En 1919, Karl Kautsky publia Domination populaire ou domination de la violence et son point de vue est très simple. Les Alliés ont gagné la guerre, car leur prolétariat les a soutenu, la lutte s’étant présentée selon lui comme une lutte contre le militarisme et l’autocratie.
Pour cette raison, le prolétariat ne pourra désormais plus que prolonger sa logique de revendications et le socialisme apparaîtra comme nécessaire, sans même une révolution violente.
Cela montre à quel point Karl Kautsky n’a en rien saisi la nature de l’impérialisme, que Lénine a justement défini.
Concernant l’Allemagne, l’Autriche et la Russie, Karl Kautsky considère que la révolution qui a eu lieu dans chaque pays était inévitable, de par la nature du régime, défini ici comme « monarchie militaire ».
Si par contre la situation en Allemagne est présentée comme très bonne pour le prolétariat, présentée comme la force dirigeant l’État – nous sommes pourtant après l’écrasement des spartakistes –, Karl Kautsky considère qu’en Russie il n’y avait ni prolétariat organisé de manière massive, ni forces intellectuels, et par contre une paysannerie extrêmement forte.
Étant donné que, selon Karl Kautsky, le socialisme ne peut venir que de la démocratie dans les pays capitalistes développés, les bolchéviks ont donc en quelque sorte forcé l’histoire, au moyen de la « dictature », qu’ils présentent selon lui également comme modèle général.
Karl Kautsky, avec d’autres comme Anton Pannekoek ou Georgi Plekhanov, considéreront donc que le bolchevisme a forcé l’histoire et dévoyé le socialisme.
Karl Kautsky écrivit ainsi Un écrit sur le bolchevisme, en 1920, soutenant ouvertement le social-démocrate autrichien Otto Bauer et son ouvrage Bolchevisme ou social-démocratie ?. Il y dit la chose suivante :
« Bauer nous montre que le déroulement de la révolution russe était nécessaire. Elle aurait connu un relativement même déroulement également sans l’intervention des bolcheviks.
Après l’effondrement et la dissolution complète de l’armée et de la bureaucratie tsariste, la révolution paysanne était devenue inarrêtable, et cela comme révolution, non pas au sens du socialisme, mais dans celui de l’établissement de la propriété privée complète du sol. »
C’est là nier le sens historique du bolchevisme et Karl Kautsky affirme également qu’Otto Bauer a raison de dire que de toutes manières l’industrie russe dépendait du capital étranger et que par conséquent, les forces de gauche auraient de toutes manières possédé l’hégémonie totale.
Le bolchevisme n’aurait été donc qu’un putsch d’intellectuels organisés de manière ultra-centralisée, prenant une place vacante, afin de profiter de la révolution qui aurait eu lieu de toute façon. Lénine et les bolcheviks seraient donc des usurpateurs instaurant un despotisme.
Et, dans ce positionnement, Karl Kautsky s’imaginait encore au centre du jeu, alors que son centrisme devenait fictif, lui-même n’ayant plus aucune valeur ni pour les communistes qui le considéraient comme un renégat, ni pour la social-démocratie le considérant comme historiquement lié à l’émergence du bolchevisme.
En 1923, Karl Kautsky écrivit ainsi La conception marxienne de l’État reflétée par un marxiste. Il y expliquait qu’après la guerre mondiale, les socialistes parviennent de manière naturelle au gouvernement dans les pays capitalistes.
Mais, en même temps, l’œuvre consistait en une critique de Heinrich Cunow, qui a pris le relais de Karl Kautsky à la tête de la Neue Zeit, resté dans le cadre du SPD, alors que Karl Kautsky avait rejoint l’USPD.
Heinrich Cunow était un des idéologues du SPD ; avec Paul Lensch et Konrad Haenisch, il participait au courant dit du « socialisme d’État », du « socialisme de guerre », de la « communauté populaire ».
L’État devait engloutir les masses et les administrer, formant le socialisme, alors que la guerre devait écraser le féodalisme russe et l’impérialisme franco-britannique.
Karl Kautsky les rejetait… mais rejetait la révolution et le bolchevisme, de manière véhémente.
En 1925, dans L’internationale et la Russie soviétique, il y oppose l’absolutisme tsariste à l’absolutisme bolchevik, tout en reconnaissant que, si les choses étaient vues sous un angle « juridique », il faudrait reconnaître le bolchevisme comme le « frère » de la social-démocratie et, de fait, « les nouveaux despotes étaient auparavant nos camarades ».
Karl Kautsky donne même un exemple assez particulier :
« Il y a en Amérique de nombreux millionnaires qui appartenaient durant leur jeunesse aux prolétaires les plus pauvres. Leur origine prolétarienne ne les a pas empêchés par la suite de devenir les exploiteurs du prolétariat les plus sans scrupules, ceux au coeur le plus dur. Nous trouvons la même chose chez les bolcheviks. »
Karl Kautsky reconnaît donc la lutte du bolchevisme jusqu’en 1917, tout en rejetant sa prise du pouvoir et sa fondation de la IIIe Internationale.
