Karl Kautsky et le sens de la position d’Eduard Bernstein

Avant de voir quelle fut la position de Karl Kautsky quant aux thèses d’Eduard Bernstein, regardons comment celles-ci ont pu être comprises et soutenues.

En France, le théoricien syndicaliste-révolutionnaire Georges Sorel apprécia par exemple énormément cette dénonciation du marxisme. Voici ce qu’il écrit, dans une lettre au philosophe italien Benedetto Croce :

« Il faut que le socialisme marche dans la voie reconnue bonne par Bernstein ou qu’il devienne une simple scholastique. » 

Voici également comment, dans une lettre à Eduard Bernstein de mai 1898, Georges Sorel salue la conception de celui-ci. On notera que la première publication de cette lettre fut effectuée par Hubert Lagardelle en Italie fasciste, en 1933.

« Monsieur,

J’ai lu dans le Devenir social du mois d’avril 98 une analyse de l’article que vous avez publié dans la Neue Zeit (n° 18) 1 ; cet article est si important et concorde si exactement avec les résultats de mes propres recherches que je me permets de vous demander quelques explications, craignant de trop interpréter votre théorie dans un sens subjectif.

Les thèses fondamentales me semblent être les suivantes:

1) abandonner l’ancienne attente d’une catastrophe économique entraînant une crise politique ;

2) abandonner l’espoir de précipiter la ruine du capitalisme par la prise de possession du pouvoir, alors que l’étude scientifique montre que le capitalisme n’a nulle part achevé son œuvre ;

3) ne pas attacher d’importance aux formules qui définissent le but socialiste ;

4) actualiser le socialisme dans le cadre de la société actuelle, en élevant la classe ouvrière.

Dans un article que publie l’Humanité nouvelle (et dont je vous enverrai le tirage à part) je m’efforce de montrer que dans l’esprit de Marx cette actualisation du socialisme consiste à partir de la société de résistance pour développer une civilisation prolétarienne, capable de se substituer à la civilisation bourgeoise, sans lui emprunter sa forme traditionnelle ; le prolétariat ne devant pas imiter la bourgeoisie, comme celle-ci a trop imité la noblesse.

Cet article est publié tel qu’il a été écrit au mois d’août dernier. Depuis lors mes idées se sont encore développées. J’ai vu que les partis politiques arrivent à ne conserver du socialisme que des mots vides de sens: collectivisme et internationalisme sont devenus des banalités sans portée.

Et il est clair que pour Marx le socialisme n’était pas une théologie dogmatique, avec confessions approuvées en synodes, mais une manière de vivre la vie populaire en opposition avec la manière traditionnelle. »

Dans sa lettre, Georges Sorel demandait également à Eduard Bernstein si son refus du marxisme n’est pas, en fait, un retour au « vrai » Marx. Eduard Bernstein réfuta bien entendu cette assertion, et ne maintint d’ailleurs pas de lien avec Georges Sorel par la suite, celui-ci cherchant une « révolution » sans marxisme, alors que lui-même cherchait un marxisme sans révolution.

Voici, entre autres, ce qu’Eduard Bernstein répond à Georges Sorel :

« Je ne crois pas que nous soyons d’accord sur tous les points de la théorie et pratique marxistes, mais je crois que nous approchons ces questions dans le même état d’esprit. Etat d’esprit qu’on pourrait caractériser ainsi : acceptation des principes fondamentaux de la théorie, répudiation des conclusions hâtives et simplistes.

Pour moi, l’affixe « scientifique » au mot « socialisme » signifie une demande ou obligation, plus qu’une constatation.

Le socialisme n’est scientifique qu’à la condition qu’il renonce à donner la vérité finale, c’est-à-dire en tant qu’il reste recherche.

Le parti militant peu et doit de temps en temps mettre son programme en harmonie avec la marche de la recherche, mais comme représentant d’intérêts et force de lutte, il ne peut pas, à chaque moment donné, prétendre ou même aspirer à cet état libéral qui convient à la recherche scientifique (…).

Je cherche moins à remplacer la lutte que de la suppléer par des organisations capables de remédier aux tendances corruptrices de la politique. Et c’est pourquoi je suis de longtemps adhérent du mouvement syndical et depuis quelque temps aussi du mouvement coopératif.

Ceux-ci ont la tendance de développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d’annihiler, et je suis assez loin du philistin ou du petit bourgeois pour craindre le jour où tout le monde s’en rapporte à l’Etat ou à la Commune comme les grand nourriciers du genre humain.

De l’autre côté, je me suis convaincu que la société moderne est beaucoup plus compliquée et composée que ne le supposait la théorie socialiste tirée des écrits de Marx et Engels. A côté des tendances et forces caractérisées par eux, il y en а d’autres assez fortes agissant dans une direction opposée.

Nous n’avons pas seulement à faire avec un mouvement de concentration économique, et même où il y a de cette concentration, il y a des différences de degrés et de résultats.

Par exemple, concentration d’industries ne dit pas toujours nivellement de la classe productrice. Au contraire, dans un établissement industriel moderne vous trouvez assez souvent plus de différenciation qu’on ne trouva dans l’usine manufacturière ou de métier.

En tout cas, même dans les pays les plus avancés, le nombre des établissements industriels (sans parler de l’agriculture) est encore si grand que ça serait une idée monstrueuse que de vouloir les diriger ou « administrer » pour le compte de la nation, représentée je ne sais par quel nombre de comités spéciaux.

Et que devrait être cette administration nationale de l’industrie dans une époque révolutionnaire, où toutes les convoitises sont excitées, toutes les passions déchaînées, toute discipline sapée, — je ne peux pas m’imaginer.

C’est pourquoi je me suis dit (et je me suis senti obligé de le dire publiquement) que si les choses ne vont pas à ce grand cataclysme social préconisé auparavant, ce ne sont pas les socialistes qui ont à s’en plaindre, et qu’il serait une grande faute de former notre programme d’action d’après cette vieille théorie de la catastrophe.

Et il va sans dire que si on laisse tomber cette idée, la force des choses mène à s’occuper plus des organisations économiques et industrielles de la classe ouvrière dans la société actuelle. »

On comprend, à la lecture de ces lignes, que dans une lettre à Eduard Bernstein, Jean Jaurès ait pu conclure en affirmant que :

« je suis, avec vous un socialiste démocrate. »

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