V. La révolte des privilégiés
La lutte opposant les Parlements défenseurs de la noblesse de robe et l’administration rigoureusement centralisée et despotique de l’État prenait parfois les dimensions d’une lutte de tous les privilégiés contre cette dernière et contre la monarchie absolue, d’une lutte qui ne restait pas dans les limites d’une intrigue de cour ignorée du peuple malgré la brutalité de l’affrontement, mais qui appelait à la rescousse la classe tout entière jusqu’en-dehors de la cour et entraînait la multitude.
Le plus important mouvement de ce type fut la Fronde, que nous avons mentionnée dans le précédent chapitre. Cela eut lieu dans la première moitié du 17ème siècle, la noblesse possédait alors encore énergie et confiance en soi. Un mouvement analogue était en passe de se déclencher dans le dernier quart du 18ème siècle.
La Fronde avait débouché sur un renforcement de l’absolutisme. Le mouvement qui démarra en 1787 allait se terminer par la victoire du Tiers État, il allait être le prologue de la grande Révolution.
Nous avons déjà noté dans le deuxième chapitre l’attitude hésitante de Louis XVI.
Celui-ci était l’incarnation la plus classique de la nature double de la monarchie absolue du 18èmesiècle, et ses deux facettes se sont trouvées sous son règne typiquement personnifiées par Turgot d’un côté et Calonne de l’autre.
Le premier, penseur profond tout autant que forte personnalité, chercha réellement à mettre le pouvoir d’État au service du développement économique, à dégager les obstacles qui l’entravaient et à mettre en pratique ce que les théoriciens avaient analysé comme étant strictement indispensable pour maintenir la cohésion de l’État et de la société.
Il refusa de laisser l’administration se faire exploiter dans l’intérêt de la noblesse de cour. Il abolit les corvées, les douanes intérieures, les corporations et délivra l’industrie des contraintes des règlements.
Il voulut imposer la noblesse et le clergé au même titre que le Tiers État et soumettre les dépenses publiques au contrôle d’une assemblée des États. C’étaient d’insupportables attentats contre les « droits sacrés ». Emmenée par la reine, la masse des exploiteurs se révolta contre le ministre réformateur, et Turgot succomba à l’assaut en 1776.
Après toute une série d’expérimentations, de tentatives de faire rôtir le mouton sans qu’il s’en aperçoive, le roi appela Calonne à tenir la barre (1783). C’était un homme selon le cœur de la reine. Charlatan superficiel, mais madré et sans vergogne, sa seule méthode était de sacrifier à une noblesse de cour de plus en plus insatiable, non seulement les recettes actuelles, mais aussi les recettes futures de l’État, et de piller non seulement les finances du moment, mais aussi son crédit.
Les emprunts succédèrent aux emprunts. Au cours des trois années de son gouvernement, il emprunta pour le Trésor 650 millions de livres (un état précis se trouve chez Louis Blanc, I, 233), une somme énorme pour l’époque. Et presque tout passa dans les poches de la cour, du roi, de la reine, et de leurs favoris.
« Quand je vis que tout le monde tendait la main, je tendis moi aussi mon chapeau », raconte un prince évoquant l’atmosphère de griserie de l’époque. Et effectivement, la cour nageait dans les délices, aucune voix ne s’élevait pour mettre en garde contre les suites funestes de ces agissements délirants. Louis XVI lui-même manifestait le ravissement dont le remplissait son ministre des finances, qui, significativement, à sa prise de fonctions, s’était fait payer ses dettes par le roi pour un montant de 230 000 livres. Toute la cour s’extasiait sur la facilité et la rapidité avec laquelle le grand homme avait réussi à résoudre la question sociale (1).
Les frasques insensées de la cour eurent naturellement pour résultat de précipiter l’effondrement de tout le système. Trois ans plus tard, les ficelles de Calonne étaient usées.
Le déficit annuel atteignait maintenant 140 millions de livres, et Calonne lui-même fut bien obligé d’avouer qu’aucun emprunt ne pourrait plus différer la banqueroute qui était aux portes, il fallait augmenter les recettes et diminuer les dépenses, ce qui n’était possible qu’aux dépens des privilégiés. Il était impossible de pressurer le peuple davantage.
