VI. La bourgeoisie
Le Tiers État était aussi profondément divisé que les deux premiers ordres. Il est devenu à la mode aujourd’hui d’appeler Tiers État la classe des capitalistes, le prolétariat étant alors le quatrième ordre (1).
Outre que le prolétariat salarié moderne est une classe et pas un état, une couche sociale que les particularités de sa situation économique, et non des institutions juridiques séparées, distinguent des autres, on ne peut parler d’un quatrième ordre pour la simple raison que le prolétariat existait déjà au sein du Tiers État.
Celui-ci comprenait toute la population qui n’appartenait pas aux deux premiers, donc pas seulement les capitalistes, mais aussi les artisans, les paysans et les prolétaires. Il est donc facile d’imaginer l’énorme hétérogénéité que cela pouvait représenter. Nous y voyons à l’œuvre les plus violents antagonismes, les méthodes de lutte et les objectifs les plus divers. Impossible de parler d’une lutte de classe homogène.
Ce que l’on entend aujourd’hui généralement par Tiers État, à savoir la classe des capitalistes, n’était elle-même pas non plus une phalange soudée.
Tout en haut de cette classe, il y avait la haute finance. Étant le principal créancier de l’État, elle avait certes d’excellentes raisons de pousser à des réformes qui sauveraient l’État de la banqueroute, augmenteraient ses recettes et diminueraient ses dépenses. Mais pour elle, ces réformes devaient se conformer au principe « Lave-moi la tête sans la mouiller ». Et effectivement, ces messieurs les financiers avaient toutes les raisons du monde d’être opposés à une réelle réforme radicale des finances, sans parler de réformes sociales.
La plupart d’entre eux étaient eux-mêmes propriétaires de domaines féodaux importants, ils possédaient des titres de noblesse et n’étaient pas prêts à renoncer aux privilèges et aux revenus qui y étaient attachés.
Et ils avaient d’autre part pour le maintien des privilèges de la noblesse cette bienveillance intéressée qu’a naturellement le créancier pour son débiteur. Ils étaient les créanciers, non seulement du roi, mais aussi de la noblesse endettée.
Les économistes pouvaient bien démontrer que le produit des biens fonciers augmenterait si y étaient appliqués les normes capitalistes et non des principes semi-féodaux. Pour passer à une agriculture purement capitaliste, il fallait posséder un certain capital pour mettre en place diverses installations, pour acquérir du bétail, de l’outillage, etc. Or, la plupart des nobles n’en disposaient pas.
L’abolition des redevances féodales menaçait de les mener tout droit à la faillite. Un risque que les créanciers n’avaient aucune raison de vouloir courir.
Sur le terrain de la sociabilité également, comme nous l’avons déjà vu, les liens entre noblesse et finance étaient devenus de plus en plus étroits. Toute réforme des finances aurait immanquablement conduit au remplacement des fermiers généraux par une administration d’État. Toute une série de recettes parmi les plus importantes, la gabelle, les aides, l’octroi, le monopole du tabac, étaient affermées.
Les fermiers versaient à l’État annuellement 166 millions de livres (dans les dernières années précédant la Révolution), mais extorquaient au peuple peut-être le double. L’affermage des impôts était l’une des méthodes les plus lucratives pour exploiter le peuple, comment ces messieurs de la haute finance y auraient-ils renoncé volontairement !
Et il ne fallait certainement pas s’attendre à ce qu’ils prennent position contre.
Ils n’avaient aucun intérêt non plus à ce qu’on mette fin au déficit et donc à l’endettement de l’État. Ils ne gardaient pour eux qu’une partie des titres de la dette et s’entendaient fort bien à en placer à des tarifs extrêmement intéressants pour eux la majeure partie auprès du « public », les petits et moyens capitalistes, et notamment les rentiers.
La haute finance possédait donc l’art de faire retomber sur d’autres épaules le risque lié à un nouvel emprunt. Mais le profit qu’ils en tiraient, soit directement, soit indirectement, en exploitant l’État comme le public, était gigantesque.
Tout nouvel emprunt signifiait une belle moisson pour les gens de la finance. Rien ne pouvait leur être plus désagréable que l’établissement d’un budget sans déficit qui aurait rendu superflu le lancement de nouveaux emprunts.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce que les sympathies de la haute finance comme classe soient allées à l’ancien régime, à l’État des privilèges. Elle appelait à des réformes, c’est vrai, mais qui n’en demandait pas, avant la Révolution ! Même les aristocrates les plus butés avaient acquis la conviction que l’état de choses existant était intolérable et que des réformes étaient indispensables, l’insatisfaction était générale. Mais chaque classe voulait des « réformes » qui lui apportent des avantages, pas qui lui imposent des sacrifices.
Cependant, l’agitation politique de la haute finance avait, bien contre son gré, un puissant effet sur les esprits et transformait les citoyens les plus paisibles en activistes de la politique et en partisans de la liberté.
Elle était le canal par lequel passait une masse toujours croissante d’obligations du Trésor avant de se répandre dans le peuple. Les emprunts se succédant de plus en plus vite, c’est par elle que transitaient les capitaux petits et moyens avant d’arriver à la cour et de disparaître dans les larges poches de courtisans, sans du reste jamais les remplir, vu qu’elles étaient sérieusement trouées de toutes parts. De plus en plus de capitalistes petits et moyens devenaient créanciers de l’État.
Ce type de bourgeois est généralement sans danger pour un gouvernement. Pour un philistin, la politique est une occupation qui ne rapporte rien, elle peut tout au plus coûter de l’argent et du temps. Il s’en tient au principe qu’on doit se contenter de cultiver son jardin et laisser au roi le soin de s’occuper des affaires publiques. Dans un État absolu pratiquant à grande échelle l’espionnage policier, ce qu’était la France d’autrefois, où la participation du citoyen à la politique était de surcroît considérée comme une espèce de crime, le philistin répugnait encore davantage à s’occuper de ce qui se passait au-delà de ses quatre murs.
Mais les choses changèrent quand il devint créancier de l’État et que l’on commença à évoquer la possibilité d’une banqueroute. La politique cessait d’être un passe-temps improductif, elle devenait une affaire sérieuse. Le bourgeois moyen ou petit fut brusquement pris d’un intérêt prononcé pour toutes les questions concernant la gestion de l’État, et comme il n’était pas difficile de voir que les privilèges des deux premiers ordres étaient les principaux responsables de la misère des finances publiques, étant donné qu’ils empochaient la part du lion et ne contribuaient presque pour rien aux recettes publiques, il devint dès lors un opposant énergique, farouchement hostile aux privilèges et entiché de liberté et d’égalité.
Mais ce n’était pas seulement le créancier de l’État, c’était aussi le marchand ou l’industriel qu’il était aussi qui était amené à faire front contre l’État des privilèges.
Les grades supérieurs dans l’armée et la marine étant réservés à une noblesse en pleine décadence morale et physique, les armes françaises devenaient de plus en plus inefficaces.
Le 18ème siècle n’a pratiquement vu que des guerres se terminant pour la France par des clauses commerciales désavantageuses et la perte de précieuses colonies – il n’est qu’à voir le traité d’Utrecht (1718), ceux d’Aix-la-Chapelle (1748), de Paris (1763), de Versailles (1783). Or, pour que le commerce extérieur prospère, il fallait au premier chef une politique étrangère produisant d’heureux effets.
À l’intérieur des frontières, le commerce était entravé par les vieilles barrières féodales. Un certain nombre de provinces étaient des États à eux tout seuls, avec un droit particulier dans beaucoup de domaines, une administration qui leur était propre, et ils étaient séparés des autres parties du royaume par des barrières douanières. À cela s’ajoutaient les accises et les droits des féodaux sur les marchés, les péages etc., qui n’étaient pas loin de paralyser les échanges.
Le prix des marchandises arrivant en France depuis le Japon ou la Chine après avoir traversé des océans agités où pullulaient les pirates, n’était multiplié que par trois ou quatre. Le prix d’une quantité de vin transportée de l’Orléanais en Normandie était, lui, multiplié au moins par vingt du fait des nombreuses taxes qui frappaient la marchandise tout au long de son trajet (2).
Le commerce du vin, précisément, l’une des branches commerciales les plus importantes en France, était particulièrement compliqué par les redevances et droits dont il était grevé.
Ainsi par exemple, les propriétaires des vignobles du district de Bordeaux avaient le droit d’interdire dans cette ville toute vente de vin qui n’en provînt pas. Les régions viticoles du Languedoc, du Périgord, de l’Agénois et du Quercy, dont les voies fluviales confluaient sous les murs de Bordeaux, se voyaient barrer l’accès de leurs produits au bénéfice des viticulteurs de Bordeaux.
Et en même temps, les communications étaient dans un état lamentable. Il n’y avait pas d’argent pour entretenir les routes, et les travaux pour lesquels les corvées de voirie des paysans ne suffisaient pas, n’étaient pas effectués.
Pour que le commerce prenne son essor, il fallait que soient supprimés les privilèges de la noblesse, l’armée et la marine devaient être réformées, le particularisme des provinces devait être brisé, et éliminés les droits de douane prélevés par la couronne et les seigneurs féodaux. En un mot, les intérêts du commerce exigeaient « la liberté et l’égalité ».
Cette devise ne faisait pourtant pas l’unanimité chez les marchands.
L’une des méthodes favorites de la royauté prérévolutionnaire pour se procurer de l’argent consistait à monopoliser une branche d’industrie ou de commerce et à vendre le monopole à un petit nombre de favoris ou à partager avec eux ce que rapportait l’exploitation monopolistique du public.
Les monopoles les plus lucratifs étaient ceux des grandes compagnies s’occupant du commerce avec les pays d’outre-mer. Il existait encore d’autres monopoles commerciaux attribués dans certaines villes à des corps de métier, pour certains à des corporations organisées. Un spécimen de ce genre, et qui survécut aux réformes de Turgot, était la corporation des marchands de vin de Paris.
Rien d’étonnant donc que les privilégiés de cette catégorie soient restés des partisans du régime des privilèges tout en appartenant au Tiers État.
La fermeture des provinces les unes aux autres ne suscitait pas non plus l’hostilité de tous les capitalistes.
Les obstacles mis au commerce des grains entre les différentes provinces, et notamment l’interdiction d’en exporter d’une province à l’autre sans une autorisation spéciale qui n’était pas facile à obtenir, empêchaient que des contrées où la moisson était bonne alimentent celles où elle était mauvaise, ils étaient donc de puissants leviers de la spéculation sur les grains, une spéculation qui prenait souvent des dimensions énormes et était l’un des moyens les plus efficaces d’exploiter le peuple.
De même qu’aujourd’hui les tarifs douaniers protectionnistes facilitent la formation de cartels, les entraves au commerce intérieur des grains facilitaient la formation de sociétés de rachats spéculatifs et de conjurations qu’on appelait « pactes de famine ».
À la tête de ces comploteurs, on trouvait parfois le monarque (3), et l’usure pratiquée sur le blé était l’une de ses meilleures sources de revenus. Il va de soi qu’un roi très-chrétien de ce calibre était aussi peu disposé à entendre parler de la libéralisation du commerce des grains que ses comparses en spéculation, circoncis ou pas.
Tout comme pour le commerce, l’ancien régime corsetait l’industrie. Pas par volonté de la brider ! Elle bénéficiait au contraire de son extrême bienveillance.
Une industrie capitaliste florissante était considérée comme une des plus abondantes sources de richesses de l’État, qu’il fallait donc soutenir par tous les moyens.
Comme l’artisanat des corporations faisait dans toute la mesure du possible obstruction à l’industrie capitaliste dont la concurrence le menaçait, et lui cherchait chicane comme il pouvait, les rois lui accordaient une protection personnelle toute particulière. Certes, il n’ont jamais songé à éliminer radicalement l’obstacle en abolissant les corporations, ils auraient en procédant ainsi perdu une source de revenus abondante, comme nous allons le voir. Mais ils accordaient aux manufactures des privilèges qui les exemptaient des entraves et des redevances corporatives et féodales.
Une manufacture qui en bénéficiait portait le titre de « manufacture royale ». Et la royauté alla plus loin. Pour obtenir que les manufactures livrent les produits les plus parfaits possible, les entrepreneurs étaient informés des meilleures méthodes de travail, et des règlements spécifiques leur imposaient de les utiliser.
Ces mesures pouvaient être profitables aux manufactures encore au stade de l’enfance. Mais les choses prirent une autre tournure quand, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, l’industrie capitaliste commença à se développer plus rapidement et se hissa à un niveau supérieur. Le privilège royal qui protégeait contre les chicanes et les procès des artisans des corporations, devint une servitude bloquant bien des fois de nouveaux investissements.
Les règlements, eux, devenaient parfaitement insupportables. Ils avaient permis de diffuser les meilleures méthodes de travail, mais à présent, ils imposaient artificiellement de garder les pires. Les années 60 du 18ème siècle virent le début de la révolution technique qui remplaçait la manufacture par l’usine et allait donner naissance à la grande industrie moderne. Autrefois, dans les manufactures, les méthodes et les outils n’évoluaient que très lentement.
Mais maintenant, les inventions se succédaient à un rythme élevé et étaient rapidement adoptées en Angleterre. Si les Français voulaient pouvoir tenir la dragée haute à la concurrence anglaise, il fallait qu’à leur tour, ils fassent leurs les mêmes perfectionnements. Éliminer les barrières corporatives et les règlements bureaucratiques n’était plus désormais une seule affaire de profit, il y allait de la survie même de l’industrie capitaliste.
Mais les tentatives lancées en 1776 en ce sens par Turgot échouèrent. Les privilégiés savaient que la réforme ne pouvait s’arrêter là. Ils le renversèrent et effacèrent ce qu’il avait fait. Il fallut la révolution pour abattre les barrières qui entravaient la grande industrie.
Une fraction nullement négligeable des capitalistes industriels avaient cependant intérêt au maintien du régime des privilèges. Comme le commerce, l’industrie capitaliste à ses débuts pourvoyait principalement aux besoins du luxe. En partie, parce qu’il n’y avait pas de marché intérieur et que le paysan fabriquait encore lui-même les produits industriels dont il avait besoin, en partie aussi parce que c’était une industrie de cour couvée par la royauté.
En France, les manufactures les plus importantes servaient à produire des étoffes de soie, du velours, de la dentelle, des tapis, de la porcelaine, des poudres cosmétiques, du papier (c’était encore un article de luxe il y a cent ans ) etc. Ces entreprises avaient leurs meilleurs clients dans les milieux de la noblesse de cour, parmi les privilégiés. Rogner leurs revenus signifiait mettre en danger l’existence de toute une série de capitalistes industriels. Chez eux, la révolution ne fut en conséquence nullement accueillie avec une franche sympathie.
Il est significatif que lorsque la contre-révolution se dressa en armes en 1793, elle avait à sa tête, – à côté de la Vendée, soit une des régions les plus retardataires de France avec un régime féodal encore florissant et vigoureux -, la ville de Lyon, la ville la plus industrielle du pays, célèbre pour son industrie de la soie et ses broderies d’or. Déjà en 1790, avait eu lieu une tentative de soulèvement menée par des prêtres et des nobles, et Lyon est restée longtemps un bastion du légitimisme et du catholicisme.
Et quand en 1795 fut brisée l’hégémonie des Jacobins, la bourgeoisie de Paris ne fit pas mystère de ses sympathies royalistes antirépublicaines. Si les choses s’étaient passées selon ses vœux, on n’aurait pas attendu plus longtemps la restauration de la monarchie légitime et le retour des aristocrates émigrés.
(1) L’idée d’un quatrième ordre apparaît de bonne heure dans la Révolution, mais ce terme ne désigne alors que rarement la classe ouvrière. Engels m’a communiqué à ce sujet des données intéressantes tirées d’un livre de Karejev, livre rédigé en russe – langue que je ne pratique pas : « Les paysans et la question paysanne en France dans le dernier quart du 18ème siècle », Moscou 1879, p. 327 : Dès le 25 avril 1789 parut le « Cahier du quatrième ordre, celui des pauvres journaliers, des infirmes, des indigents etc., l’ordre des infortunés » de Dufourny de Villiers. En règle générale, le quatrième ordre, ce sont les paysans. Par exemple Noilliac, Le plus fort des Pamphlets. L’ordre des Paysans aux États Généraux, 26 février 1789. On y lit p.9 : « Empruntons à la constitution suédoise les quatre ordres. » Vartout, Lettre d’un paysan à son curé sur une nouvelle manière de tenir les États généraux, Cartrouville, 1789, p.7 : « J’avons entendu dire que dans un pays qui est au nord … on admettait aux États assemblés l’ordre des paysans. »On trouve encore d’autres conceptions du quatrième ordre. Une brochure entend par quatrième ordre les marchands, une autre les employés publics, etc.
(2) Louis Blanc, Histoire de la Révolution, tome III, (p. 156 dans l’édition de Bruxelles de 1847)
(3) Louis XV était l’actionnaire principal de la société Malisset, société de rachats spéculatifs. On trouve dans les inventaires des dépenses de sa Cour un trésorier spécialement affecté aux « spéculations sur les grains de Sa Majesté ».