IV. La noblesse de robe
L’administration d’État occupait une position sui generis, intermédiaire entre les deux premiers ordres et le Tiers État.
Les organes de l’ancienne administration féodale existaient encore en partie, dépouillés de leurs fonctions essentielles, mais pas de leurs revenus. Comme ils faisaient partie des principaux moyens que pouvait utiliser la noblesse féodale pour exploiter l’État à son profit, ils n’avaient pas été supprimés au fur et à mesure qu’il perdaient leur raison d’être. Bien au contraire, comme nous l’avons vu, les charges les plus lucratives et les plus superflues avaient encore été multipliées tout au long du 18ème siècle.
Mais à côté de ces organes inutiles, il avait fallu en créer d’autres mieux adaptés à la nouvelle monarchie, dans la justice, la police, le système fiscal. On ne cessait de créer des offices dont les titulaires étaient nommés par le roi. Mais au début, le roi ne les rémunérait que chichement, voire pas du tout, ils devaient se payer sur le produit des taxes, des sportules imposées à la population. Le ressort de leurs activités s’étendant, leurs revenus augmentaient.
Les finances royales étant toujours mal en point, ceux-ci en vinrent, non pas simplement à octroyer, mais à vendre ces offices rémunérateurs. Cet usage s’établit dès le 15ème siècle en France et devint rapidement l’un des moyens principaux utilisés par les rois pour se procurer de l’argent.
D’où leur multiplication rapide. Non seulement les membres des comités directeurs des jurandes et des corporations, mais aussi les maîtres-artisans eux-mêmes devinrent des officiers publics qui devaient payer leur charge si leur corporation n’avait pas été assez riche pour acheter son indépendance.
On priva aussi les villes de leur autonomie, et si celles-ci ne la rachetaient pas en espèces sonnantes et trébuchantes, les magistratures et les dignités municipales devenaient des charges d’État, ceci bien sûr aux frais des habitants qui avaient à leur payer leurs sportules.
Mais cela ne suffit pas non plus à mettre un terme aux perpétuels tracas financiers des monarques, et on finit par inventer et vendre les offices les plus absurdes, ce qui obligeait du même coup la population à leur payer des taxes.
C’est ainsi que, par exemple, dans les dernières années du règne de Louis XIV furent créés les offices suivants : inspecteurs des perruques, inspecteurs des cochons, débardeurs de foin, conseillers du roi contrôleurs aux empilements des bois, inspecteurs du beurre frais, essayeurs du beurre salé (1) etc. De 1701 à 1715, le roi tira de la vente des nouveaux offices 542 millions de livres. On ne regardait pas à la qualité de l’acheteur. Les payeurs aux armées achetaient les charges de ceux qui devaient les surveiller et se débarrassaient ainsi de tout contrôle.
Un grand État moderne ne pouvait être gouverné en permanence de cette manière. Une nouvelle strate de fonctionnaires fut mise en place, une bureaucratie rigoureusement centralisée et totalement dépendante du roi. Elle rendit encore plus superflues, non seulement les fonctions des organes féodaux, mais aussi celles des offices vénaux, sans pour autant diminuer leur nombre ni l’exploitation qui y était attachée.
Bien au contraire, les offices vénaux donnèrent naissance à une nouvelle aristocratie. Exonérés d’impôts et dotés encore d’autres privilèges, les plus importants d’entre eux devinrent héréditaires moyennant une certaine redevance et conférèrent la noblesse.
Ainsi se forma la noblesse de robe face à la vieille noblesse féodale, la noblesse d’épée. Économiquement indépendante du roi, cette nouvelle noblesse se montrait parfois fort indocile, souvent plus récalcitrante que la vieille noblesse.
Au sommet de cette aristocratie se trouvaient les Parlements, nom dont on désignait les plus hautes cours de justice.
Le mode de production capitaliste conquérant avait rendu particulièrement importante et indispensable la classe des juristes. Plus la production marchande devenait la forme dominante de la production, plus les contrats passés entre les possesseurs individuels de marchandises devenaient nombreux et compliqués, plus il pouvait y avoir de sujets de litige.
C’était un terrain sur lequel le droit féodal et la justice féodale étaient démunis. Les nouveaux rapports sociaux rendaient nécessaire un nouveau droit, qu’au début on essaya d’établir à partir du droit canonique, avant de trouver bientôt comme étant le plus approprié le droit romain qui en était le fondement. Mais il fallait aussi des gens qui consacrent toute leur vie à débrouiller les écheveaux du nouveau droit.
La classe des juristes, juges et avocats, se développa rapidement et devint aussi prestigieuse qu’indispensable. Et de fait, si jamais ils suspendaient leur activité, c’est tout le commerce et toute la vie qui risquaient la paralysie.
Il va de soi que les cours supérieures de justice jouissaient d’une considération toute particulière. Et celle-ci était encore amplifiée par leur position politique. Les rois de France voyaient dans les Parlements qui se recrutaient dans le Tiers État et statuaient sur la base d’un droit favorable à l’absolutisme, le droit romain, des instruments très utiles pour briser la résistance de la noblesse féodale, et dans ce but, ils élargirent sans cesse leurs compétences et leurs pouvoirs au cours des 14ème et 15ème siècles.
Du fait de la vénalité des offices parlementaires, introduite au 16ème siècle, de l’indépendance économique des Parlements, dont l’importance pour l’ensemble de la vie politique et sociale ne cessait de croître et dont les membres s’enrichissaient de plus en plus grâce aux abondantes sportules qui se multipliaient à vue d’œil, on en vint à une situation où les cours de justice, qui devaient à l’origine leurs pouvoirs à leur rôle d’instruments de l’absolutisme, finirent par oser faire usage de ces pouvoirs pour préserver leur autonomie et leurs privilèges face à la royauté absolue elle-même, dans une période où celle-ci, ne rencontrant plus aucune autre limite, semblait toute-puissante.
Mais tout cela ne suffit pas à expliquer le rôle considérable joué du 16ème au 18ème siècle par le Parlement le plus ancien et le plus important, celui de Paris. Ni son ancienneté ni son rang ne permettent de le comprendre, mais seulement le fait que ce Parlement était précisément le Parlement de Paris, de Paris, la ville qui, dès les guerres de religion, avait montré qu’aucun roi ne pouvait impunément la braver.
La puissance de l’opinion publique parisienne était un élément déterminant de celle du Parlement. Or cette raison précisément faisait qu’il était obligé de faire des concessions à cette opinion, de fixer son attitude de manière à obtenir l’adhésion des Parisiens. Ce qui donnait des résultats tout à fait singuliers.
Il va de soi qu’indépendants économiquement du roi, les magistrats étaient non seulement très indociles, mais encore en règle générale exerçaient leur office en songeant seulement à leur intérêt personnel.
Ils n’étaient ni freinés par la crainte d’être révoqués, ni animés par l’espoir d’obtenir de l’avancement, encore moins par le souci des intérêts du territoire qu’ils administraient. Ils ne se contentaient pas de leurs revenus réguliers et de leurs sportules, mais cherchaient à les augmenter de toutes les manières possibles en abusant de leur pouvoir.
Les officiers du fisc escroquaient le fisc, remettaient leurs impôts aux riches qui les soudoyaient, et compensaient les pertes en pressurant d’autant plus brutalement les pauvres. La justice était vénale, la police l’était aussi. La confusion, l’insécurité, la corruption régnaient en maîtres dans tous les domaines de l’administration.
Les Parlements étant le sommet de la noblesse de robe, c’est là que la corruption était la plus développée. Bassesse, vénalité, cupidité y foisonnaient au même titre que la morgue aristocratique et une détestation fanatique de toutes les innovations qui menaçaient leurs privilèges, leur attirant au cours du 18ème siècle l’hostilité des éléments progressistes et intègres et les foudres des moralistes.
Voltaire mit toute son énergie à combattre « les assassins de Calas, Labarre et Lally », et les « Mémoires » publiés par Beaumarchais en 1774 furent une dénonciation impitoyable de la corruption qui rongeait alors totalement le monde judiciaire.
Mais pour préserver cette corruption et ses privilèges, il fallait que le Parlement de Paris, qui était la référence de tous les autres, sache garder les faveurs des Parisiens, il fallait qu’il fasse siens les mots d’ordre qui avaient cours à Paris.
Alliés aux Parisiens et à la fraction rebelle de l’aristocratie, les membres du Parlement montèrent sur les barricades en 1648 lors de la Fronde. En accord avec les Parisiens, le Parlement s’opposa au « despotisme » des ministres de Louis XVI et se prononça pour « le droit à l’autodétermination » et « la liberté de la nation », se désignant du reste lui-même comme le seul dépositaire légitime de la volonté populaire.
Parmi toutes les bizarreries de la période prérévolutionnaire, les Parlements ne sont pas les phénomènes les moins étranges, eux qui se firent les défenseurs des droits du peuple afin de garder pour eux les privilèges qui leur garantissaient la possibilité de l’exploiter.
(1)
Pourquoi instituer dans un royaume les charges et dignités
De conseillers du roi…
Inspecteurs des boissons,
Inspecteurs des boucheries,
Greffiers des inventaires,
Contrôleurs des amendes,
Inspecteurs des cochons,
Péréquateurs des tailles,
Mouleurs de bois à brûler,
Aides à mouleurs,
Empileurs de bois,
Déchargeurs de bois neuf,
Contrôleurs de bois de charpente,
Mesureurs de charbon,
Cribleurs de grains,
Inspecteurs des veaux,
Contrôleurs de volaille,
Jaugeurs de tonneaux,
Essayeurs d’eaux de vie,
Essayeurs de bière,
Rouleurs de tonneaux,
Débardeurs de foin,
Planchéieurs débacleurs,
Auneurs de toile,
Inspecteurs des perruques ?
Ces offices qui font sans doute la prospérité et la splendeur d’un empire, formaient des communautés nombreuses qui avaient chacune leurs syndics. Tout cela fut supprimé en 1719, mais pour faire place à d’autres de pareille espèce dans la suite des temps.
Ne vaudrait-il pas mieux retrancher tout le faste et tout le luxe de la grandeur, que de les soutenir misérablement par des moyens si bas et si honteux ?
(Voltaire, Les Pourquoi, Mélanges philosophiques, littéraires, historiques, etc. Cramer édit. Genève 1771,Volume 4, p. 377). Note du traducteur.