:
L’un doux, bénin, et
gracieux,
Et l’autre turbulent et plein d’inquiétude;
Il a la
voix perçante et rude,
Sur la tête un morceau de chair,
Une
sorte de bras dont il s’élève en l’air
Comme pour prendre sa
volée,
La queue en panache étalée.»
Or, c’était un cochet
dont notre Souriceau
Fit à sa mère le tableau,
Comme d’un
animal venu de l’Amérique.
«Il se battait, dit-il, les flancs
avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui,
grâce aux Dieux, de courage me pique,
En ai pris la fuite de
peur,
Le maudissant de très-bon coeur.
Sans lui j’aurais fait
connaissance
Avec cet animal qui m’a semblé si doux:
Il est
velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble
contenance,
Un modeste regard, et pourtant l’oeil luisant.
Je
le crois fort sympathisant
Avec Messieurs les Rats; car il a des
oreilles
En figure aux nôtres pareilles.
Je l’allais aborder,
quand d’un son plein d’éclat
L’autre m’a fait prendre la fuite.
–
Mon fils, dit la Souris, ce doucet est un Chat,
Qui, sous son
minois hypocrite,
Contre toute ta parenté
D’un malin vouloir
est porté.
L’autre animal, tout au contraire,
Bien éloigné
de nous mal faire,
Servira quelque jour peut-être à nos
repas.
Quant au Chat, c’est sur nous qu’il fonde sa
cuisine.
Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger des gens sur
la mine.»
VI
LE
RENARD, LE SINGE ET LES ANIMAUX
[Ésope]
Les
Animaux, au décès d’un Lion,
En son vivant prince de la
contrée,
Pour faire un roi s’assemblèrent, dit-on.
De son
étui la couronne est tirée:
Dans une chartre un dragon la
gardait.
Il se trouva que, sur tous essayée,
A pas un d’eux
elle ne convenait:
Plusieurs avaient la tête trop menue,
Aucuns
trop grosse, aucuns même cornue.
Le Singe aussi fit l’épreuve en
riant;
Et par plaisir la tiare essayant,
Il fit autour force
grimaceries,
Tours de souplesse, et mille singeries,
Passa
dedans ainsi qu’en un cerceau.
Aux Animaux cela sembla si
beau,
Qu’il fut élu: chacun lui fit hommage.
Le Renard seul
regretta son suffrage,
Sans toutefois montrer son sentiment.
Quand
il eut fait son petit compliment,
Il dit au Roi: «Je sais, Sire,
une cache,
Et ne crois pas qu’autre que moi la sache.
Or tout
trésor, par droit de royauté,
Appartient, Sire, à Votre
Majesté.»
Le nouveau roi bâille après la finance;
Lui-même
y court pour n’être pas trompé.
C’était un piège: il y fut
attrapé.
Le Renard dit, au nom de l’assitance:
«Prétendrais-tu
nous gouverner encore,
Ne sachant pas te conduire toi-même ?»
Il
fut démis; et l’on tomba d’accord
Qu’à peu de gens convient le
diadème.
VII
LE
MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE
[Ésope]
Le
Mulet d’un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait
incessamment
Que de sa mère la Jument,
Dont il contait mainte
prouesse:
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son fils
prétendait pour cela
Qu’on le dût mettre dans l’histoire.
Il
eût cru s’abaisser servant un médecin.
Étant devenu vieux, on
le mit au moulin:
Son père l’Âne alors lui revint en
mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu’à mettre un sot à
la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu’on le dît bon
à quelque chose.
VIII
LE
VIEILLARD ET L’ÂNE
[Phèdre]
Un
Vieillard sur son Âne aperçut, en passant,
Un pré plein d’herbe
et fleurissant:
Il y lâche sa bête, et le Grison se rue
Au
travers de l’herbe menue,
Se vautrant, grattant, et
frottant,
Gambadant, chantant, et broutant,
Et faisant mainte
place nette.
L’ennemi vient sur l’entrefaite.
«Fuyons, dit
alors le Vieillard.
– Pourquoi ? répondit le paillard.
Me
fera-t-on porter double bât, double charge ?
