IX. Les paysans
Les paysans se situaient encore une marche en-dessous des artisans non affiliés à une corporation, des prolétaires et tous ceux qui vivaient dans leurs parages.
Citadins, le bouillonnement des idées n’était pas sans influencer dans une certaine mesure ces derniers, qui vivaient par ailleurs entassés dans des localités étroites non loin des centres du pouvoir. Leur concentration et leur intelligence leur donnaient une certaine force de résistance, et la proximité du gouvernement la possibilité d’agir directement pour faire pression sur lui. Si dure que fût l’oppression qui pesait sur eux, pire encore était celle qu’on faisait subir en toute impunité aux paysans, lesquels, isolés, disséminés, loin de toute stimulation intellectuelle, n’étaient pas en capacité de se coaliser contre leurs bourreaux et de faire entendre leurs doléances.
Alors que la noblesse et le clergé, la bureaucratie centrale et urbaine, et presque tous les gens fortunés étaient totalement ou partiellement exonérés des impôts d’État directs, ceux-ci retombaient d’autant plus lourdement sur le paysan. Il pouvait arriver que leur montant atteigne jusqu’à 70% de son revenu net. En moyenne, c’étaient 50%.
C’était de préférence le paysan qui était appelé au service armé, la milice levait chaque année 60 000 hommes.
La noblesse, en revanche, n’y était pas assujettie. Et pourtant, elle avait l’effronterie de prétendre que l’exemption dont elle jouissait se justifiait par l’impôt du sang dont elle aurait été seule à s’acquitter pour la patrie. En fait, dans la mesure où elle le faisait effectivement, celui-ci s’était transformé, d’obligation périlleuse et coûteuse qu’il était à l’origine, en un privilège lucratif permettant bien plutôt d’exploiter cette même patrie.
A quelqu’un qui voyait une injustice dans le fait de n’enrôler que des paysans, un partisan de cette pratique crut pouvoir répliquer que le sort des soldats était si misérable que seul un paysan pouvait supporter pareil traitement.
Les paysans étaient les seuls à être astreints à la corvée pour construire les routes empruntées par les armées, c’était sur eux que retombaient les charges de l’attelage des véhicules et du cantonnement des troupes lors de leurs déplacements.
Les servitudes imposées aux paysans pour l’entretien de l’État moderne se multipliaient, et en même temps subsistaient celles de la féodalité, et ce n’étaient pas seulement des charges, c’étaient des entraves qui bloquaient toute amélioration de la production, voire avaient pour conséquence sa détérioration.
Le paysan n’avait pas le droit de cultiver ce qu’il voulait. La dîme reposait sur les vieilles espèces connues, pas sur les plantes récemment introduites, par exemple la pomme de terre ou la luzerne. Raison pour laquelle la culture lui en était bien souvent interdite. Cela gênait considérablement l’introduction de procédés améliorés, ainsi le passage de l’assolement triennal à la rotation des cultures. Ce qui restait du régime de la communauté rurale, et notamment les servitudes ayant trait au rythme des cultures, entravait à vrai dire dans une plus large mesure encore tout progrès dans l’agriculture.
À tout instant, pendant les travaux des champs les plus pressants, le paysan pouvait être rappelé pour une corvée. Si les corvées seigneuriales avaient été pour la plupart transformées en redevances monétaires, les corvées de voirie et la corvée d’attelage étaient devenues une charge d’autant plus pesante.
Quand les récoltes étaient sur pied, il était presque impossible au paysan de les mettre à l’abri du gibier, des lapins et des pigeons des « bons maîtres ». La chasse était l’apanage exclusif de la noblesse.
Elle avait aussi le privilège d’élever des lapins et de posséder des colombiers, et elle en usait sans limites : ce n’était pas le noble, mais le paysan qui avait à nourrir ces animaux, certes bien contre son gré, en les laissant se servir sur ses champs. Parfois, les paysans étaient carrément obligés de ne cultiver que les plantes qui sont du goût du gibier.
Les garde-chasses avaient le droit d’abattre le premier qui dégagerait du terrain un lapin ou un lièvre. Taine trouve étrange qu’au moment même où « les mœurs s’adoucissaient » et où « les Lumières progressaient », la barbarie de la chasse s’étendait.
