Jean Racine et la monarchie absolue comme annulation de la contradiction

Il est tout à fait logique que l’on retrouve chez Racine le même souci que chez La Bruyère et La Rochefoucauld, ou encore La Fontaine, à savoir la tendance à l’annulation de la contradiction. La monarchie absolue fait du roi une sorte de zéro absolu, absorbant l’affrontement entre aristocratie et bourgeoisie.

Le néo-stoïcisme exige au fond une chose simple : l’annulation de la contradiction, au lieu d’un système de valeurs supérieures. Les contradictions doivent s’effacer devant l’intérêt principal, celui de l’organe central, qui se présente comme unique afin de masquer l’existence même de ces contradictions.

Il y a ainsi d’un côté centralité, de l’autre négativité affirmée par cette centralité. C’est le reflet direct du fait que l’appareil d’État de la monarchie absolue est issue de la féodalité, mais s’extrait de celle-ci suffisamment pour la contre-balancer par la bourgeoisie et le capitalisme s’élançant. Cela ne peut bien entendu être que temporaire, et relativement instable en tant que superstructure.

La monarchie absolue affirme donc la bourgeoisie et l’aristocratie, et en même temps les nient. Le régime se veut l’annulation de la contradiction. L’honnête homme apparaît donc comme l’homme de cette annulation :

– annulation de ses comportements féodaux, rétrogrades, indignes sur le plan de la civilisation ;

– annulation de ce qui va dans le sens d’une expression du conflit aristocratie/bourgeoisie lui-même.

Costume du XIXe siècle pour Hermione
dans Andromaque

L’aristocrate doit rester aristocrate, le bourgeois bourgeois, car c’est en maintenant leur identité qu’ils maintiennent l’ordre dominant s’appuyant sur leur neutralisation historique. C’est de cette neutralisation que va ressortir, de manière apparemment étrange ou surprenante, mais en fait dialectiquement inévitable, les Lumières, comme affirmation de la civilisation, mais sans l’aristocratie.

Les Lumières posent la contradiction par l’affirmation de la science, de la raison, là où le néo-stoïcisme l’annulait en niant ce qui vient perturber, troubler. Le néo-stoïcisme est à ce titre une aberration historique, puisqu’il nie une contradiction inévitable ; cependant cette aberration correspond à un moment d’émergence du nouveau contre l’ancien, ce qui lui donne un sens historique.

Et comme on l’a vu, Molière avec sa dimension sociale et Racine avec sa dimension psychique-psychologique portaient des éléments de dépassement de cette annulation.

La monarchie absolue se pose en annulation de la contradiction aristocratie-bourgeoisie, mais partant de là elle la reconnaît. Son attitude négative correspond à une étape positive historique.

La monarchie absolue est l’annulation de la contradiction, parce que, historiquement, elle est le vecteur de son affirmation.

La scène d’exposition de Bérénice expose cela avec une clarté remarquable. Elle se déroule dans le cabinet qui se situe entre deux appartements : celui de Titus, celui de Bérénice. Ce sont les deux pôles de la contradictions, et c’est Antiochus qui se pose d’emblée comme annulation de la contradiction, en apparaissant au milieu des deux, lui l’ami de Titus, lui l’amoureux de Bérénice :

Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

Souvent ce cabinet superbe et solitaire

Des secrets de Titus est le dépositaire.

C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

De son appartement cette porte est prochaine,

Et cette autre conduit dans celui de la reine.

Comme on est par ailleurs dans le néo-stoïcisme, Antiochus ne pourra pas bloquer la contradiction qu’il montre : il partira seul. La contradiction devra en effet être annulée, par le départ de Bérénice, alors que Titus devient roi de Rome. La contradiction s’annule, elle disparaît devant les priorités de l’ordre.

Cela joue évidemment uniquement pour l’ordre social, pas pour l’ordre intérieur de la vie psychologique, sinon Racine ne serait qu’un simple néo-stoïcien sans envergure.

Si l’on prend le début de Britannicus, qui se déroule dans une chambre du palais de Néron, on a également immédiatement le thème de l’annulation, du retour, de la remise en ordre :

Quoi ? tandis que Néron s’abandonne au sommeil,

Faut−il que vous veniez attendre son réveil ?

Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte,

La mère de César veille seule à sa porte ?

Madame, retournez dans votre appartement.

Le sommeil s’oppose au réveil, tout comme le fait de veiller s’oppose au retour dans son appartement, pour aller dormir. Le palais s’oppose à l’absence de suite et d’escorte, la mère au fait d’être seule.

Si l’on prend le début d’Iphigénie, on a pareillement une annulation. On est dans la tente d’Agamemnon et voici les premiers mots :

Agamemnon

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille :

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

Arcas

C’est vous−même, Seigneur ! Quel important besoin

Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?

A peine un faible jour vous éclaire et me guide.

Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.

Les yeux de l’un s’opposent aux yeux de l’autre, Agamemnon s’oppose à lui-même en parlant de lui comme d’un autre, la nuit s’oppose au jour.

Mais les yeux ouverts des deux s’opposent aux yeux de tous qui sont fermés, qui dorment, et ainsi annulent la contradiction entre Agamemnon et Arcas.

Dans Phèdre, on a pareillement l’annulation, puisque les premiers mots sont ceux de Hippolyte, le séjour s’opposant au départ, l’agitation à l’oisiveté. Hippolyte veut annuler l’absence de Thésée, en partant à sa recherche.

Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,

Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

Dans le doute mortel dont je suis agité,

Je commence à rougir de mon oisiveté.

La remise en ordre est exposée, car elle sous-tend l’ordre, et inversement la mise en valeur de l’ordre expose le non-ordre en tant qu’exposition de la vie intérieure, psychologique.

C’est cette dynamique qui fait toute la force de l’écriture racinienne.

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