Quand Calonne annonça cela aux notables qu’il avait convoqués (février 1787), il fut accueilli par les hurlements de colère des privilégiés. Une colère qui ne visait pas la politique scandaleuse de Calonne, mais qui, au contraire se déchaînait contre la seule idée de la voir prendre fin pour la simple raison qu’il n’était plus possible de la poursuivre.
Calonne tomba, mais ses successeurs furent bien obligés de reprendre à leur compte la politique d’élévation des charges pesant sur les privilégiés, et ceux-ci finirent par se persuader que la royauté n’avait plus les moyens de continuer à leur garantir l’exploitation du pays dans les mêmes proportions qu’auparavant. Ils se révoltèrent alors contre la royauté elle-même. Incroyable, mais vrai : la noblesse, le clergé, les Parlements, l’ensemble des privilégiés, dont la position était déjà sapée jusque dans ses fondements et qui ne tenaient plus qu’avec le soutien de la royauté, se coalisèrent pour scier la branche sur laquelle ils étaient assis.
Tant, immédiatement avant sa chute, une classe qui a perdu toute raison d’exister, peut être aveugle et poussée par sa propre cupidité à tout faire pour la précipiter.
Les privilégiés ne se rendaient absolument pas compte du bouleversement des rapports de forces dans la société, ils croyaient que tout était comme dans le passé, à l’époque où ils avaient défié les rois et le Tiers État, tant et si bien qu’ ils réclamèrent avec véhémence la convocation des États Généraux sur le modèle de 1614. Alors qu’ils ne tenaient plus que grâce à la monarchie, ils prétendaient maintenant une fois de plus préserver leurs privilèges, leur exploitation, en recourant à leurs seules forces. Au moment où, étant gravement menacés, ils auraient dû faire bloc, éclatait dans leurs rangs une mutinerie pour le partage du butin !
Aveuglés par leur fureur, les privilégiés s’engagèrent en territoire révolutionnaire. Les Parlements suspendirent tous leur fonctionnement en mai 1788 ; le clergé refusa de contribuer en quoi que ce soit aux finances de l’État tant que les États Généraux n’auraient pas été convoqués ; la noblesse se souleva lourdement armée dans les provinces, et le Dauphiné, la Provence, la Bretagne, les Flandres et le Languedoc furent le théâtre de troubles sérieux.
De plus en plus, le Tiers État prenait part à ces mouvements et faisait chorus avec l’appel à convoquer les États Généraux, mais cela ne fit pas sourciller les privilégiés: la royauté avait montré qu’elle ne pouvait plus continuer à n’être que le centre nerveux de l’exploitation, donc la royauté était devenue l’ennemi et la tâche des privilégiés était de briser le pouvoir absolu. Ils méprisaient trop le Tiers État pour le craindre. Qui allait trembler devant des rustres, des savetiers, des tailleurs et une poignée d’avocats ?
La monarchie absolue ne pouvait tenir tête face à l’assaut combiné de tous les ordres.
Elle fut bien obligée de consentir à la convocation des États Généraux, et ceux-ci tinrent leur séance inaugurale le 5 mai 1789, date retenue ordinairement comme marquant le début de la Révolution.
Mais il faut noter que le soulèvement contre le pouvoir absolu du roi avait démarré déjà auparavant, que ce furent les privilégiés qui donnèrent le coup d’envoi et lancèrent le mouvement qui devait se terminer par leur propre naufrage, et que c’est eux qui imposèrent la convocation de l’assemblée qui était destinée à sceller leur perte.
Certes, la noblesse et la royauté, les deux sœurs ennemies, se réconcilièrent ensuite, certes, les privilégiés se regroupèrent de nouveau autour du monarque pour faire front quand ils se rendirent compte du degré d’hostilité régnant à leur égard dans le peuple, et chez les députés du Tiers État. Mais il était déjà trop tard.
(1) Quand les promesses fallacieuses de Calonne entraînèrent une sur-souscription du premier emprunt, un haut personnage s’exclama : « Je savais que Calonne sauverait l’État, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il réussirait aussi vite. »