– Non pas, dit le
Vieillard, qui prit d’abord le large.
– Et que m’importe donc, dit
l’Âne, à qui je sois ?
Sauvez-vous, et me laissez paître.
Notre
ennemi, c’est notre maître:
Je vous le dis en bon français.»
IX
LE
CERF SE VOYANT DANS L’EAU
[Ésope]
Dans
le cristal d’une fontaine
Un Cerf se mirant autrefois
Louait la
beauté de son bois,
Et ne pouvait qu’avec peine
Souffrir ses
jambes de fuseaux,
Dont il voyait l’objet se perdre dans les
eaux.
«Quelle proportion de mes pieds à ma tête ?
Disait-il
en voyant leur ombre avec douleur:
Des taillis les plus hauts mon
front atteint le faîte;
Mes pieds ne me font point
d’honneur.»
Tout en parlant de la sorte
Un limier le fait
partir.
Il tâche à se garantir;
Dans les forêts il
s’emporte.
Son bois, dommageable ornement,
L’arrêtant à
chaque moment,
Nuit à l’office que lui rendent
Ses pieds, de
quoi ses jours dépendent.
Il se dédit alors, et maudit les
présents
Que le Ciel lui fait tous les ans.
Nous faisons cas
du beau, nous méprisons l’utile;
Et le beau souvent nous
détruit.
Ce Cerf blâme ses pieds, qui le rendent agile;
Il
estime un bois qui lui nuit.
X
LE
LIÈVRE ET LA TORTUE
[Ésope]
Rien
ne sert de courir; il faut partir à point:
Le Lièvre et la
Tortue en sont un témoignage.
«Gageons, dit celle-ci, que vous
n’atteindrez point
Sitôt que moi ce but. – Sitôt ? Êtes-vous
sage ?
Repartit l’animal léger:
Ma commère, il vous faut
purger
Avec quatre grains d’ellébore.
– Sage ou non, je parie
encore.»
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but
les enjeux:
Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire,
Ni de quel
juge l’on convint.
Notre lièvre n’avait que quatre pas à
faire,
J’entends de ceux qu’il fait lorsque, prêt d’être
atteint,
Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes,
Et
leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste
pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D’où vient le
vent, il laisse la Tortue
Aller son train de sénateur.
Elle
part, elle s’évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
Lui
cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de
gloire,
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. Il
broute, il se repose,
Il s’amuse à toute autre chose
Qu’à la
gageure. A la fin, quand il vit
Que l’autre touchait presque au
bout de la carrière,
Il partit comme un trait; mais les élans
qu’il fit
Furent vains: la Tortue arriva la première.
«Eh
bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert
votre vitesse ?
Moi l’emporter! et que serait-ce
Si vous
portiez une maison ?»
XI
L’ÂNE
ET SES MAÎTRES
[Ésope]
L’Âne
d’un Jardinier se plaignait au Destin
De ce qu’on le faisait lever
devant l’aurore.
«Les coqs, lui disait-il, ont beau chanter
matin,
Je suis plus matineux encore.
Et pourquoi ? pour porter
des herbes au marché:
Belle nécessité d’interrompre mon
somme!»
Le Sort, de sa plainte touché,
Lui donne un autre
maître, et l’animal de somme
Passe du Jardinier aux mains d’un
Corroyeur.
La pesanteur des peaux et leur mauvaise odeur
Eurent
bientôt choqué l’impertinente bête.
«J’ai regret, disait-il, à
mon premier seigneur:
Encore, quand il tournait la
tête,
J’attrapais, s’il m’en souvient bien,
Quelque morceau de
chou qui ne me coûtait rien;
Mail ici point d’aubaine; ou, si
j’en ai quelqu’une,
C’est de coups.» Il obtint changement de
fortune,
Et sur l’état d’un Charbonnier
Il fut couché tout le
dernier.
Autre plainte. «Quoi donc ? dit le Sort en colère,
Ce
baudet-ci m’occupe autant
Que cent monarques pourraient
faire.
Croit-il être le seul qui ne soit pas content ?
N’ai-je
en l’esprit que son affaire ?»
