Jean Racine : néo-stoïcisme et compensation du protestantisme

Le théâtre tragique de Racine s’inscrit dans une phase bien précise du mode de production féodale : la monarchie absolue, qui est son stade le plus élevé. Il correspond, pour en cadrer la situation historique particulière, au classicisme de la nation française s’étant formée au XVIe siècle.

Comme il n’est pas d’œuvre significative culturellement sans époque marquée par un développement qualitatif, avec une société connaissant des progrès scientifiques, techniques, productifs, des êtres humains connaissant des facultés plus denses, intenses, approfondies, il s’agit de saisir le moment historique où apparaît Racine.

Il faut pour cela voir comment l’être humain, tout en conservant sa base naturelle, voit celle-ci rentrer en mouvement dialectique avec la civilisation qui, lorsqu’elle progresse, amène des types d’existence.

En ce sens, la monarchie absolue, phase la plus haute de la féodalité, a établi en France un nouveau profil d’être humain, tout à fait reconnaissable alors et défini comme « l’honnête homme ». Il ne s’agit pas ici cependant que des mœurs, de l’intégration de chaque individu cultivé dans un système de valeurs sociales réglées, où la correction est reine.

Il s’agit également d’une mentalité bien particulière, où l’État apparaît comme le nœud central des rapports humains et des valeurs. Ce qui caractérise le XVIIe siècle français, c’est donc que les œuvres authentiques, propres à l’époque, sont traversées de part en part par le néo-stoïcisme qui représente, du point de vue du matérialisme historique, l’idéologie de la monarchie absolue.

Ce néo-stoïcisme s’élabore dès la genèse de la monarchie absolue, avec François Ier comme démarreur d’un processus largement prolongé et renforcé par le camp des « politiques » au moment de Henri IV, dont Montaigne est bien entendu le plus éminent représentant.

Mais si Montaigne fait de nombreuses références au stoïcisme dans ses Essais, s’il soutient le camp de l’État contre celui de la féodalité et de la religion, on n’est pas encore dans le néo-stoïcisme qui marque le triomphe de Louis XIV.

Versailles ne représente nullement le Roi Soleil et rien n’est plus faux que de le voir comme un despote, ou même comme un tyran. Le roi, dans la monarchie absolue, est le grand translateur des valeurs et des luttes de classe dans la société, amenant un équilibre résolument nécessaire.

C’est de là que viendra par la suite, comme produit indirect, l’idéologie monarchiste voyant en le roi le grand « neutralisateur ». Ici est la véritable genèse de l’idéologie de l’Action française, sans que jamais celle-ci n’en ait eu conscience.

Le néo-stoïcisme ne dit pas qu’il faut se soumettre au roi, mais que l’ordre social correspond à l’État, et l’État à l’ordre social. Les comportements doivent donc non pas simplement être adéquats, mais qui plus est renforcer tant l’ordre social que l’État.

Le théâtre de Racine présente cela de manière tout à fait lisible à l’époque.

Dans Phèdre, par exemple, le personnage éponyme a une vie psychique intense, en liaison avec la question de la vie intérieure, féminine. Mais ce personnage est aussi en liaison avec les protagonistes que sont Thésée et Hippolyte, qui doivent, en tant que roi et en tant que « citoyen », agir de manière conforme malgré ce trouble.

Il y a une combinaison de l’affirmation de la vie intérieure et de l’idéologie néo-stoïcienne.

Il en va de même dans Bérénice. Bérénice est celle par qui le trouble arrive, et ceux qui comptent pour la dimension néo-stoïcienne dans la pièce sont Titus et Antiochius, le roi et le « citoyen », qui doivent se comporter de manière juste, et ce malgré Bérénice. Dans Iphigénie, c’est pareillement Iphigénie par qui le trouble arrive, perturbant Agamemnon, Achille, Ulysse, qui doivent assumer leur fonction juridico-politique, étatique.

Pareillement, dans Mithridate, la question de Monime trouble (de manière très différente) Mithridate, Pharnace et Xipharès dans leur rapport avec leur devoir étatique.

Comment comprendre cette cohabitation d’une affirmation de la vie intérieure, de la dimension psychique, avec le néo-stoïcisme ? Il s’agit tout simplement d’une nécessité historique. Les Français du 17e siècle sont déjà extrêmement différents de ceux du 16e siècle. En fait, ils étaient justement mûrs à ce moment-là pour le protestantisme, mais c’était trop tard, la monarchie absolue avait déjà happé les forces rationalisatrices à son service.

De là vient le néo-stoïcisme, très sérieux, très structuré, d’une monarchie absolue pourtant parasitaire et formant une simple période pour la modernisation étatique dans un équilibre aristocratie – bourgeoisie basculant toujours davantage en faveur de cette dernière.

Cependant, le protestantisme n’est pas qu’un rationalisme ; il est également la reconnaissance de l’existence personnelle. Cela, la monarchie absolue ne pouvait pas l’accepter, d’où sa perte, avec la révolution française.

Il fallait toutefois bien en admettre certains traits, même déformés : c’est là qu’intervient le théâtre de Racine, et pourquoi il a été marquant à son époque. Il joue le rôle historique d’affirmation de la vie intérieure.

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