Il considère même que le régime soviétique est plus terroriste contre la gauche non bolchevik que l’Italie de Benito Mussolini ou la Hongrie de Miklós Horthy, qu’il est devenu « l’ennemi le plus dangereux du prolétariat » tant en Russie que dans les autres pays.
La politique de l’Internationale Communiste serait soumise à la diplomatie soviétique, au moins la « moitié » de ce qui est raconté sur ce qui se passe en URSS doit être « vrai », les communistes formeraient une « classe privilégiée » dans « l’empire russe », le régime s’acoquinerait avec les pays capitalistes pour parvenir à se maintenir, tenterait de fomenter des troubles en Europe de l’Est pour pratiquer une politique expansionniste, etc.
Pour Karl Kautsky, le régime soviétique n’aurait jamais dû confisquer les biens comme il l’a fait, c’est-à-dire en fait assumer le socialisme, mais former un gouvernement de l’ensemble de la gauche organisant des réformes de type démocratique.
Pour cette raison, selon lui, le régime soviétique est du même type que les monarchies absolutistes et militaristes du type des Romanov, des Habsbourg, des Hohenzollern et tout comme les monarchies de ce type se sont effondrées dans une catastrophe, le régime soviétique court à sa perte, et ce rapidement.
Le régime soviétique ne se maintiendrait encore uniquement que car son armée est la « plus disciplinée du monde » et encadre la population, et qu’il a mis en place la Tchéka, la police politique qui n’est pas autre chose pour Karl Kautsky que « l’inquisition espagnole » modernisée, sans préjugés féodaux, etc. et donc d’autant plus efficace.
Il faut donc que la social-démocratie soutienne l’opposition de gauche en Russie, en se préparant à un soulèvement général qui ne manquera pas d’arriver.
Il ne faut pas soutenir une intervention militaire des pays capitalistes, ni une tentative de coup d’État, qui favoriserait la réaction, mais renforcer, depuis les autres pays, les courants « de gauche » à l’intérieur de la Russie, qui doivent se tenir prêts à participer aux premières loges au renversement du régime.
Le discours de Karl Kautsky est, de fait, exactement le même que celui des anarchistes et des courants gauchistes, y compris du trotskysme qui va apparaître quelques années plus tard.
Et tout comme les anarchistes disposent d’un mythe présenté comme idéal, avec l’Armée noire de Nestor Makhno, Karl Kautsky avait donc un contre-modèle : la Géorgie, où les menchéviks, qu’il assimile désormais aux sociaux-démocrates, auraient été majoritaires tant dans les campagnes que dans le prolétariat, combattant à la fois les « rouges » et les « blancs ».
Karl Kautsky maintiendra cette position jusqu’à la veille de la prise du pouvoir par les nazis, qu’il ne prit pas au sérieux non plus, s’arc-boutant sur a conception de l’évolution.
En 1922, il publia La révolution prolétarienne et son programme, un ouvrage de pratiquement 350 pages, qu’il réédita en 1932, laissant ici ce passage tout à fait révélateur :
« Si l’on parvient à conserver la démocratie en Allemagne, et nous avons toutes les raisons de le penser, alors tout comme Marx et Engels l’attendaient pour l’Angleterre, la social-démocratie unie fera également en Allemagne la conquête pacifique du pouvoir, dès que la majorité de la nation se placera derrière elle. »
L’ouvrage vise principalement la conception léniniste de l’État, exposée dans L’État et la révolution, que Karl Kautsky ramène à la conception anarchiste de Mikhaïl Bakounine. Karl Marx n’aurait rejeté qu’une forme d’État, celle de type « bureaucratique-militariste » et par conséquent Lénine généraliserait cette question de manière fondamentalement erronée.
Karl Kautsky y affirmait également qu’il n’existe plus que trois pays de ce type : la France qui serait un empire sans empereur, la Russie un tsarisme sans tsar, enfin l’Italie fasciste en tant que monarchie dirigée par un « Duce ».
Dans cette perspective, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, la Suisse sont considérés comme les plus démocratiques, mais cela signifie que l’Allemagne l’est également, et cela également donc dans l’édition de 1932.
Karl Kautsky publia également Communisme et social-démocratie en 1932, où il aborde la question du national-socialisme, le présentant comme une menace tant pour les socialistes que pour les communistes. Cependant, Lénine n’ayant été qu’un dictateur organisant un complot de révolutionnaires professionnels, ayant amené la guerre civile en supprimant la constituante, le bolchevisme ne pourrait qu’être rejeté.
Karl Kautsky refusera donc tout front antifasciste, devant émigrer, mourant à Amsterdam en 1938, sombrant alors dans un oubli politique total.