«Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales»

Immanuel Kant est le premier penseur permettant à la science de rompre avec le déisme, justifiant enfin le monde sans besoin d’une « pichenette » divine à l’origine. Citons ici de nouveau Friedrich Engels, cette fois dans l’Anti-Dühring, soulignant l’importance d’Emmanuel Kant :

« La théorie kantienne qui place l’origine de tous les corps célestes actuels dans des masses nébuleuses en rotation, a été le plus grand progrès que l’astronomie eût fait depuis Copernic.

Pour la première fois s’est trouvée ébranlée l’idée que la nature n’a pas d’histoire dans le temps.

Jusque-là, les corps célestes passaient pour être demeurés dès l’origine dans des orbites et des états toujours identiques ; et même si, sur les divers corps célestes, les êtres organiques individuels mouraient, les genres et les espèces passaient cependant pour immuables.

Certes, la nature était évidemment animée d’un mouvement incessant, mais ce mouvement apparaissait comme la répétition constante des mêmes processus.

C’est Kant qui ouvrit la première brèche dans cette représentation qui répondait tout à fait au mode de penser métaphysique, et il le fit d’une manière si scientifique que la plupart des démonstrations qu’il a utilisées sont encore valables aujourd’hui.

A vrai dire, la théorie kantienne est restée jusqu’à nos jours, rigoureusement parlant, une hypothèse.

Mais jusqu’à maintenant, le système copernicien de l’univers n’est lui-même rien de plus, et l’opposition scientifique à la théorie de Kant a dû se taire depuis que le spectroscope a prouvé, d’une façon qui réduit à néant toute contestation, l’existence sur la voûte céleste de ces masses gazeuses en ignition. »

Emil Doerstling (1859-1940), Kant et ses compagnons de table, 1892/1893

Emmanuel Kant a ainsi joué un rôle très important dans le domaine scientifique. Mais pourquoi est-il désormais, alors, mis en avant comme le grand penseur de l’idéalisme ?

La raison en est que l’idéalisme allemand, auquel il appartient, s’est effondré, car Hegel a fait avancer les choses, en reconnaissant le mouvement et en plaçant celui-ci dans la réalité elle-même, avec le travail comme moyen de la reconnaissance d’une conscience par les autres. Ajustée, corrigée, remise sur ses pieds, la pensée de Hegel pouvait céder la place au marxisme.

Voici comment Friedrich Engels résume cela, parlant des deux philosophies dialectiques historiques principales :

« La première est la philosophie grecque. Ici, la pensée dialectique apparaît encore dans sa simplicité naturelle, sans être encore troublée par les charmants obstacles que la métaphysique des XVIIe et XVIIIe siècles – Bacon et Locke en Angleterre, Wolff en Allemagne – s’est élevée elle-même et avec lesquels elle s’est barré le passage de la compréhension du singulier à la compréhension du tout, à l’intelligence de l’enchaînement universel.

Chez les Grecs – précisément parce qu’ils n’étaient pas encore parvenus à la désarticulation, à l’analyse de la nature – la nature est encore conçue comme un tout, dans son ensemble. L’enchaînement général des phénomènes de la nature n’est pas démontré dans le détail, il est pour les Grecs le résultat de l’intuition immédiate.

C’est en cela que réside l’insuffisance de la philosophie grecque, insuffisance qui l’a obligée par la suite à céder la place à d’autres façons de voir. Mais c’est aussi en cela que réside sa supériorité sur tous ses adversaires métaphysiques postérieurs (…).

La deuxième forme de la dialectique, celle qui est la plus familière aux savants allemands, est la philosophie classique allemande de Kant à Hegel. Ici, les premiers pas sont déjà faits, puisque, même en dehors du néo-kantisme déjà cité, il revient à la mode de revenir à Kant.

Depuis que l’on a découvert que Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales sans lesquelles la science théorique actuelle de la nature ne peut aller de l’avant – la théorie précédemment attribuée à Laplace sur l’origine du système solaire et la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée – Kant a été, à juste titre, remis en honneur par les savants.

Mais ce serait une besogne inutilement pénible et peu profitable que de vouloir étudier la dialectique chez Kant depuis qu’on trouve un vaste compendium de la dialectique, quoique développé en partant de prémisses tout à fait fausses, dans les oeuvres de Hegel. »

De fait, Emmanuel Kant est le premier penseur d’un courant à laquelle appartiennent Johann Gottlieb Fichte et Hegel, mais seul ce dernier forme un socle suffisant. Emmanuel Kant, dans son orientation scientifique, était limité par son époque.

Pour cette raison, il a posé des limites dans la connaissance, affirmant qu’on ne pourrait jamais connaître la « chose en soi », c’est-à-dire la chose en elle-même. On ne pourrait, de manière scientifique, que connaître le phénomène en ce qu’il a un rapport avec nous.

C’est là un idéalisme niant la compréhension du mouvement interne du phénomène : c’est là imposer une limitation qui va justement être systématiquement reprise, par la suite, par le néo-kantisme qui forme la véritable base de la démarche bourgeoise dans les sciences.

La bourgeoisie, toujours plus réactionnaire, s’est donc replongée dans l’idéalisme allemand, pour n’en tirer évidemment que les éléments les plus faux, les plus idéalistes. Friedrich Engels note ainsi :

« Dans les Universités, les genres les plus divers d’éclectisme se faisaient concurrence, en ne s’accordant qu’en ceci : ils étaient tous des rapiéçages faits uniquement des chutes de philosophies révolues, et ils étaient tous également métaphysiques.

Des restes de la philosophie classique, il ne réchappa qu’un certain néo-kantisme, dont le dernier mot était la chose en soi éternellement inconnaissable, donc la partie de Kant qui méritait le moins d’être conservée. Le résultat final fut l’incohérence et la confusion qui règnent actuellement dans la pensée théorique. »

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et la reconnaissance de l’espace et du temps