Mais pour la noblesse, la chasse était tout autant un moyen d’exploiter les paysans que de s’amuser, et moins son existence répondait à une nécessité, plus augmentait sa soif de plaisirs, et plus elle ressentait le besoin d’exploiter autrui. « L’adoucissement des mœurs » ne concernait que le commerce des seigneurs entre eux et avec les financiers. On laissait se multiplier le gibier, même le plus nuisible : dans le Clermontois, sur les terres du prince de Condé, les louveteaux étaient soignés et élevés avec la plus grande attention avant d’être relâchés en hiver et ensuite chassés.
Il importait peu à ces nobles seigneurs si habiles dans leurs salons à deviser délicatement des idéaux humanistes, qu’ils dévorent les brebis et même les enfants des paysans.
Le roi était le plus grand propriétaire foncier et aussi le premier chasseur de France (1), donc l’un des premiers à dévaster les campagnes. Ses réserves de chasse augmentaient notamment dans la région parisienne et rendaient quasiment impossible de cultiver le sol. Dans les onze capitaineries proches de la capitale, le gibier causait autant de ravages que « le logement de onze régiments de cavalerie ennemis » (2). On sait que Louis XVI n’avait, en-dehors de la serrurerie, qu’une passion : la chasse. Le 14 juillet, le jour de la prise de la Bastille, il ne marqua la date dans son journal qu’avec le cri de douleur suivant : Pas de chasse !
Un règlement de 1762 interdit, dans le périmètre de chaque réserve royale de chasse, qu’on enclose les terres des paysans pour empêcher le gibier d’accéder aux champs et aux jardins.
Il édicta de même que personne, même pas les propriétaires, n’aurait le droit de pénétrer dans les champs entre le 1er mai et 24 juin, ceci afin de ne pas troubler la couvaison des perdrix. Peu importait que les mauvaises herbes se mettent à foisonner pendant ce temps !
Encore en 1789, alors qu’on était déjà en plein dans les révoltes contre le système féodal, on replanta, dans un seul canton de la réserve royale de Fontainebleau, 108 remises pour lièvres et perdrix, sans tenir compte des protestations des paysans concernés.
Et Louis XVI était, à ce qu’on prétend, un souverain plein de bienveillance et de bonté. Que penser alors de la façon dont les choses pouvaient se passer avec des seigneurs ayant une pierre à la place du cœur !
Si, malgré ces obstacles, le paysan réussissait sa moisson, il n’avait pour autant pas le droit de l’engranger chez lui sans autre forme de procès.
La récolte fauchée devait rester dans le champ jusqu’à ce que les agents du fisc aient fait le décompte des gerbes pour déterminer ensuite le montant des prestations en nature. Si, dans l’intervalle, le temps se gâtait, la récolte était perdue.
Le produit de la récolte une fois engrangé, le paysan n’était pas libre d’en user à sa guise. Il devait pressurer le raisin dans le pressoir seigneurial, moudre ses grains dans le moulin seigneurial, faire cuire son pain dans le four seigneurial. Il était strictement interdit de contourner ces institutions. Le paysan n’était pas autorisé à posséder un moulin à bras sans en avoir acheté le droit à un tarif élevé.
Le pressoir, le moulin et le four du seigneur étaient affermés et se trouvaient, comme on peut l’imaginer, dans un état lamentable, ils fonctionnaient lentement et mal. C’est que, « de par la loi », le fermier était assuré de ses clients.
Si, malgré tous ces dispositifs destinés non seulement à l’exploiter, mais aussi à réduire à un minimum le produit de son travail, le paysan réussissait malgré tout à obtenir un surplus qu’il pouvait apporter au marché, il se heurtait, là aussi, à des barrières. Il devait attendre quatre à six semaines après les vendanges avant de pouvoir vendre le produit de ses vignes. Pendant ce délai, le seigneur avait le monopole de l’achat. Les chemins étaient dans un état déplorable, les péages et les redevances sur le marché étaient d’un niveau élevé. Le paysan avait lieu d’être content s’il tirait de son surplus l’équivalent de ses frais de transport.
