José Carlos Mariátegui : le protestantisme, le déisme, la franc-maçonnerie, le socialisme

On notera que de manière très intéressante, José Carlos Mariátegui souligne l’importance du protestantisme comme idéologie propre à la bourgeoisie.

Il a compris que les mentalités de l’entrepreneur étaient en phase avec le protestantisme, alors que le catholicisme lui opposait des comportements freinant le capitalisme.

« Si le culte somptueux et la liturgie majestueuse possédaient un pouvoir de suggestion unique pour s’imposer au paganisme indigène, le catholicisme espagnol, en tant que conception de la vie et discipline de l’esprit, manquait de capacité à créer des éléments de travail et de richesse dans ses colonies.

C’est, comme je l’ai observé dans mon étude de l’économie péruvienne, le point faible de la colonisation espagnole.

Cependant, il serait arbitraire et extrême de tenir le catholicisme, qui, dans d’autres pays d’Amérique latine, a su se rapprocher astucieusement des principes de l’économie capitaliste, pour seul responsable du médiévalisme récalcitrant de l’Espagne, qui a entraîné sa lente et pénible évolution vers le capitalisme.

Les congrégations, en particulier celles des Jésuites, opéraient dans la sphère économique avec plus d’habileté que l’administration civile et ses administrateurs.

La noblesse espagnole méprisait le travail et le commerce ; la bourgeoisie, très retardée dans son progrès, était contaminée par les principes aristocratiques.

Mais, de manière générale, l’expérience de l’Occident révèle de manière très concrète la solidarité entre capitalisme et protestantisme.

Le protestantisme apparaît dans l’histoire comme le levain spirituel du processus capitaliste.

La Réforme protestante contenait l’essence, le germe de l’État libéral. Le protestantisme et le libéralisme, respectivement courants religieux et tendances politiques, ont correspondu au développement des facteurs de l’économie capitaliste.

Les faits corroborent cette thèse.

Le capitalisme et l’industrialisme n’ont nulle part porté autant de fruits que parmi les nations protestantes.

L’économie capitaliste n’a atteint son plein potentiel qu’en Angleterre, aux États-Unis et en Allemagne.

Et, au sein de ces États, les populations de foi catholique ont instinctivement conservé des goûts et des habitudes rurales et médiévales. (La Bavière catholique est également rurale.)

Quant aux États catholiques, aucun n’a atteint un degré d’industrialisation plus élevé.

La France – que l’on ne peut juger à l’aune du marché financier cosmopolite de Paris ou du Comité des Forges – est plus agricole qu’industrielle.

L’Italie – bien que sa démographie l’ait poussée vers la voie du travail industriel qui a créé les centres capitalistes de Milan, Turin et Gênes – conserve sa tendance agraire.

Mussolini se complaît fréquemment à vanter l’Italie rurale et provinciale, et dans l’un de ses derniers discours, il a souligné son aversion pour l’urbanisme et l’industrialisation excessifs, en raison de leur influence dépressive sur le facteur démographique.

L’Espagne, le pays le plus fermé dans sa tradition catholique – qui a expulsé les Juifs de son sol – présente la structure capitaliste la plus arriérée et la plus anémique, aggravée par le fait que son essor industriel et financier n’a pas été au moins compensé par une grande prospérité agricole, peut-être parce que, tandis que le propriétaire foncier italien a hérité d’un sentiment agraire profondément enraciné de ses ancêtres romains, le noble espagnol s’est accroché aux préjugés des professions nobles.

Le dialogue entre les carrières militaire et littéraire en Espagne ne reconnaissait aucune autre primauté que celle de la profession ecclésiastique.

La première étape de l’émancipation de la bourgeoisie est, selon Engels, la Réforme protestante.

« La Réforme de Calvin, écrit le célèbre auteur de l’Anti-Dühring, répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque.

Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial concurrentiel, le succès et l’échec ne dépendent ni de l’activité ni de la capacité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de sa volonté.« 

La rébellion contre Rome des bourgeoisies les plus évoluées et les plus ambitieuses conduisit à la création d’Églises nationales destinées à éviter tout conflit entre le temporel et le spirituel, entre l’Église et l’État.

La libre recherche contenait l’embryon de tous les principes de l’économie bourgeoise : libre concurrence, libre industrie, etc.

L’individualisme, indispensable au développement d’une société fondée sur ces principes, trouva son meilleur encouragement dans la morale et la pratique protestantes.

Marx a clarifié plusieurs aspects de la relation entre protestantisme et capitalisme.

L’observation suivante est particulièrement éclairante : « Le système monétaire est essentiellement catholique ; le système de crédit est éminemment protestant.