Le Sort avait raison. Tous gens
sont ainsi faits:
Notre condition jamais ne nous contente;
La
pire est toujours la présente;
Nous fatiguons le Ciel à force
deplacets.
Qu’à chacun Jupiter accorde sa requête,
Nous lui
romprons encore la tête.
XII
LE
SOLEIL ET LES GRENOUILLES
[Ésope]
Aux
noces d’un tyran tout le peuple en liesse
Noyait son souci dans
les pots.
Ésope seul trouvait que les gens étaient sots
De
témoigner tant d’allégresse.
«Le Soleil, disait-il, eut dessein
autrefois
De songer à l’hyménée.
Aussitôt on ouït, d’une
commune voix,
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des
étangs.
«Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants
?
«Dirent-elles au Sort: un seul Soleil à peine
«Se peut
souffrir; une demi-douzaine
«Mettra la mer à sec et tous ses
habitants.
«Adieu joncs et marais: notre race est
détruite;
«Bientôt on la verra réduite
«A l’eau du Styx.»
Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient
pas mal.
XIII
LE
VILLAGEOIS ET LE SERPENT
[Phèdre]
Ésope
conte qu’un Manant,
Charitable autant que peu sage,
Un jour
d’hiver se promenant
A l’entour de son héritage,
Aperçut un
Serpent sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile
rendu,
N’ayant pas à vivre un quart d’heure.
Le villageois le
prend, l’emporte en sa demeure;
Et, sans considérer quel sera le
loyer
D’une action de ce mérite,
Il l’étend le long du
foyer,
Le réchauffe, le ressuscite.
L’animal engourdi sent à
peine le chaud,
Que l’âme lui revient avec la colère;
Il lève
un peu la tête, et puis siffle aussitôt;
Puis fait un long
repli, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son
sauveur, et son père.
«Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon
salaire!
Tu mourras!» A ces mots, plein d’un juste courroux,
Il
vous prend sa cognée, il vous tranche la bête;
Il fait trois
serpents de deux coups,
Un tronçon, la queue, et la
tête.
L’insecte sautillant cherche à se réunir,
Mais il ne
put y parvenir.
Il est bon d’être charitable:
Mais envers qui
? c’est là le point.
Quant aux ingrats, il n’en est point
Qui
ne meure enfin misérable.
XIV
LE
LION MALADE ET LE RENARD
[Ésope]
De
par le roi des animaux,
Qui dans son antre était malade,
Fut
fait savoir à ses vassaux
Que chaque espèce en ambassade
Envoyât
gens le visiter,
Sous promesse de bien traiter
Les députés,
eux et leur suite,
Foi de Lion, très-bien écrite,
Bon
passe-port contre la dent,
Contre la griffe tout autant.
L’édit
du Prince s’exécute:
De chaque espèce on lui députe,
Les
Renards gardant la maison,
Un d’eux en dit cette raison:
«Les
pas empreints sur la poussière
Par ceux qui s’en vont faire au
malade leur cour,
Tous, sans exception, regardent sa tanière;
Pas
un ne marque de retour:
Cela nous met en méfiance.
Que Sa
Majesté nous dispense.
Grand merci de son passe-port;
Je le
crois bon; mais dans cet antre
Je vois fort bien comme l’on
entre,
Et ne vois pas comme on en sort.»
XV
L’OISELEUR,
L’AUTOUR ET L’ALOUETTE
[Abstemius]
Les
injustices des pervers
Servent souvent d’excuse aux nôtres.
Telle
est la loi de l’univers:
Si tu veux qu’on t’épargne, épargne
aussi les autres.
Un Manant au miroir prenait des oisillons.
Le
fantôme brillant attire une Alouette:
Aussitôt un Autour,
planant sur les sillons,
Descend des airs, fond, et se jette
Sur
celle qui chantait, quoique près du tombeau,
Elle avait évité
la perfide machine,
Lorsque, se rencontrant sous la main de
l’oiseau,
Elle sent son ongle maline.
Pendant qu’à la plumer
l’Autour est occupé,
Lui-même sous les rets demeure
enveloppé
«Oiseleur, laisse-moi, dit-il en son langage;
Je ne
t’ai jamais fait de mal.»