De toutes façons, l’occasion de parler de surplus était rare ! Il n’y avait pas que les maltraitances et les sévices « légaux » dont nous n’avons pu indiquer que quelques-uns et dont la liste complète serait infiniment longue (Wachsmuth, dans son « Histoire de la France à l’âge de la Révolution », n’énumère pas moins de 150 appellations de droits féodaux qui furent abrogés sans indemnisation dans la nuit du 4 août 1789), il n’y avait pas seulement cela, le paysan était de plus livré sans défense aux représentants de l’État et du seigneur qui ne lui prenaient pas ce que le droit les autorisait à prendre, mais ce qu’ils pouvaient matériellement lui prendre.
Seule une apparence des plus misérables pouvait le sauver d’un pillage radical.
Et c’est pourquoi son logement, son bétail, ses outils, ses champs, étaient dans un état pitoyable. S’il arrivait réellement à garder quelque chose pour lui, ce quelque chose prenait la forme d’écus de bon aloi qu’on pouvait facilement mettre à l’abri des regards soupçonneux des « serviteurs de la loi ».
On utilisait l’argent tout au plus ici et là pour acquérir un lopin de terre, pas pour améliorer la méthode de travail. Toute augmentation du revenu aurait été immédiatement suivie d’une hausse des redevances.
Mais chez la plupart des paysans, le caractère primitif du travail, accompli avec les outils les plus rudimentaires, était imposé par la nécessité. Un petit nombre seulement arrivait à avoir un petit trésor enfoui quelque part.
Le sol, jamais enrichi d’engrais, devenait visiblement de moins en moins fertile. Les mauvaises récoltes se succédaient de manière de plus en plus rapprochée. Il n’y avait bien sûr aucune trace de la moindre réserve : si arrivait une mauvaise récolte, c’était la misère la plus noire qui suivait immanquablement. Beaucoup de paysans ne pouvaient plus continuer dans ces conditions. Ils quittaient leur pays, les campagnes se désertifiaient à vue d’œil. En 1750 déjà, Quesnay indiquait qu’un quart du sol arable n’était pas cultivé.
Immédiatement avant la Révolution, Artur Young déclarait qu’un tiers des sols cultivables (plus de neuf millions d’hectares) était à l’état sauvage ! Selon la Société d’Agriculture de Rennes, les deux tiersde la Bretagne étaient en friche.
Et tandis que fondait le nombre des paysans, le montant total de leurs redevances grimpait à toute allure, alors qu’elles étaient réparties sur toujours moins de têtes.
Rien d’étonnant si finalement, dans plus d’une région agricole, la population tout entière menaçait de s’enfuir. Mais pour aller où ? Émigrer à l’étranger était à l’époque, surtout pour des paysans, pratiquement impossible. Ils se pressaient dans les villes où ils étaient journaliers, mais se heurtaient là aussi de nouveau à des barrières féodales, celles du monopole des corporations, qui devenaient d’autant plus insupportables que la prolétarisation du peuple des campagnes progressait. Ils surpeuplaient les faubourgs de Paris affranchis du monopole des corporations et contribuèrent pour la plus grosse part au grossissement des foules qui allaient donner le sans-culottisme.
D’autres entraient dans les rangs de l’armée, mais pas par enthousiasme pour la cause des privilégiés qu’on allait leur demander de défendre, la cause de ceux qui les avaient précipités dans la misère et leur barraient toutes les portes de sortie. Il ne fallait qu’une étincelle pour qu’ils se soulèvent contre leurs bourreaux.
La plupart des éléments qui avaient été ainsi « dégagés » sombrèrent cependant dans un prolétariat de gueux en croissance rapide, malgré les sanctions brutales appliquées aux mendiants et aux vagabonds. Alors comme aujourd’hui, les couches dirigeantes s’imaginaient qu’on pouvait remédier au dénuement et au chômage en maltraitant ceux qui en étaient victimes. Une ordonnance de 1764 punissait de trois ans de galère la mendicité et même rien que le fait de ne pas avoir d’emploi.
En 1777, pourtant, on comptait 1 200 000 mendiants (14). Nous ne savons pas comment a été calculé ce nombre. Il reposait peut-être sur une simple estimation, mais il montre en tout cas comment un simple coup d’œil prenait la mesure de toute cette misère (4).
Cependant, les poings vigoureux et les caractères hardis méprisaient l’humiliation de la mendicité qui ne rapportait que coups de pied et misère. Ils se constituaient en bandes armées et s’emparaient par la force de ce dont ils avaient besoin. Le brigandage devenait un fléau inextirpable.
On commençait aussi à sentir le souffle de la révolte et du désespoir chez les paysans que leur propriété ou la contrainte féodale ligotaient encore à la terre.
Les représentants de l’État et des seigneurs se voyaient à tout moment confrontés à une résistance violente. Isolées, sans cohésion, ces révoltes paysannes étaient généralement réprimées sans mal.
Mais il suffit d’un seul événement dans la capitale, un événement qui montrait qu’avait commencé le combat décisif, pour que la colère longtemps retenue éclate partout simultanément et irrésistiblement, et la guerre civile latente bascula dans la guerre ouverte. Cet événement, ce fut la prise de la Bastille, alors que des mauvaises récoltes, un hiver terriblement rigoureux et enfin les élections aux États Généraux avaient déjà vivement échauffé les esprits (5).
D’un seul coup, sous l’assaut des paysans, c’est l’édifice féodal tout entier qui s’écroula.
Les châteaux de la noblesse furent réduits en cendres, et l’exploitation féodale avec eux. Lorsque, lors de la fameuse nuit d’août, à l’Assemblée Nationale, les privilégiés sacrifièrent leurs privilèges dans l’enthousiasme général, ils ne firent que renoncer à ce qu’ils avaient déjà perdu, pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé.
Il y eut néanmoins des exceptions à cette explosion paysanne.
En faisant le tableau de la noblesse, nous avons déjà noté qu’il existait encore dans la France prérévolutionnaire des districts reculés où le régime féodal et les moules mentaux du catholicisme qui y correspondent, avaient encore leurs racines dans le mode de production, des contrées où ce qui, ailleurs, était devenu un boulet insupportable, avait encore la figure d’un parapet protecteur. Dans ces contrées, chaque communauté vivait et produisait encore pour elle-même à l’ancienne mode.
La patrie du paysan n’allait pas plus loin que l’horizon qu’il pouvait distinguer depuis le clocher de son village : ce qui se situait au-delà, était terre étrangère, il n’en attendait rien, il ne voulait pas avoir affaire à elle, elle ne se manifestait que pour le perturber dans son travail et pour le piller.
La tâche dévolue à son curé, à son seigneur, était de s’occuper des relations avec cet étranger, et de le protéger contre lui.
Et voilà que ces étrangers incarnant l’ennemi et conduits par ce Paris si détesté, prétendaient lui donner des lois, et les faire appliquer avec bien plus d’énergie que n’y avait jamais mis la vieille monarchie dans ces coins perdus.
Des lois qui allaient encore bien plus violemment à l’encontre de ses coutumes, de son mode de production, que les lois et les ordonnances de l’ancienne monarchie, qui bannissaient tout ce qu’il respectait et appréciait, qui ne voulaient rien savoir du régime communautaire de la propriété et de son fonctionnement dans la famille et la commune, qui était au fondement de son mode production. Et pire, ce monde extérieur avait la prétention inouïe d’arracher les garçons à leur famille et de les enrôler pour la guerre (6).
Les aristocrates et le clergé, qui tenaient sous leur coupe les relations des paysans avec « l’étranger », n’eurent pas à faire beaucoup d’efforts pour finalement les pousser à se soulever ouvertement contre la Convention parisienne, notamment en Vendée et dans le Calvados.
La masse des paysans, cependant, n’approuvait nullement ces insurrections. Ils étaient solidement liés à la Révolution. La restauration de l’ancienne monarchie signifiait pour eux la restauration du poids de l’ancienne féodalité, de l’ancienne misère féodale. Elle les menaçait même partiellement de la perte de leurs biens. L’Assemblée Nationale avait déclaré biens nationaux les biens de l’Église, et confisqué les biens des émigrés.
Les uns comme les autres avaient été mis en vente. Et bien que cette mesure ait pour une bonne part servi à enrichir les spéculateurs, elle offrait aux paysans la possibilité d’adjoindre de nouveaux terrains à leurs étroites parcelles, et on essaya de leur faciliter la démarche dans la mesure du possible.
On divisa en lots une partie des biens d’Église, plus tard également les biens des émigrés, les parcelles furent vendues contre des acomptes d’un montant insignifiant et pour le reste, étaient accordées des échéances étalées sur une longue durée. Jusqu’à la Révolution, beaucoup de paysans avaient été propriétaires de leur terre, la plupart du temps c’était dans les faits une propriété héréditaire, mais elle était soumise à paiement de redevances. Maintenant, les redevances avaient disparu, et ils cherchèrent, souvent avec succès, à se muer en propriétaires de plein droit.
Les petits messieurs de la noblesse de cour, pour prouver leur bravoure chevaleresque et leur fidélité au roi, avaient déguerpi et laissé leur roi en plan, quand la situation avait commencé à sentir le roussi pour eux. Un certain nombre dès le lendemain de la prise de la Bastille, le frère du roi le premier, le comte d’Artois. Telles des « taupes apatrides » (7), ils intriguaient pour revenir en France sous la protection des armées autrichiennes et prussiennes, avec l’intention de reconquérir le pays à leur profit.
Leur victoire aurait signifié la restauration de l’exploitation féodale, la récupération des biens de l’Église et des émigrés. Quand on sait le fardeau sous lequel le paysan gémissait avant la Révolution, et avec quel fanatisme il est attaché à sa terre, on comprend sans peine que dans ces circonstances, à côté des éléments révolutionnaires des villes, les paysans eux aussi se soient soulevés massivement et soient accourus en nombre étoffer les rangs des armées françaises aux frontières pour repousser les envahisseurs.
Mais ils ne se soulevèrent pas par enthousiasme pour la Législative, la Convention et les Jacobins parisiens qui dirigeaient la France dans les premières années de guerre à compter de 1792.
Le paysan n’a jamais été un adorateur du système représentatif, qui ne lui accorde que peu d’influence, étant donné son isolement et le sous-développement de ses capacités intellectuelles.
Encore moins dans la France de la Révolution qui était tout juste en train de s’éveiller à la vie politique et dont la population était dénuée de toute espèce de formation politique. Les paysans ne pouvaient pas envoyer des gens comme eux dans les assemblées, ils envoyèrent des avocats, des médecins, des magistrats, bref, essentiellement des représentants issus des villes, et ceux-ci siégeaient à Paris sous l’influence de la « masse révolutionnaire » de cette ville. Dès que les intérêts de ces gens-là entraient en conflit avec ceux des paysans, ces derniers avaient bien sûr le dessous dans la législation et l’administration.
Et des conflits, il y en eut. Pour apaiser les masses de petits-bourgeois et de prolétaires parisiens souffrant des privations, les différentes assemblées législatives ne pouvaient demander de sacrifices qu’à la bourgeoisie ou aux paysans. Bien entendu, ils choisirent ces derniers chaque fois que c’était possible.
Mais un certain nombre de conflits opposaient directement la petite-bourgeoisie et la paysannerie : la première voulait le pain à bon marché, la seconde voulait tirer le plus possible de la vente de ses produits. Le pic de la crise se produisit sans doute quand les Jacobins, après la chute de la Gironde, furent seuls à gouverner et décrétèrent, pour mettre un terme à une misère épouvantable, un maximum pour les prix des denrées et complétèrent son application par des réquisitions de vivres, non seulement pour l’armée, mais aussi pour Paris. Des mesures qui étaient dirigées au premier chef contre les commerçants et les spéculateurs, mais touchaient aussi les paysans (8).
L’institution révolutionnaire qui suscita le plus d’enthousiasme chez les paysans fut la nouvelle armée, qui était affranchie de toutes les barrières liées aux différents ordres et dans laquelle tout soldat avait dans sa giberne un bâton de maréchal. Cette armée, composée dans sa majorité de fils de paysans, leur ouvrait la plus brillante carrière. Et même pour celui qui restait simple soldat, elle n’était pas seulement – ce qui à vrai dire était l’essentiel – l’arme la plus efficace pour défendre le terrain tout juste conquis sur le féodalisme qui menaçait de revenir avec l’aide de l’Europe, elle était aussi pour lui un moyen de s’enrichir par le butin prélevé.
C’est un facteur qu’il ne faut pas sous-estimer. Les guerres de la Révolution ont été de la plus grande importance pour le développement économique notamment de l’Angleterre et de la France. Elles ont permis à l’Angleterre de mettre la main, en partie temporairement, en partie définitivement, sur les colonies, non seulement françaises, mais aussi hollandaises, la Hollande ayant été prise par les Français en 1795, et aussi sur les colonies espagnoles, l’Espagne s’étant vue contrainte en 1796 de conclure une alliance avec les Français. Cela permit en outre à l’Angleterre de piller sans discontinuer les flottes et les côtes de ces pays.
La France se dédommagea aux dépens de la Belgique, de la Hollande, de l’Italie, de l’Égypte, de la Suisse, de l’Allemagne, etc.
Ce ne sont pas seulement les soldats qui pillèrent à qui mieux mieux dans ces pays ; ce qu’ils emportèrent n’était qu’une bagatelle en comparaison des sommes énormes que les généraux et les commissaires extorquèrent, en partie pour leur propre compte, en partie pour celui des finances publiques, qui de leur côté étaient pillées par des fournisseurs et des « hommes d’État » cupides.
Pour la France, la guerre devint, après la chute des Jacobins, une « bonne affaire », la meilleure qui fût pour l’époque. C’était un moyen tout-puissant de faire affluer vers la France les richesses accumulées par le féodalisme dans les pays cités et qui stagnaient inertes dans les églises, les monastères, les trésors princiers, tout comme celles des vieilles républiques marchandes, la Hollande, Venise, Gênes, et de les y mettre au service du mode de production capitaliste.
L’État français, qui, la veille encore, était au bord de la banqueroute, devint riche, et riches devinrent ceux à qui leur position permettait de le piller. Les grandes fortunes poussaient comme des champignons, elles cherchaient à s’investir avec profit. En même temps, les victoires agrandissaient le marché de l’industrie française, et les nouvelles méthodes de l’art militaire ne lui étaient pas moins bénéfiques.
Aux armées mercenaires relativement réduites des vieilles monarchies, la France révolutionnaire opposait la levée en masse et donnait de ce fait à l’industrie la tâche d’habiller et d’armer rapidement des multitudes. Ce fut un levier fort efficace pour transformer l’industrie capitaliste, qui avait jusque là surtout été une industrie de luxe, en une industrie moderne produisant en masse.
Le facteur qui mit tout cela en branle, qui éteignit le déficit du budget et protégea la terre des paysans, qui enrichit leurs fils et leur donna une carrière, qui procura aux financiers, aux marchands et aux entreprises industrielles d’abondants profits, qui vint à bout du chômage, ce fut l’armée. Il faut avoir en tête l’importance qu’elle eut pour le développement économique de la France, si on veut comprendre le rôle politique auquel elle accéda.
L’hypothèse selon laquelle la gloire militaire serait montée de but en blanc à la tête des Français, qui voudrait que le petit mot de « gloire » les ait tous rendus fous, et que leur politique de conquêtes et leur culte napoléonien viennent de là, a quand même quelque chose de trop « idéaliste ».
Étant donné le rôle important que jouait donc l’armée, tout chef de guerre victorieux était destiné à devenir un facteur politique de premier plan. Et le pouvoir qu’il aurait entre les mains ne pouvait qu’être immense dès lors qu’il réussissait à s’emparer des leviers de commande de l’État.
Et cela ne fut pas trop difficile.
Une grande partie de la bourgeoisie s’était lassée des luttes parlementaires au cours de la Révolution, et aspirait au calme, à la tranquillité du prédateur qui veut consommer sa proie en toute quiétude. Dans plus d’une sphère de la bourgeoisie, on s’était montré méfiant et réservé, parfois même hostile à la Révolution. La Terreur avait encore davantage douché l’enthousiasme pour la liberté.
Bien des idéologues avaient perdu leurs illusions, étaient devenus « raisonnables » et s’étaient rendu compte que la Révolution ne signifiait pas la rédemption de l’humanité, mais celle du capital, et ils se résignaient à voir le régime parlementaire, la liberté pour laquelle ils s’étaient battus, escamotés par un sabreur qui, en contrepartie, ouvrait la perspective d’une Europe entièrement confisquée et payant tribut pour le plus grand bénéfice des capitalistes français.
Par ailleurs, il n’y avait plus, quand la France ouvrit le cycle de ses triomphes militaires dans l’Europe entière, aucune classe sur laquelle la bourgeoisie aurait pu s’appuyer. Or jamais, même dans les périodes du plus grand élan révolutionnaire, elle n’avait pu dominer sans avoir un allié.
En France, le régime parlementaire lui était tombé entre les mains parce que les privilégiés s’étaient révoltés contre la monarchie.
Elle n’aurait pas été capable de le défendre contre la cour et ses alliés en France et hors de France sans l’intervention énergique des paysans, des petits-bourgeois et des prolétaires.
Or, les paysans, nous l’avons vu, se battaient seulement contre l’absolutisme féodal, pas pour le système représentatif. La nouvelle armée, affranchie des distinctions liées aux états, composée pour la majeure partie de paysans, était l’institution qui suscitait leur enthousiasme, et si un général victorieux d’humble extraction arrivait à la tête de ses troupes, jetait aux orties la suprématie parlementaire, et assurait son propre pouvoir absolu, au lieu de se soulever, ils l’acclamaient, lui, l’empereur-paysan qui prenait la place du gouvernement des avocats.
Quant à ceux qui avaient fondé la République et l’avaient défendue victorieusement contre l’assaut des puissances féodales, les sans-culottes, il étaient à terre, complètement impuissants.
Les triomphes militaires avaient épuisé leur énergie, et la bourgeoisie les avait écrasés, avait été obligée, pour ses intérêts de classe, de les écraser. Mais elle avait ainsi détruit elle-même les seules armes qui auraient pu être opposées au règne des baïonnettes.
L’ancienne monarchie, elle, avait vécu, sans retour possible. L’Empire ne signifia pas la renaissance de l’exploitation féodale, ce fut bien plutôt, comme la Terreur jacobine, un outil de la Révolution. Les Jacobins sauvèrent la Révolution en France, Napoléon révolutionna l’Europe.
(1) Ses domaines comprenaient un million d’arpents de forêts de chasse, sans compter les bois qui servaient à l’exploitation des salines et à d’autres usages industriels.
(2) Taine, Les origines de la France contemporaine ; l’ancien régime, p. 74.
(3) Louis Blanc, op.cit., I, p. 149
(4) Cf. ch. VIII p. 38. Sur le prolétariat des gueux en France avant la Révolution, voici ce que nous dit Kareiev dans son ouvrage déjà cité « Les paysans … » p. 211 à 214, et que nous empruntons à la traduction de quelques passages qui nous ont été communiqués, nous l’avons dit, par F. Engels : « Il est significatif que les paupérisés aient été les plus nombreux dans les provinces qui passaient pour être les plus fertiles. La raison en est que dans ces régions, il y avait très peu de paysans propriétaires de leurs terres. Laissons les chiffres parler : À Argentré (Bretagne), sur 2300 habitants qui ne vivent ni de l’industrie ni du commerce, plus de la moitié ne subsistent que péniblement, et plus de 500 sont acculés à la mendicité.
À Vainville (Artois), 60 familles sur 130 sont pauvres. Regardons la Normandie : à Saint-Patrice, sur 1500 habitants, 400 vivent d’aumônes, à Saint-Laurent, ce sont les trois quarts des 500 habitants (Taine).Les cahiers du bailliage de Douai nous apprennent que par exemple dans un village de 332 familles, la moitié vit d’aumônes (paroisse de Bouvignies), dans un autre 65 familles sur 143 sont tombées dans la pauvreté (paroisse d’Aix), dans un troisième, environ 100 sur 413 sont totalement réduites à la mendicité (paroisse de Landus), etc. Dans la sénéchaussée de Puy-en-Velay, selon les termes des cahiers du clergé de l’endroit, sur 120 000 habitants, 58 897 sont hors d’état de payer aucun impôt d’aucune sorte (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, vol. V, p. 467).
Dans les villages du district de Carhaix, la situation est la suivante : Frerogan : 10 familles aisées, 10 pauvres, 10 dans la misère. Montref : 47 familles aisées, 74 moins bien dotées, 64 familles de pauvres et de journaliers. Paule : 200 ménages qu’on pourrait qualifier pour la plupart de refuges de mendiants (Archives Nationales, vol. IV, p. 17). Le cahier de la paroisse de Marboeuf se plaint que sur 500 habitants, il y a environ 100 mendiants (Boirin Champeaux, Notice historique sur la Révolution dans le Département de l’Eure, 1872, p. 83). Les paysans du village de Harville disent qu’en raison du manque de travail, un grand tiers d’entre eux est dans une pauvreté noire (Requête des habitants de la Commune d’Harville, Archives Nationales). La situation dans les villes n’était pas meilleure. À Lyon, 30 000 ouvriers étaient réduits à la mendicité en 1787. À Paris, sur 680 000 habitants, il y avait 118 784 pauvres (Taine).
À Rennes, un tiers de la population vivait d’aumônes, et un autre tiers risquait en permanence d’être réduite à la mendicité (Du Chatelier, L’agriculture en Bretagne, Paris 1863, p. 178). La petite ville jurassienne de Lons-le-Saunier [NdT : erreur de transcription ? Kautsky écrit : Lourletaunier !] était dans un tel état de pauvreté que lorsque la Constituante introduisit le cens électoral, sur 6518 habitants, seuls 728 purent être inscrits comme citoyens actifs (Sommier, Histoire de la révolution dans le Jura, Paris 1846, p. 33). Il est facile de comprendre qu’à l’époque de la Révolution, les personnes vivant d’aumônes se comptaient par millions. Une brochure cléricale de 1791 (Avis aux pauvres sur la révolution présente et sur les biens du clergé, p. 15) écrit ainsi qu’il y aurait six millions d’indigents, ce qui paraît un peu exagéré. Mais le chiffre de 1 200 000 mendiants donné pour l’année 1777 n’est peut-être pas inférieur à la réalité (Duval, Cahiers de la Marche, Paris 1873, p. 116).
(5) La grêle et la sécheresse avait endommagé la production agricole de 1788. Fin décembre 1788, le thermomètre marqua à Paris – 18,75 degrés Réaumur ! Dans le seul faubourg de Saint-Antoine, on comptait à ce moment-là 30 000 nécessiteux relevant de l’assistance.
(6) En février 1793, la Convention adopta une loi qui imposait l’obligation militaire à tous les Français célibataires âgés de 18 à 40 ans, mais laissait la possibilité du remplacement.
(7) (NdT) Reprise ironique des anathèmes lancés par les milieux conservateurs et nationalistes allemands contre les social-démocrates à l’époque de la première publication de cette brochure (1889) : les lois anti-socialistes restèrent en vigueur jusqu’en 1890.
(8) Les origines de la crise se situaient pour l’essentiel dans la guerre extérieure, qui non seulement absorbait une grande quantité de denrées pour l’entretien de l’armée, mais entravait aussi les importations. Les guerres civiles qui faisaient rage en même temps à l’intérieur du pays entraînaient des conséquences peut-être encore plus funestes. Et même les paysans révolutionnaires, qui n’étaient plus contraints par des fermiers et des agents cupides de brader à tout prix une partie importante de leur récolte, étaient enclins à garder par devers eux leurs réserves de grains : les petits paysans parce qu’ils produisaient à peine de quoi pourvoir à leurs propres besoins, les gros paysans et les gros métayers, pour faire grimper les prix, que l’ensemble de ces facteurs faisait monter rapidement.