C’est le délégué péruvien Hugo « Saco » Pesce qui présenta les thèses de José Carlos Mariátegui sur les Indiens lors de la première conférence communiste latino-américaine. Le discours prononcé a été écrit par les deux, même si, bien entendu, c’est José Carlos Mariátegui qui en forme le socle.
C’est un document de portée stratégique, une analyse qui se présente comme une contribution, tout en fournissant des éléments clefs : c’est typique du style de José Carlos Mariátegui.
Voici les principaux points :
« Ce n’est que ces dernières années que nous avons assisté à l’émergence d’études rigoureuses et impartiales visant à révéler la véritable nature des éléments qui constituent le problème racial parmi nous.
Des travaux sérieux de critique marxiste ont récemment commencé à paraître, étudiant consciencieusement la réalité de ces pays, analysant leurs processus économiques, politiques, historiques et ethniques, faisant fi des paradigmes académiques et savants, et posant les problèmes actuels en lien avec le fait fondamental : la lutte des classes.
Mais ce travail est récent et ne concerne que quelques pays.Pour la majorité des pays d’Amérique latine, les camarades délégués des partis respectifs ont trouvé des informations insuffisantes ou falsifiées : cela explique pourquoi les contributions informatives à cette conférence ont nécessairement révélé un contenu insuffisant et, dans certains cas, un caractère confus dans leur approche du problème racial (…).
En Amérique latine, le problème racial sert, entre autres, à la spéculation intellectuelle bourgeoise pour masquer ou ignorer les véritables problèmes du continent.La critique marxiste a l’impérieuse obligation de le présenter dans ses termes véritables, en se débarrassant de toute distorsion casuistique ou pédante. Économiquement, socialement et politiquement, le problème racial est, fondamentalement, celui de la liquidation du féodalisme (…).
La colonisation de l’Amérique latine par la race blanche n’a eu, comme il est facile de le prouver, que des effets retardateurs et déprimants sur la vie des peuples autochtones.Leur évolution naturelle a été interrompue par l’action avilissante des Blancs et des métis.
Des peuples tels que les Quichuas et les Aztèques, qui avaient atteint un niveau avancé d’organisation sociale, ont régressé, sous le régime colonial, jusqu’à devenir des tribus agricoles dispersées.Les éléments de civilisation qui subsistent dans les communautés autochtones du Pérou sont, avant tout, ce qui subsiste de l’ancienne organisation autochtone.
Dans l’agriculture féodale, la civilisation blanche n’a pas créé de centres de vie urbaine ; elle n’a même pas toujours été synonyme d’industrialisation et de mécanisation ; elle a également été utilisée comme un moyen de subsistance.Sur les latifundia péruviens, à l’exception de certains élevages de bétail, la domination blanche ne représente aucun progrès par rapport à la culture aborigène.
Nous appelons l’exploitation féodale des autochtones sur les grandes propriétés agricoles le « problème autochtone ».L’Indien, dans 90 % des cas, n’est pas un prolétaire, mais un serf.
Le capitalisme, en tant que système économique et politique, se révèle incapable, en Amérique latine, de construire une économie affranchie des handicaps féodaux (…).
Camarades : le réalisme d’une politique révolutionnaire, sûre et précise, dans l’appréciation et l’utilisation des faits sur lesquels elle doit agir dans ces pays, où la population indigène ou noire représente une part importante et joue un rôle majeur, peut et doit transformer le facteur racial en facteur révolutionnaire.
Il est essentiel de donner au mouvement du prolétariat indigène ou noir, agricole et industriel, un caractère clair de lutte de classe.
« Nous devons donner aux populations indigènes ou noires asservies », a déclaré un camarade du Brésil, « la certitude que seul un gouvernement d’ouvriers et de paysans de toutes races qui habitent le territoire les émancipera véritablement, car seul cela peut éteindre le régime des grands domaines et le régime industriel capitaliste et les libérer définitivement de l’oppression impérialiste. » (…)
Le problème racial n’est pas commun à tous les pays d’Amérique latine et ne présente pas les mêmes proportions ni les mêmes caractéristiques dans tous ceux qui en souffrent.Si dans certains pays, il est d’importance limitée ou localisé à l’échelle régionale, ce qui signifie qu’il n’influence pas significativement le processus socio-économique, dans d’autres, il est clairement présent (…).
Les Indiens « Incas » occupent, presque sans discontinuité, formant des conglomérats assez compacts, un vaste territoire qui s’étend sur plusieurs États.Ces Indiens, pour la plupart des « montagnards », occupent principalement les régions andines de la « sierra » ou des grands plateaux andins, s’étendant jusqu’aux montagnes du Pérou, de l’Équateur, du nord du Chili, de la Bolivie et de certains territoires du nord de l’Argentine.
L’économie de ces peuples autochtones est principalement liée à la terre qu’ils cultivent depuis des temps immémoriaux.Ils vivent dans un climat froid et sont prolifiques : les destructions massives de l’époque coloniale et les métissages massifs qui ont fortement réduit leur nombre n’ont pas empêché une croissance démographique considérable, qui se poursuit aujourd’hui malgré l’exploitation à laquelle ils sont soumis.
Ils parlent leurs propres langues, riches, nuancées et apparentées, dont les principales sont le quichua et l’aymara. Leur civilisation a connu des périodes de splendeur remarquable.
Elle conserve aujourd’hui d’importants vestiges de talents picturaux, plastiques et musicaux.
Ces peuples autochtones, principalement au Pérou et en Bolivie, où ils constituent 60 à 70 % de la population, ainsi qu’en Équateur et au Chili, où ils constituent également une part importante de la population, sont à la base de la production et de l’exploitation capitalistes et posent donc un problème fondamental.Au Pérou, en Équateur, au Chili et dans une partie de la Bolivie, où ils sont liés à l’agriculture et à l’élevage, leurs revendications sont principalement de nature agraire (…).
Les Indiens du « groupe aztèque » occupent une grande partie du Mexique et du Guatemala, où ils constituent la grande majorité de la population. Leur évolution historique et leur haute civilisation sont bien connues.Leur économie et leurs caractéristiques, ainsi que leur importance sociale et leur rôle actuel, sont analogues à ceux des Indiens « incas ».
Leur importance « purement raciale » est niée par le délégué mexicain, qui affirme qu’« il n’y a pas de problème indien au Mexique (sauf dans l’État du Yucatán), mais plutôt une lutte de classes ».
Ces peuples autochtones, souvent qualifiés de « sauvages », sont ethniquement très différents de leurs prédécesseurs.
Ils sont répartis presque exclusivement dans les régions forestières et fluviales du continent, au climat chaud, notamment dans certains États d’Amérique centrale, en Colombie (Chibchas) et au Venezuela (Muysca), dans les Guyanes, dans la région amazonienne péruvienne appelée « Montaña » (Campas), au Brésil et au Paraguay (Guarani), et en Argentine et en Uruguay (Charrúas).
Leur dispersion, en petits groupes, dans de vastes régions forestières, et leur nomadisme lié aux besoins de la chasse et de la pêche, avec une agriculture quasi inexistante, sont des caractéristiques clairement opposées à celles des Indiens (Incas).
Leur ancienne civilisation n’a probablement atteint qu’un niveau très bas. Leurs nombreuses langues et dialectes, généralement pauvres en termes abstraits, et leur tendance à la destruction numérique de la race sont également des caractéristiques opposées à celles des Indiens (Incas).
Leur identité par rapport à la population importe généralement peu : leurs contacts avec la « civilisation » et leur rôle dans la structure économique de chaque pays sont très limités, voire inexistants.
Là où la colonisation ibérique ne les a pas directement détruits, la race à l’état pur a subi des réductions décisives en raison d’intenses métissages, comme ce fut le cas notamment en Colombie, où 2 % de la population est de race pure et 89 % de métis ; comme ce fut le cas au Brésil, où les autochtones « forestiers » représentent un peu plus de 1 %, aux côtés de 60 % de « mamelucos » ou métis (…).
Outre les deux races autochtones mentionnées précédemment, la race noire est présente en proportions importantes en Amérique latine.
Les pays où elle prédomine sont Cuba, les Antilles et le Brésil.
Si la majorité des Amérindiens sont liés à l’agriculture, les Noirs travaillent généralement principalement dans l’industrie.Quoi qu’il en soit, ils sont au cœur de la production et de l’exploitation.
Les Noirs, importés par les colonisateurs, ne sont pas attachés à la terre comme les Amérindiens, n’ont pratiquement pas de traditions propres et ne possèdent pas de langue maternelle, parlant espagnol, portugais, français ou anglais (…).
En général, pour les pays comptant une forte population noire, leur situation constitue un facteur social et économique important.En tant qu’exploités, ils ne sont jamais isolés, mais se tiennent plutôt aux côtés de personnes exploitées d’autres couleurs.
Pour tous sont formulées des revendications propres à leur classe.
En Amérique latine, qui compte plus de 100 millions d’habitants, la majorité de la population est composée d’autochtones et de Noirs.
Mais il y a plus : quel est leur statut social et économique ? Les autochtones et les Noirs sont, pour la plupart, inclus dans la classe des ouvriers et des paysans exploités, et ils constituent la quasi-totalité de ces mêmes classes.
Ce dernier élément suffirait à souligner pleinement l’importance de la race en Amérique latine comme facteur révolutionnaire. Mais d’autres particularités s’imposent à notre réflexion.