L’Oiseleur repartit: «Ce petit
animal
T’en avait-il fait davantage ?»
XVI
LE
CHEVAL ET L’ÂNE
Ésope]
En
ce monde il se faut l’un l’autre secourir:
Si ton voisin vient à
mourir,
C’est sur toi que le fardeau tombe.
Un Âne
accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son
simple harnais,
Et le pauvre Baudet si chargé, qu’il succombe.
Il
pria le Cheval de l’aider quelque peu:
Autrement il mourrait
devant qu’être à la ville.
«La prière, dit-il, n’en est pas
incivile:
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.»
Le
Cheval refusa, fit une pétarade:
Tant qu’il vit sous le faix
mourir son camarade,
Et reconnut qu’il avait tort.
Du Baudet,
en cette aventure,
On lui fit porter la voiture,
Et la peau
par-dessus encore.
XVII
LE
CHIEN QUI LÂCHE SA PROIE POUR L’OMBRE
[Ésope]
Chacun
se trompe ici-bas:
On voit courir après l’ombre
Tant de fous,
qu’on n’en sait pas
La plupart du temps le nombre.
Au Chien
dont parle Ésope il faut les renvoyer.
Ce Chien, voyant sa proie
en l’eau représentée,
La quitta pour l’image, et pensa se
noyer.
La rivière devint tout d’un coup agitée;
A toute peine
il regagna les bords,
Et n’eut ni l’ombre ni le corps.
XVII
LE
CHARTIER EMBOURBÉ
[Ésope]
Le
Phaéton d’une voiture à foin
Vit son char embourbé. Le pauvre
homme était loin
De tout humain secours: c’était à la
campagne,
Près d’un certain canton de la basse Bretagne,
Appelé
Quimper-Corentin.
On sait assez que le Destin
Adresse là les
gens quand il veut qu’on enrage:
Dieu nous préserve du
voyage!
Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le
voilà qui déteste et jure de son mieux,
Pestant, en sa fureur
extrême,
Tantôt contre les trous, puis contre ses
chevaux,
Contre son char, contre lui-même.
Il invoque à la
fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le
monde:
«Hercule, lui dit-il, aide-moi. Si ton dos
A porté la
machine ronde,
Ton bras peut me tirer d’ici.»
Sa prière étant
faite, il entend dans la nue
Une voix qui lui parle
ainsi:
«Hercule veut qu’on se remue;
Puis il aide les gens.
Regarde d’où provient
L’achoppement qui te retient;
Ôte
d’autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite
boue
Qui jusqu’à l’essieu les enduit;
Prends ton pic et me
romps ce caillou qui te nuit;
Comble-moi cette ornière. As-tu
fait ? – Oui, dit l’homme.
– Or bien je vais t’aider, dit la voix.
Prends ton fouet.
– Je l’ai pris. Qu’est ceci ? mon char marche à
souhait:
Hercule en soit loué!» Lors la voix: «Tu vois
comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi, le
Ciel t’aidera.»
XIX
LE
CHARLATAN
[Abstemius]
Le
monde n’a jamais manqué de charlatans:
Cette science, de tout
temps,
Fut en professeurs très-fertile.
Tantôt l’un en
théâtre affronte l’Achéron,
Et l’autre affiche par la
ville
Qu’il est un passe-Cicéron.
Un des derniers se vantait
d’être
En éloquence si grand maître,
Qu’il rendrait disert
un badaud,
Un, manant, un rustre, un lourdaud;
«Oui,
Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne:
Que l’on m’amène un
âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître passé,
Et veux
qu’il porte la soutane.»
Le Prince sut la chose; il manda le
Rhéteur.
«J’ai, dit-il, en mon écurie
Un fort beau roussin
d’Arcadie;
J’en voudrais faire un orateur.
– Sire, vous pouvez
tout.» reprit d’abord notre homme.
On lui donna certaine
somme:
Il devait au bout de dix ans
Mettre son âne sur les
bancs;
Sinon, il consentait d’être, en place publique,
Guindé
la hart au col, étranglé court et net,
Ayant au dos sa
rhétorique,
Et les oreilles d’un baudet.
Quelqu’un des
courtisans lui dit qu’à la potence
Il voulait l’aller voir, et
que, pour un pendu,
Il aurait bonne grâce et beaucoup de
prestance;
Surtout qu’il se souvînt de faire à l’assistance
Un
discours où son art fût au long étendu,
Un discours pathétique,
et dont le formulaire
Servît à certains Cicérons
Vulgairement
nommés larrons.
L’autre reprit: «Avant l’affaire,
Le Roi,
l’Ane, ou moi, nous mourrons.»
Il avait raison. C’est folie
De
compter sur dix ans de vie.
Soyons bien buvants, bien
mangeants:
Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.
XX
LA
DISCORDE
[Corrozet]
La
déesse Discorde ayant brouillé les Dieux,
Et fait un grand
procès là-haut pour une pomme,
On la fit déloger des
Cieux.
Chez l’animal qu’on appelle homme
On la reçut à bras
ouverts,
Elle et Que-si-Que-non, son frère,
Avec Tien-et-Mien,
son père.
Elle nous fit l’honneur en ce bas univers
De
préférer notre hémisphère
A celui des mortels qui nous sont
opposés,
Gens grossiers, peu civilisés,
Et qui, se mariant
sans prêtre et sans notaire,
De la Discorde n’ont que faire.
Pour
la faire trouver aux lieux où le besoin
Demandait qu’elle fût
présente,
La Renommée avait le soin
De l’avertir; et l’autre,
diligente,
Courait vite aux débats et prévenait la Paix,
Faisait
d’une étincelle un feu long à s’éteindre.
La Renommée enfin
commença de se plaindre
Que l’on ne lui trouvait jamais
De
demeure fixe et certaine;
Bien souvent l’on perdait, à la
chercher, sa peine:
Il fallait donc qu’elle eût un séjour
affecté,
Un séjour d’où l’on pût en toutes les
familles
L’envoyer à jour arrêté.
Comme il n’était alors
aucun couvent de filles,
On y trouva difficulté.
L’auberge
enfin de l’Hyménée
Lui fut pour maison assignée.
XXI
LA
JEUNE VEUVE
[Abstemius]
La
perte d’un époux ne va point sans soupirs;
On fait beaucoup de
bruit; et puis on se console:
Sur les ailes du Temps la tristesse
s’envole,
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d’une
année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande; on
ne croirait jamais
Que ce fût la même personne:
L’une fait
fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou
faux celle-là s’abandonne;
C’est toujours même note et pareil
entretien;
On dit qu’on est inconsolable;
On le dit, mais il
n’en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par
la vérité.
L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre
monde. A ses côtés, sa femme
Lui criait: «Attends-moi, je te
suis; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à
s’envoler.»
Le mari fait seul le voyage.
La belle avait un
père, homme prudent et sage;
Il laissa le torrent couler.
A la
fin, pour la consoler:
«Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser
de larmes:
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos
charmes?
Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je
ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change
en des noces ces transports;
Mais, après certain temps, souffrez
qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre
chose
Que le défunt. – Ah! dit-elle aussitôt,
Un cloître est
l’époux qu’il me faut.»
Le père lui laissa digérer sa
disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L’autre mois, on
l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au
linge, à la coiffure:
Le deuil enfin sert de parure,
En
attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au
colombier; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la
fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de
Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri;
Mais
comme il ne parlait de rien à notre belle:
«Où donc est le
jeune mari
Que vous m’avez promis ?» dit-elle.
ÉPILOGUE
[Phèdre]
Bornons ici cette carrière!
Les longs ouvrages me font peur.
Loin d’épuiser une matière,
On n’en doit prendre que la fleur.
Il s’en va temps que je reprenne
Un peu de forces et d’haleine
Pour fournir à d’autres projets.
Amour, ce tyran de ma vie,
Veut que je change de sujets:
Il faut contenter son envie.
Retournons à Psyché. Damon, vous m’exhortez
A peindre ses malheurs et ses félicités:
J’y consens; peut-être ma veine
En sa faveur s’échauffera.
Heureux si ce travail est la dernière peine
Que son époux me causera!