Ce qui sauve, c’est la foi : la foi dans la valeur monétaire, considérée comme l’âme de la marchandise, la foi dans le système de production et son ordre prédestiné, la foi dans les agents de production qui personnifient le capital, lequel a le pouvoir d’accroître la valeur par lui-même.

Mais de même que le protestantisme ne s’affranchit presque jamais des fondements du catholicisme, le système de crédit ne s’élève pas au-dessus des fondements du système monétaire.« 

Et ce ne sont pas seulement les dialecticiens du matérialisme historique qui constatent cette consanguinité des deux grands phénomènes. »

De manière très intelligente, il constate concernant ce thème que :

« En France, comme dans d’autres pays où la Réforme n’a pas pris racine, la révolution bourgeoise et libérale n’a pu se réaliser sans le jacobinisme et l’anticléricalisme. »

Ici, le déisme et la franc-maçonnerie jouent un rôle très important ; on sait comment la Troisième République était en France un régime s’appuyant largement sur la franc-maçonnerie pour contrer les forces féodales et monarchistes.

Cela joue également au Pérou :

« Nos libéraux venaient, pour la plupart, des loges maçonniques, qui jouèrent un rôle si actif dans les préparatifs de l’Indépendance, que presque tous professèrent le déisme qui fit de la franc-maçonnerie, dans les pays latins, une sorte de substitut spirituel et politique de la Réforme. »

Cependant, le déisme n’est pas une religion véritable et elle n’a pas été en mesure de remplacer le catholicisme.

On sait comment le déisme a été imposé pendant la Révolution française, pour une courte période, comme religion officielle, avant que la tentative n’échoue bien sûr.

Le catholicisme a maintenu ses positions au Pérou :

« Dans les colonies espagnoles d’Amérique du Sud, la situation était très différente. Au Pérou en particulier, la révolution se heurta à un système féodal intact.

Les affrontements entre pouvoirs civil et ecclésiastique n’avaient aucun fondement doctrinal. Ils reflétaient une querelle interne.

Ils reposaient sur un état latent de concurrence et d’équilibre, typique des pays où la colonisation était perçue comme une forme d’évangélisation et où l’autorité spirituelle tendait facilement à l’emporter sur l’autorité temporelle.

Dès le départ, la constitution républicaine proclama le catholicisme religion nationale.

Fidèles à la tradition espagnole, ces pays manquaient d’éléments de la Réforme protestante.

Le culte de la Raison aurait été encore plus exotique chez des peuples peu actifs intellectuellement et dotés d’une culture philosophique faible et clairsemée.

Les raisons d’être d’autres latitudes historiques n’existaient pas pour l’État laïc. Nourri par le catholicisme espagnol, l’État péruvien dut s’établir comme un État semi-féodal et catholique. »

La position de José Carlos Mariátegui est bien sûr de considérer que la religion est le produit d’une situation historique ; l’anticléricalisme est une expression bourgeoise dans son rejet de la féodalité, pas une cause socialiste.

Ce n’est pas forcément une cause intellectuelle laïque, d’ailleurs, cela peut correspondre à des exigences nationalistes qui s’opposent à l’approche mondialiste et cosmopolite de l’Église catholique romaine, comme en France justement à l’époque de José Carlos Mariátegui avec le conflit entre l’Action française et l’Église.

En décembre 1926, les membres de l’Action française ne sont pas excommuniés mais « traités avec la plus grande sévérité en pécheurs publics, privés des sacrements et des funérailles religieuses ».

Voici ce que dit José Carlos Mariátegui :

« Le socialisme, conformément aux conclusions du matérialisme historique – à ne pas confondre avec le matérialisme philosophique – considère les formes ecclésiastiques et les doctrines religieuses comme propres et inhérentes au régime socio-économique qui les soutient et les engendre.

Il s’attache donc à modifier ces dernières, et non les premières.

Le socialisme considère la simple agitation anticléricale comme une diversion libérale bourgeoise.

En Europe, il représente un mouvement caractéristique des peuples où la Réforme protestante n’a pas assuré l’unité de la conscience civile et religieuse, et où le nationalisme politique et l’universalisme romain existent dans un conflit, ouvert ou latent, que le compromis peut apaiser, mais non annuler ou résoudre. »

Comme on le voit, ce sont toujours les mentalités qui intéressent José Carlos Mariátegui – ou plus exactement, il a compris que l’humanité était, aux yeux du matérialisme dialectique, un matériau humain, qu’il reconnaissait dans toute sa dignité.

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José Carlos Mariátegui et le matériau humain