Contrairement à ce qu’on peut peut-être s’imaginer, le mouvement communiste a émergé tardivement en Amérique latine, et a vite connu d’énormes complications.
Reflet de cette situation, lors du premier congrès de l’Internationale Communiste en 1919, il n’y avait aucun délégué latino-américain de présent.
Au deuxième congrès, en 1920, il y avait un délégué du Mexique.
Au troisième congrès en 1921, il y avait deux représentants du Mexique, ainsi que deux de l’Argentine.
Au quatrième congrès, en 1922, il y avait deux Argentins, un Brésilien, un Chilien et un Mexicain.
Au cinquième congrès, en 1924, on avait un Argentin, un Brésilien, un Mexicain.
On a alors une amélioration notable, même si en fait dans la quasi totalité des cas, les délégués ne sont pas d’origine latino-américaine eux-mêmes, mais des cadres communistes occidentaux attribués aux Partis latino-américains.
L’Internationale Communiste décide alors en 1925 de mettre en place un bureau pour l’Amérique latine, ce qui est réalisé le 15 avril 1926.
Au sixième congrès de l’Internationale Communiste, en 1928, il y avait ainsi 17 représentants d’Amérique latine (dont 6 avec voix en fait consultative), avec comme pays représentés l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, le Mexique, le Paraguay, l’Uruguay.
Le délégué de Cuba ne fut pas en mesure de venir.
C’est le véritable début d’une politique de grande ampleur. De manière notable, on a en 1929 trois latino-américains qui sont élus au Conseil général de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale : le peintre muraliste mexicain Diego Rivera, le révolutionnaire nicaraguayen Augusto César Sandino, et José Carlos Mariátegui.
En 1929 se tient également en mai la conférence latino-américaine de l’Internationale Syndicale Rouge, à Montevideo en Uruguay, puis en juin la première conférence communiste latino-américaine qui a, on l’aura compris, comme objectif de cimenter cette émergence du mouvement communiste.
Se tenant à Buenos Aires, elle accueillit 14 délégations. Les pays représentés ayant pleins droits, de par leur rapport étroit avec l’Internationale Communiste, étaient les suivants : Argentine (8 délégués), Brésil (4), Colombie (3), Cuba (3), Équateur (3), Guatemala (3), Mexique (2), Paraguay (1), Uruguay (3).
Les autres pays représentés étaient les suivants : Bolivie (2 représentants), Chili (avec un empêchement en raison de la répression), El Salvador (2), Panama (2), Pérou (2), Venezuela (1).
En pratique, l’unité des points de vue prédomina cependant et la Conférence fut un grand succès sur ce plan.
Elle marque, concrètement, la naissance du mouvement communiste en Amérique latine, de par la reconnaissance des noyaux fondateurs étant parvenus à installer le mouvement dans chaque pays.
Furent également présents des représentants de l’Internationale communiste, de l’Internationale des Jeunes Communistes, du Parti Communiste des États-Unis, du Parti Communiste français, du Secrétariat sud-américain de l’Internationale communiste et du Secrétariat sud-américain de l’Internationale des jeunes communistes.
La conférence avait à l’ordre du jour les points suivants :
– la situation internationale de l’Amérique latine et les dangers de guerre ;
– la lutte anti-impérialiste et les problèmes tactiques des Partis Communistes d’Amérique latine ;
– la question syndicale ;
– la question paysanne ;
– le problème des races en Amérique latine ;
– le travail de la Ligue anti-impérialiste ;
– le mouvement de la Jeunesse Communiste ;
– les questions d’organisation ;
– le travail du secrétariat sud-américain ;
– point sur la solution de la crise au sein du Parti Communiste d’Argentine.
Il n’est ici pas bien difficile de voir le problème.
En 1929, les Partis Communistes en Europe ont déjà dû faire face à une problématique nouvelle : la révolution mondiale n’a pas renforcé leurs forces, ils doivent s’installer dans la durée, donc s’acclimater aux réalités propres à leur pays.
Or, à lire les points du jour de la conférence communiste latino-américaine de 1929, on a l’impression qu’il s’agit simplement de faire en sorte que les Partis Communistes se présentent comme un écho de ce qui se passe finalement loin d’eux.
Et c’est malheureusement ce qui se passe, puisqu’on est dans une démarche d’impulser de l’extérieur des organisations communistes.
Vittorio Codovilla, qui prend la parole au début, encadre ainsi dès le départ les discussions.
Lui-même est italien, ayant émigré en Argentine à 18 ans, pays où il a pris la tête des communistes.
« Quelle est la période historique actuelle et quelles sont les perspectives du mouvement révolutionnaire mondial ?
Camarades, nous vivons une période historique marquée par l’aggravation des contradictions capitalistes, des conflits inter-impérialistes, l’accélération des crises révolutionnaires, des guerres et des luttes révolutionnaires.En un mot : c’est l’étape finale du capitalisme.
Notre affirmation sera corroborée par l’analyse que nous tenterons de faire brièvement de la situation internationale et de celle des pays d’Amérique latine face aux dangers de guerre, contre lesquels nous devons lutter avec ténacité et énergie, car ils sont les plus immédiats. »
Pour ne pas être faux, cette affirmation manque de vérité concernant la capacité à impulser de l’intérieur même de l’Amérique latine quelque chose qui soit solide.
La collision avec la position de José Carlos Mariátegui était inévitable.
Non pas qu’il y ait une différence quant à l’interprétation de l’impérialisme.
C’est de toute façon partout le même constat : les États-Unis ont arraché la première place au Royaume-Uni et disposent de l’hégémonie en Amérique latine.
Les élites latino-américaines en panique ont réagi en célébrant l’identité latino-américaine, sa « spécificité », sa « mission », etc., avec comme manifeste l’essai intitulé Ariel, publié en 1900, de l’Uruguayen José Enrique Rodó.
Voici les chiffres des investissements capitalistes américains d’avant-guerre et d’après-guerre, plus précisément en 1912 et en 1928, donnés à la conférence par Vittorio Codovilla.
(millones de dólares) | ||
Anteguerra | Postguerra | |
Cuba | 220 | 1.400 |
México | 800 | 1.288 |
Chile | 15 | 451 |
Argentina | 40 | 450 |
Brasil | 50 | 388 |
Perú | 35 | 169 |
Venezuela | 3 | 162 |
Colombia | 2 | 125 |
Bolivia | 10 | 86 |
Uruguay | 5 | 77 |
Costa Rica | 7 | 46 |
Honduras | 3 | 40 |
Guatemala | 20 | 37 |
El Salvador | 3 | 35 |
Panamá | 3 | 31 |
Ecuador | 10 | 30 |
Haití | 4 | 28 |
Santo Domingo | 4 | 28 |
Nicaragua | 3 | 20 |
Paraguay | 4 | 18 |
Guayanas | 5 | 8 |
José Carlos Mariátegui se tenait solidement sur les positions de l’Internationale Communiste ; il n’a jamais été un oppositionnel et n’a jamais été considéré comme tel.
Cependant, sa finesse d’esprit lui faisait comprendre comment des modes de production différents se combinaient dans la situation propre au Pérou.

Sans connaître cela, ceux qui regardaient ses positions ne pouvaient que trouver étrange sa volonté de s’adapter aux conditions nationales alors qu’il y avait « l’urgence » de la question de la guerre et de la révolution mondiale.
Sa position sur les Indiens issus de l’empire inca et leur rapport au communisme laissait également forcément dubitatif.
Cela apparaissait comme une sorte de romantisme, sans rapport avec les exigences du moment.
Lors de la première conférence communiste latino-américaine, le délégué de l’Internationale Communiste, le camarade Luis (en fait le Suisse Jules Humbert Droz), prenant la parole pour poser le cadre révolutionnaire considère ainsi comme nécessaire la révolution de type bourgeoise-démocratique anti-impérialiste.
Il donne le contenu suivant à ce concept :
« La révolution démocratique bourgeoise a une mission économique : briser la domination du féodalisme, de l’impérialisme, de l’Église et des grands propriétaires fonciers ; libérer l’Amérique latine des entreprises impérialistes ; et résoudre la question agraire en restituant la terre à ceux qui la travaillent, que ce soit sous forme de distribution individuelle aux paysans, de restitution aux communautés agricoles ou collectivement aux travailleurs agricoles, sous forme de coopératives de production, de communautés rurales ou d’entreprises collectives.
Son objectif est donc la nationalisation de la terre, du sous-sol, des transports et des grandes entreprises impérialistes ; l’annulation des dettes de l’État, la création d’un gouvernement ouvrier et paysan fondé sur des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats, l’abolition de l’armée et son remplacement par une milice ouvrière et paysanne, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, la journée de huit heures pour la population, la journée de six heures dans les mines et autres travaux insalubres, la sécurité sociale, etc. »
José Carlos Mariátegui ne se place pas en opposition à cela, toutefois il envisage avec beaucoup de profondeur les modalités concrètes du développement interne propre au Pérou.
Cependant, sa pensée était en développement. Il observait, constatait, accompagnait et commençait seulement à synthétiser les questions générales de la révolution péruvienne.
Cela se heurtait ici immanquablement à l’Internationale Communiste qui avait le grand souci de transmettre les fondamentaux du marxisme-léninisme et de la révolution en exigeant une forme bien stricte.
José Carlos Mariátegui se fit ainsi taper sur les doigts pour avoir fondé non pas un Parti Communiste du Pérou, mais un Parti Socialiste du Pérou.
Ce dernier disposait d’un noyau dur communiste et était aligné sur l’Internationale Communiste, mais José Carlos Mariátegui considérait qu’il fallait maintenir une enveloppe socialiste pendant un temps afin de correspondre à la situation péruvienne et à l’affirmation du communisme comme idéologie.
Cela pouvait sembler étrange, mais c’était forcément mieux qu’un Parti Communiste du Mexique fondé très rapidement (en 1917 comme Parti Socialiste Ouvrier puis en novembre 1919 en tant que tel) par un Indien, Manabendra Nath Roy, qui fonda également le Parti Communiste d’Inde en 1925, pour ensuite abandonner le communisme après 1945.
L’un des principaux cadres du Parti Communiste du Mexique fut l’Américain Charles Shipman, qui pareillement abandonna le communisme ; il en alla de même pour deux autres américains, Linn A. E. Gale et Bertram Wolfe.
Et dans ce contexte, c’est un Japonais, Katayama Sen, qui réorganisa le Parti en 1921 !
On a une situation très différente du Pérou avec José Carlos Mariátegui et ceux qui se développèrent à ses côtés. Il y a ainsi un rendez-vous raté.
Cela se traduisit par les réponses de la première conférence communiste latino-américaine aux thèses de José Carlos Mariátegui sur les Indiens.
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain