VII. Les intellectuels
Il y a encore une catégorie importante de la bourgeoisie qu’il convient d’évoquer, celle de l’intelligentsia bourgeoise. Le mode de production capitaliste a disjoint les deux fonctions qui étaient réunies dans l’artisanat et les a assignées à deux catégories différentes de travailleurs, les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels.
Il a en outre, dans la société où il s’est formé, élargi à l’infini la division du travail, et donné naissance à une série de professions vouées uniquement au travail intellectuel.
Le technicien de formation scientifique ne jouait à vrai dire au 18ème siècle pas encore un grand rôle dans l’industrie. L’application industrielle de la mécanique et de la chimie scientifiques en était à la fin du siècle aux premiers balbutiements.
Dans les transports, en revanche, le nouveau mode de production assignait déjà au technicien des tâches importantes : il devait construire des bateaux, des ponts, des routes, des canaux. Tout aussi importante pour le développement de son savoir-faire était l’art de la guerre.
La concentration de plus en forte de la population dans les villes, ajoutée à la prolétarisation croissante de larges couches populaires, avait pour conséquence la diffusion des maladies et des épidémies dévastatrices. Le besoin de médecins allait grandissant. Or, le développement de la bourgeoisie, l’afflux de la noblesse rurale vers la capitale, augmentaient le nombre de ceux qui pouvaient payer un médecin.
Nous avons vu au 4ème chapitre comment est né et a grandi le besoin de juristes.
Le nouvel État centralisé qui prenait la place de l’association plus ou moins lâche des entités féodales, ne pouvait fonctionner avec avec le seul relais administratif de la noblesse et de l’Église. Celui-ci était devenu même carrément une gêne.
Lui fut substituée une bureaucratie centralisée, une catégorie de gens pour qui l’administration n’était pas une occupation accessoire, mais une activité exclusive et professionnelle.
Pour former tous ces éléments, il fallait de nombreuses écoles, de nombreux enseignants.
C’est ainsi que prit corps une classe nombreuse d’individus se recrutant pour l’essentiel dans la bourgeoisie et y ayant leurs racines, et qui tiraient leurs moyens d’existence de la mise en œuvre de leur intelligence, raison pour laquelle on peut globalement donner à cette classe l’étiquette d’« intelligentsia », ce qui ne veut bien sûr pas dire que tous ses membres aient été intelligents ni qu’il n’y eût d’intelligence que parmi eux.
De leurs rangs surgirent des penseurs qui ne se donnaient pas pour tâche de mettre leur savoir directement au service d’applications concrètes, mais d’explorer les relations fondamentales qui structurent la nature et la société et d’en dégager les lois, sans se demander si elles ont éventuellement une utilité pratique dans la vie civile, des penseurs pour lesquels la recherche était un but se suffisant à lui-même, pas un moyen au service d’une fin.
Quelque abstraites cependant que les théories de ces philosophes aient pu être, leurs besoins personnels étaient de nature extrêmement concrète. Ils voulaient vivre, et pour bon nombre d’entre eux, vivre bien .
Chez les Grecs de l’Antiquité, et notamment les Athéniens, la recherche de la vérité, la philosophie, avait été la plus noble activité des hommes libres de la classe possédante, leur apanage. Le loisir, reposant sur le travail des esclaves et d’autres méthodes d’exploitation, était mis au service des sciences et des arts.
Même chose chez les anciens Romains, mais ceux-ci était d’une étoffe plus grossière. Ils étaient passés trop brutalement de l’état de paysans épais à celui de maîtres de monde pour que, chez la majorité des possédants libres, la boulimie d’exploitation et le désir impulsif de jouissances extravagantes et de fanfaronnades ridicules n’ait pas pris le pas chez la majorité des possédants libres sur la soif de savoir et les plaisirs esthétiques.
Mais quel ne fut pas le sort des sciences, et avec elles, des beaux-arts, quand, à la fin du Moyen-Âge, les unes et les autres commencèrent à sortir de leur sommeil !
D’un côté, hormis la noblesse de cour dont nous allons reparler tout de suite, voilà des seigneurs féodaux mal dégrossis dans leur peau de paysans et des prêtres obtus pour qui ne comptaient que des plaisirs primitifs, et de l’autre un monde de commerçants qui, à quelques exceptions près, à force de calculer et de spéculer en vue du profit, perdaient d’autant plus toute capacité à se livrer à des spéculations abstraites que la compétition économique se faisait plus acharnée.
On ne pouvait évidemment attendre des basses classes condamnées à un dur labeur que quelque chose les porte à la pensée scientifique. Tout leur faisait défaut : les bases de l’instruction, l’occasion, le temps.
Aucune des classes dominantes, possédantes et adonnées aux plaisirs de la vie, n’avait en elle-même de ressources permettant de développer les sciences et les arts.
La pensée, la littérature furent laissées aux intellectuels, des gens qui étaient contraints d’aller offrir sur le marché leur force de travail intellectuelle comme l’ouvrier salarié offre la force de ses bras. Mais les philosophes et les artistes ne trouvaient guère qu’auprès de la noblesse de cour un public en mesure de les payer.
Celle-ci s’était défaite de la grossièreté de la noblesse rurale et avait développé une inclination pour des plaisirs plus délicats. Elle avait aussi plus de loisirs et moins de sujets de préoccupation immédiate que les marchands.
Cependant, aucune cour ne devint jamais une académie, une école philosophique. Les courtisans ne se muèrent pas en penseurs et en chercheurs, ils furent seulement des « protecteurs », les patrons tutélaires d’artistes et de philosophes. C’était plus confortable. En dépouillant le rustre, le courtisan avait aussi perdu l’énergie du hobereau. Il avait en horreur le travail persévérant dirigé vers un objectif, quelle que fût sa nature. Il voulait s’amuser, et les arts comme les sciences n’étaient là que pour y contribuer.
Les cours avaient des bouffons et des nains, elles avaient au même titre des artistes et des philosophes. Naturellement, il ne fallait pas que la philosophie demande un trop gros effort intellectuel, elle devait être présentée sous des dehors légers, plaisants, spirituels, amusants.
Une théorie sociale qui n’aurait pas rempli ces conditions ou pire, qui s’en serait prise à la cour, n’avait, dans la France des premières décennies du 18ème siècle aucune chance de retenir l’attention.
Si admirables qu’aient pu être ses idées, aussi longtemps que les conditions sociales ne les rendaient pas audibles, elles ne pouvaient pas avoir plus de succès qu’une semence de la meilleure qualité a de chances de germer si elle tombe sur une pierre.
Les tendances oppositionnelles du Tiers État n’avaient dans ces conditions que peu l’occasion de trouver une expression théorique. Le seul domaine où cela restait encore plus ou moins possible était celui de la religion.
La noblesse de cour comme la bourgeoisie étaient l’une et l’autre hostiles à l’Église dépendant de Rome. Il est pourtant significatif que, dans la première moitié du 18ème siècle, les attaques les plus violentes des philosophes éclairés aient été dirigées, non pas contre les formes féodales de l’Église les plus décrépites, les plus désuètes, mais au contraire contre la forme la mieux adaptée aux réalités modernes.
Cela s’explique, non pas par le pouvoir des idées abstraites, mais bien par celui des intérêts de classe. La vieille organisation féodale de l’Église reposant sur la propriété foncière était depuis longtemps devenue « nationale » en France.
Ce n’était plus le pape, mais le roi qui nommait ses dignitaires, qui distribuait les prébendes, et cela exclusivement aux membres de la noblesse, comme nous l’avons vu. Celle-ci se gaussait beaucoup de la religion, mais trouvait le système à son goût. Elle ne tolérait pas les attaques qui auraient pu gêner les intérêts de l’Église.
Il existait toutefois une organisation ecclésiastique qui n’était pas aux mains du roi, mais aux mains du pape. Celui-ci, un étranger, avait à sa disposition ses revenus, qui n’étaient pas minces, et ceux-ci ne profitaient pas seulement à des Français, mais aussi à des Italiens, des Espagnols, des Allemands, etc., car cet ordre était international.
Et ces revenus ne servaient pas à alimenter la caisse des privilégiés, car il ne reconnaissait pas en son sein de différences entre les états et promouvait ses membres sur l’échelle des dignités seulement en fonction de leurs mérites.
Cet ordre était haï de la noblesse, mais tout autant de la bourgeoisie, à qui il faisait une énorme concurrence. Car il mettait tous les moyens modernes d’enrichissement au service de l’Église, et était d’autant plus en état de se rire de toute concurrence et d’accumuler de gigantesques fortunes qu’il avait ses missionnaires, ses agents et ses espions partout dans le monde, jusqu’en Chine et au Japon, au Mexique et au Pérou, partout où la concurrence protestante ne l’en empêchait pas.
Il s’entendait fort bien non seulement à faire des affaires en Europe, mais aussi à organiser dans un système cohérent l’exploitation des colonies, et il fut la première puissance européenne à réussir à tirer profit des colonies en ne recourant pas seulement au pillage, au commerce et aux grandes plantations, mais aussi en utilisant les indigènes dans des entreprises industrielles, des sucreries etc.
Ces gens si avisés en affaires et qui, rusés et implacables, se serraient toujours les coudes, ces individus sans patrie dont le bourgeois catholique rencontrait ou croyait rencontrer la concurrence partout où il y avait de l’argent à se faire, et qu’il détestait donc autant qu’il les craignait superstitieusement, ce n’étaient pas – disons – les Juifs, comme serait tenté de le supposer un « Arien » ou « chrétien » moderne au vu de ce portrait, non, c’étaient les Jésuites.
C’est contre eux, contre ces ennemis communs à la bourgeoisie et à la noblesse de cour, qu’étaient dirigées les attaques les plus virulentes des philosophes éclairés, celles des cours elles-mêmes et de leur police.
Mais la chasse aux Jésuites ne remédia pas plus aux problèmes économiques du 18ème siècle que les discours antisémites ne peuvent remédier aux nôtres.
La charge pesait de plus en plus lourdement sur la masse de la nation, comme nous l’avons vu, et il devenait de plus en plus évident que c’était la cour qui était responsable de tous les abus, de tous les obstacles au développement, que c’était là l’exploiteur principal.
Et en même temps, les liens qui avaient mis la majorité des penseurs et des chercheurs sous la coupe des cours princières se délitaient. L’« intelligentsia » avait augmenté en nombre, la bourgeoisie s’éveillait à la politique. Des ouvrages de politique et d’économie devenaient une marchandise trouvant acquéreur, et à côté du marché des livres se constituait le journalisme.
Le philosophe et homme de lettres bourgeois pouvait trouver d’autres moyens d’existence que les pensions et les cadeaux de la cour, il gagnait maintenant sa vie, même si c’était parfois chichement, comme porte-parole des intérêts de la bourgeoisie.
À partir de ce moment, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, il devint possible d’élaborer et de faire valoir des théories qui, non seulement étaient indépendantes de la cour, mais lui étaient carrément hostiles.
Même des théories anticapitalistes commençaient à trouver un certain écho, tellement il y avait de catégories de capitalistes qui tiraient avantage des dépenses effrénées de la Cour et avaient leur part de l’exploitation de l’État. De ce fait, les tentatives entreprises pour éliminer les abus suscitaient leur hostilité.
Il devenait de plus en plus évident que le seul levier possible pour mettre un terme au règne de la Cour et des privilèges, c’étaient les paysans et les « petites gens » de la ville, le « peuple », qui en était la première victime.
Les penseurs bourgeois avaient cessé d’être des « philosophes », ils étaient économistes et politiciens, et ils s’exprimaient de plus en plus en faveur du peuple, de plus en plus contre non seulement la prêtraille et la noblesse, mais aussi contres les « riches » de façon générale.
Néanmoins, les amorces de critique socialiste que l’on vit apparaître dans la deuxième moitié du 18ème siècle, ne rencontrèrent que peu d’écho et ne furent pas comprises.
Les théories qui étaient en vogue, surtout celles de J.J. Rousseau, n’avaient rien de communiste, bien que l’observateur superficiel ait pu les tenir pour telles. Ce que l’époque exigeait, c’était l’abolition des barrières féodales qui faisaient obstacle à la production marchande, et l’intelligentsia bourgeoise était trop clairvoyante pour ne pas s’en rendre compte et se lancer dans un socialisme qui n’avait alors aucune perspective.
C’est que, malgré toute la sympathie qu’elle pouvait avoir pour les classes exploitées et souffrantes, elle ne pouvait pas non plus dépasser la ligne d’horizon de la bourgeoisie à laquelle elle appartenait du fait de ses relations familiales, de sa position sociale, de ses conditions d’existence.
Mais sa vision n’était pas bornée par les œillères d’intérêts temporaires et particuliers de telle ou telle clique de capitalistes, qui leur interdisaient de voir ce dont le développement de mode de production capitaliste avait besoin, qui les empêchaient de discerner les intérêts à long terme de leur propre classe dans sa globalité, et de travailler à les satisfaire, ce qui faisait que nombre de capitalistes étaient des partisans du régime féodal et que presque tous regardaient toute innovation avec méfiance. L’intelligentsia se situait bien au-dessus de l’étroitesse d’esprit du bourgeois absorbé dans ses affaires.
Le métier de ces gens-là les portait à généraliser, à suivre une logique, ils connaissaient dans le détail les structures sociales et la politique des temps passés et du temps présent. Et c’est pourquoi c’était l’intelligentsia qui identifiait les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie comme classe, lesquels coïncidaient alors avec les nécessités du développement économique.
C’était l’intelligentsia qui fut leur porte-parole, pas seulement face à la Cour, aux aristocrates et au clergé, parfois face aux paysans, aux petits-bourgeois et aux prolétaires, mais aussi même face aux coteries capitalistes quand leur intérêt du moment était en contradiction avec les intérêts de base permanents de la classe dans son ensemble.
N’étant mus ni par des intérêts personnels, ni par des intérêts temporaires, agissant sur la base d’une compréhension en profondeur de la société qui était le fruit du travail intellectuel de longues années, les hommes des Lumières bourgeoises n’apparaissaient pas comme les défenseurs d’intérêts matériels, mais comme les représentants de principes dépouillés, d’idées pures, comme des « doctrinaires », face aux « praticiens » capitalistes qui, fiers de leur ignorance, ne songeaient qu’à mettre l’État au service de leurs entreprises particulières.
Les intellectuels bourgeois n’en étaient pas encore à adapter les théories aux vœux et aux humeurs des « praticiens de la politique», au lieu d’exiger d’eux qu’ils se soumettent à la théorie. Et avec la Révolution, ils acquirent en France le pouvoir de concrétiser leurs théories.
Après la chute de la noblesse de cour et de la haute finance qui lui était alliée, une classe et une seule était en état de gouverner, et c’était l’intelligentsia bourgeoise.
Aujourd’hui encore, alors que dans la plupart des pays constitutionnels de larges couches populaires, et en premier lieu la classe ouvrière urbaine, se sont familiarisées grâce à leur activité politique avec les nécessités et les tâches de la législation et de l’administration d’un grand État moderne, c’est toujours l’intelligentsia bourgeoise qui domine dans les parlements. Il ne pouvait en être à plus forte raison autrement il y a cent ans en France, un pays d’où toute action politique avait été bannie depuis des siècles !
Même les petits-bourgeois de Paris n’élurent pas pour les représenter des députés issus de leurs rangs, mais des juristes, des journalistes etc.
C’est ainsi que l’intelligentsia bourgeoise put prendre en mains le pouvoir central et le mettre au service de leurs théories, c’est-à-dire des intérêts de classe de la bourgeoisie. Et comme c’étaient ses options qui étaient le plus à même de répondre aux besoins d’un développement devenu nécessaire, c’étaient elles qui coïncidaient le mieux avec les tendances réelles de la Révolution.
C’est elle que l’on entend le plus et le mieux tout au long de la Révolution, ce sont ses discours, ses livres, ses journaux, qui se sont le mieux conservés. Il n’est donc pas surprenant que les idéologues qui se règlent sur l’aspect superficiel des choses en viennent à s’imaginer que ce sont les penseurs et leurs idées qui auraient fait et guidé la Révolution.
Il ne fait aucun doute que cette classe est de celles qui ont imprimé de façon éclatante leur marque à la Révolution française. Elle est son œuvre dans tout ce qui touche à la gestion de l’État et à la législation.
Il serait cependant erroné de croire que le Révolution se serait faite exclusivement avec des décrets ministériels et des résolutions parlementaires. Aux moments cruciaux, l’initiative et la décision vinrent des soulèvements populaires, notamment des faubourgs parisiens et des paysans.
Les résolutions les plus importantes des assemblées successives, de la Constituante, de la Législative, de la Convention, ne firent que consacrer ce que le peuple avait déjà fait. Au cours des luttesrévolutionnaires, ces assemblées se montrèrent sans boussole, elles recevaient leurs directives du peuple, elles ne lui en donnaient pas.
Ce n’est pas dans les événements qui ont scandé la Révolution, que se manifesta l’importance et l’influence de l’intelligentsia, mais dans les réalisations qui lui ont survécu. Ce n’est pas elle qui avait pris la Bastille, balayé les charges féodales et purgé la France nouvelle de ses ennemis extérieurs et intérieurs.
Mais c’est elle qui a jeté les fondations sur lesquelles repose son organisation politique encore aujourd’hui, et créé un droit civil qui continue à être ce qui existe de mieux et de plus en accord avec la modernité. Certes, celui-ci a été annexé comme bien d’autres choses par un général victorieux qui l’a mis au service de ses propres visées – le code civil est devenu le code Napoléon. Il n’en reste pas moins que ce droit est la création de l’intelligentsia révolutionnaire de la Convention.