Les races susmentionnées sont présentes dans tous les États et constituent une immense couche qui, avec son double caractère commun – racial et exploité – est répandue dans toute l’Amérique latine, au-delà des frontières artificielles maintenues par les bourgeoisies nationales et les impérialistes.
Les Noirs, liés entre eux par la race ; les Indiens, liés entre eux par la race, la culture, la langue et l’attachement à la terre commune ; les Indiens et les Noirs, qui sont en commun et également à la base de la production et qui sont, en commun et également, objets de l’exploitation la plus intense, constituent, pour ces multiples raisons, d’immenses masses qui, unies aux prolétaires et aux paysans exploités, aux métis et aux blancs, devront nécessairement se soulever de manière révolutionnaire contre leurs maigres bourgeoisies nationales et l’impérialisme monstrueusement parasitaire, afin de les submerger irrésistiblement et, cimentant la conscience de classe, établir en Amérique latine le gouvernement des ouvriers et des paysans (…).
Il est de mon devoir de souligner ici, camarades, que l’une des tâches les plus urgentes de nos partis est la révision immédiate de toutes les données historiques actuelles accumulées par les critiques féodales et bourgeoises, élaborées à leur intention par les services statistiques des États capitalistes, et présentées à notre examen dans toute leur distorsion, nous empêchant de considérer avec précision les valeurs incarnées par les races aborigènes primitives.
Seule la connaissance de la réalité concrète, acquise grâce au travail et à l’élaboration de tous les partis communistes, peut nous fournir une base solide pour établir les conditions de l’existant et pour élaborer des directives conformes à la réalité.
Notre recherche historique est utile, mais nous devons avant tout surveiller l’état actuel des populations indigènes, évaluer leur développement intellectuel et affectif, sonder l’orientation de leur pensée collective et évaluer leurs forces d’expansion et de résistance.
Tout cela, nous le savons, est conditionné par les précédents historiques, d’une part, mais surtout par leurs conditions économiques actuelles.Voilà ce que nous devons comprendre en détail.
La vie des Indiens, les conditions de leur exploitation, leurs possibilités de lutte, les moyens les plus pratiques pour l’avant-garde du prolétariat de pénétrer parmi eux, la manière la plus appropriée de s’organiser : tels sont les points fondamentaux que nous devons approfondir afin de mener à bien la tâche historique qui incombe à chaque parti.
La lutte des classes, réalité primordiale reconnue par nos partis, revêt sans aucun doute des caractéristiques particulières lorsque la grande majorité des exploités appartiennent à une race et que les exploiteurs appartiennent presque exclusivement à une autre.
J’ai tenté de démontrer, camarades, certains des problèmes essentiellement raciaux qu’exacerbent le capitalisme et l’impérialisme, certaines des faiblesses, dues également au retard culturel des races, que le capitalisme exploite à son profit exclusif.
Quand l’oppression économique la plus dure pèse sur les épaules d’une classe productrice, et quand s’y ajoute le mépris et la haine dont elle est soumise en tant que race, il ne faut rien de plus qu’une compréhension simple et claire de la situation pour que cette masse se lève comme une seule et même personne et rejette toute forme d’exploitation (…).
Le VIe Congrès de l’Internationale Communiste a une fois de plus mis en évidence la possibilité pour les peuples à l’économie rudimentaire d’initier directement une organisation économique collective, sans passer par la longue évolution que d’autres peuples ont connue.
Nous pensons que parmi les populations « arriérées », aucune, autant que la population indigène inca, ne présente des conditions si favorables pour que le communisme agraire primitif, fondé sur des structures concrètes et un profond esprit collectiviste, se transforme, sous l’hégémonie de la classe prolétarienne, en l’un des fondements les plus solides de la société collectiviste prônée par le communisme marxiste.
[Suit une présentation de la situation des amérindiens dans chaque pays latino-américain.]
Au Mexique, contrairement aux pays mentionnés précédemment, il n’existe aucune animosité envers les Amérindiens.Le pourcentage d’Amérindiens de pure souche est si élevé, et surtout, le métissage est si important, que les caractéristiques raciales amérindiennes sont des caractéristiques nationales.
Des présidents de la République, des généraux et des hommes d’État de pure souche amérindienne ont été élus, et les Amérindiens ne rencontrent pas la résistance spirituelle ou brutale qui afflige les Amérindiens d’autres nations (…).
Il est intéressant de noter un fait.Ces races [il est désormais parlé des Amérindiens n’ayant pas atteint un certain niveau de civilisation], parfois importantes, sont celles qui ont le plus contribué à la formation ethnique des nations qui se sont constituées sur leur territoire, ayant donné lieu à des métissages extrêmement intenses avec les envahisseurs, les réduisant à des groupes extrêmement rares et, dans le même temps, isolés de la côte, de son économie et de sa culture.
Ce phénomène est particulièrement visible en Colombie, où elles représentent moins de 2 % contre environ 86 % des métis ; au Brésil, où elles représentent un peu plus de 1 % contre 60 % des « mamelouks » (hors mulâtres).Toute cette coopération biologique leur a valu l’absorption quasi totale de leur race et la réduction des noyaux « purs » au statut de « sauvages ».
Dans d’autres nations, leurs contacts avec les envahisseurs ont été brefs et violents.Les Indiens des forêts, pour la plupart, se sont repliés vers l’intérieur et n’ont contribué qu’en très faible nombre au métissage, comme ce fut le cas en Équateur, au Pérou, en Uruguay et dans d’autres États (…).
En Amérique latine, les populations métisses et mulâtres sont réparties dans toutes les classes sociales, laissant toutefois toujours la race blanche prédominante au sein de la classe exploiteuse.
Après l’Indien et le Noir, elle occupe une place assez importante au sein de la classe prolétarienne.Ils n’ont absolument aucune revendication sociale propre, si ce n’est celle de se libérer du mépris que les Blancs leur infligent.
Leurs revendications économiques se confondent avec celles de la classe à laquelle ils appartiennent.
Dans les nations où ils constituent la quasi-totalité de la population, leur existence en tant que grand prolétariat et paysannerie leur confère un rôle important dans la lutte révolutionnaire (…).
À ce stade, la nature fondamentalement économique et sociale du problème racial en Amérique latine apparaît clairement, tout comme le devoir de tous les partis communistes d’empêcher les déviations intéressées que la bourgeoisie cherche à imposer à la solution de ce problème, en l’orientant exclusivement sur une dimension raciale.
Ils ont également le devoir de souligner la nature économique et sociale des luttes des masses exploitées, indigènes ou noires, en détruisant les préjugés raciaux, en dotant ces mêmes masses d’une conscience de classe claire, en les orientant vers leurs revendications concrètes et révolutionnaires, en les éloignant des solutions utopiques et en affirmant leur identité avec les prolétaires métis et blancs, en tant qu’éléments de la même classe productrice et exploitée (…).
Le problème indigène, dans la plupart des cas, s’identifie à celui de la terre.L’ignorance, le retard et la misère des peuples indigènes ne sont que la conséquence de leur servitude.
Les latifundias féodales maintiennent l’exploitation et la domination absolue des masses indigènes par la classe possédante.
La lutte des peuples indigènes contre les gamonales a toujours reposé sur la défense de leurs terres contre l’absorption et la dépossession. Il existe donc une revendication indigène instinctive et profonde : la revendication foncière.
Donner à cette revendication un caractère organisé, systématique et défini est la tâche à laquelle la propagande politique et le mouvement ouvrier ont le devoir de coopérer activement (…).
Sur la base de ces conclusions, je crois que les revendications des travailleurs indiens ou noirs exploités peuvent et doivent être présentées de la manière suivante, ou d’une manière similaire élaborée par le Congrès :
I. Lutte pour la terre de ceux qui la travaillent, expropriés sans indemnisation.
a) Latifundia de type primitif : fragmentation et occupation par les communautés voisines et les ouvriers agricoles qui les cultivent, éventuellement organisés en communauté ou collectivement.
b) Latifundia de type industrialisé : occupation par les ouvriers agricoles qui les exploitent, organisés collectivement.
c) Les terres cultivées par les métayers leur seront transmises.
d) Les propriétaires fonciers qui cultivent leurs terres en resteront propriétaires.
II. Organisation d’organisations spécifiques : syndicats, ligues paysannes, blocs ouvriers et paysans, liaisons entre ces organisations, indépendamment des préjugés raciaux, et organisations urbaines.
Lutte du prolétariat et de la paysannerie indigènes ou noirs pour les mêmes revendications que celles qui constituent l’objectif de leurs frères de classe appartenant à d’autres races.
Armement des ouvriers et des paysans pour conquérir et défendre leurs revendications.
III. Abrogation des lois contraignantes pour les peuples indiens ou noirs : systèmes féodaux d’esclavage, conscription routière, recrutement militaire, etc.
Seule la lutte des indiens, des prolétaires et des paysans, en étroite alliance avec le prolétariat métis et blanc contre le régime féodal et capitaliste, peut permettre le libre développement des caractéristiques raciales indiennes (et notamment des institutions à tendance collectiviste) et créer des liens entre les peuples indiens de différents pays, par-delà les frontières actuelles qui divisent les anciennes entités raciales, les conduisant à l’autonomie politique de leur race.
(Applaudissements.) »
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain