Le Péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930) est le titan de l’Amérique latine, celui qui a montré l’exemple.
Pourquoi ? Parce qu’il a refusé de converger avec Ariel et que, ce faisant, il a ouvert à la voie à l’analyse de la question nationale du point de vue démocratique.
L’ariélisme dit que les nations latino-américaines ont déjà été fondées, qu’il s’agit d’aller au progrès par l’intermédiaire d’une élite, en se fondant sur la « civilisation » latino-américaine.
José Carlos Mariátegui affirme que les nations latino-américaines restent à affirmer, par le peuple et la démocratie, qu’il s’agit d’aller à la révolution par la classe ouvrière et les masses paysannes, en se fondant sut le socialisme.
C’est la raison pour laquelle il a écrit son œuvre majeure, en 1928, Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne.

Les chapitres de l’oeuvre sont les suivants : aperçu de l’évolution économique, le problème indien, le problème foncier, le processus d’éducation publique, le facteur religieux, régionalisme et centralisme, le processus littéraire.
José Carlos Mariátegui y constate le féodalisme, il analyse historiquement le Pérou et sa réalité.
« Le capitaliste, ou plutôt le propriétaire foncier créole, possède la notion de rente avant celle de production.
Le sens de l’aventure, l’élan créatif et le pouvoir d’organisation qui caractérisent le capitaliste authentique nous sont presque inconnus.
La concentration capitaliste a [historiquement] été précédée d’une période de libre concurrence.
La grande propriété moderne ne découle donc pas de la grande propriété féodale, comme l’imaginent probablement les propriétaires fonciers créoles.
Au contraire, son émergence a nécessité la fragmentation et la dissolution de la grande propriété féodale.
Le capitalisme est un phénomène urbain : il possède l’esprit du bourg industriel, manufacturier et marchand.
C’est pourquoi l’un de ses premiers actes a été la libération de la terre, la destruction du fief. Le développement de la ville devait être nourri par l’activité libre de la paysannerie.
Au Pérou, contrairement au sens de l’émancipation républicaine, l’esprit du fief – antithèse et négation de l’esprit du bourg – s’est vu confier la création d’une économie capitaliste. »
Tout cela n’a rien à avoir avec Ariel. José Carlos Mariátegui expose justement en 1928, à l’occasion du troisième anniversaire de la revue Amauta :
« Le travail de définition idéologique semble accompli. Quoi qu’il en soit, nous avons déjà entendu les opinions catégoriques et attendues avec impatience.
Tout débat est ouvert à ceux qui expriment leurs opinions, non à ceux qui se taisent. La première journée d’Amauta est terminée.
Le deuxième jour, il n’est plus nécessaire de se présenter comme un magazine de la « nouvelle génération », de l’« avant-garde », de la « gauche ». Pour être fidèle à la révolution, il suffit d’être un magazine socialiste.
« Nouvelle génération », « nouvel esprit », « nouvelle sensibilité » : tous ces termes sont devenus obsolètes.
Il en va de même pour ces autres étiquettes : « avant-garde », « gauche », « renouveau ». Elles étaient nouvelles et pertinentes en leur temps.
Nous les avons utilisées pour établir des démarcations provisoires, pour des raisons contingentes de topographie et d’orientation.
Aujourd’hui, elles semblent trop génériques et amphibologiques [= ayant un double sens possible]. Sous ces étiquettes, une lourde contrebande commence à passer.
La nouvelle génération ne sera vraiment nouvelle que dans la mesure où elle saura être, en bref, adulte et créative.
Le mot même de « révolution », dans cette Amérique des petites révolutions, est sujet à malentendu. Nous devons le reconquérir avec rigueur et sans compromis.
Nous devons lui restituer son sens strict et complet.
La révolution latino-américaine ne sera ni plus ni moins qu’une étape, une phase de la révolution mondiale.
Elle sera simplement et purement la révolution socialiste.
À ce mot, ajoutez, selon les cas, tous les adjectifs que vous voudrez : « anti-impérialiste », « agraire », « nationaliste-révolutionnaire ».
Le socialisme les présuppose, les précède, les englobe tous.
À l’Amérique du Nord capitaliste, ploutocratique et impérialiste, seule une Amérique latine ou ibérique socialiste peut s’opposer efficacement.
L’ère de la libre concurrence dans l’économie capitaliste est révolue dans tous les domaines et sous tous les aspects.
Nous sommes à l’ère des monopoles, c’est-à-dire des empires.
Les pays d’Amérique latine sont en retard sur la concurrence capitaliste.
Les premières places sont déjà définitivement attribuées.
Le destin de ces pays, au sein de l’ordre capitaliste, est celui de simples colonies. L’opposition des langues, des races et des esprits n’a aucune signification décisive.
Il est ridicule de parler encore du contraste entre une Amérique saxonne matérialiste et une Amérique latine idéaliste, entre une Rome blonde et une Grèce pâle.
Tous ces clichés sont irrémédiablement discrédités. Le mythe de Rodó n’a plus – n’a jamais – d’effet utile et fructueux sur les âmes.
Rejetons inexorablement toutes ces caricatures et simulacres d’idéologies et prenons au sérieux la réalité.
Le socialisme n’est certes pas une doctrine indo-américaine.
Mais aucune doctrine, aucun système contemporain ne l’est, ni ne peut l’être.
Et le socialisme, bien que né en Europe, comme le capitalisme, n’est ni spécifique ni particulièrement européen.
C’est un mouvement mondial, dont aucun des pays qui évoluent dans l’orbite de la civilisation occidentale n’est exempt.
Cette civilisation mène, avec une force et des moyens inégalés par aucune civilisation, à l’universalité.
L’Indo-Amérique, dans cet ordre mondial, peut et doit avoir une individualité et un style, mais pas une culture ni un destin particuliers. »
José Carlos Mariátegui est l’anti-Ariel, car il assume l’Amérique latine dans sa réalité, dans ses différentes réalités, les seules justement qui peuvent aboutir à une Amérique latine en fusion, par en bas, et non une construction artificielle, par en haut, par les criollos.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)