VIII. Les sans-culottes
Le Tiers État comprenait également les artisans. L’organisation en corporations était sclérosée depuis longtemps et devenue pour quelques élus le moyen de monopoliser la production artisanale et de faire du titre de maître-artisan un privilège qui favorisait d’autant plus l’exploitation des compagnons et des consommateurs qu’était plus restreint le nombre de ceux auxquels il était attribué.
Il était quasiment impossible à un compagnon de s’élever à ce grade s’il n’était pas le fils ou le gendre, ou n’épousait pas la veuve d’un maître-artisan.
Pour les autres, toute une série de conditions rendait la chose non seulement extrêmement difficile, mais généralement impossible à priori. Souvent, la corporation était déclarée fermée, et fixé une fois pour toutes le nombre de maîtres-artisans qu’elle pouvait compter.
Cependant, en croyant pouvoir, sous le régime policier de l’absolutisme, établir et défendre leur monopole en faisant confiance à leurs seules propres forces, ces messieurs les maîtres commettaient une lourde erreur.
La royauté ancienne trouvait extrêmement immoral qu’une clique exploite le peuple en vertu d’un monopole sans partager le butin avec le souverain. Le droit de délivrer les lettres de maîtrise – contre paiement en bonnes espèces, n’oublions pas l’essentiel – fut déclaré privilège de la couronne.
De la même façon, celle-ci s’attribua le droit de nommer aux charges des corporations.
Si les corporations voulaient garder ce droit pour elles, elles devaient les racheter à la couronne en pièces sonnantes et trébuchantes, et cela non pas une fois pour toutes, mais de façon renouvelable, car la couronne aimait à se souvenir de ses droits de souverain sur les corporations et menaçait de les faire valoir aussi souvent qu’elle avait des besoins d’argent.
Les maîtres-artisans avaient naturellement intérêt au maintien du régime des privilèges. Étant les plus faibles, ils auraient été les premières victimes d’une politique de réformes. Et effectivement, c’est contre eux que fut dirigée le premier assaut de Turgot le réformateur.
Le compagnons étaient de l’autre côté de la barricade. Le compagnonnage n’était plus un simple stade transitoire menant à la maîtrise, les compagnons constituaient désormais une classe à part ayant ses propres intérêts.
Mais ils ne se voyaient pas comme des prolétaires salariés au sens d’aujourd’hui. Il s’opposaient radicalement aux maîtres-artisans des corporations, mais ne revendiquaient rien de plus que la possibilité d’accéder eux-mêmes à la maîtrise, et ils se sentaient solidaires des maîtres hors corporations qui formaient une classe nombreuse et en croissance rapide.
Sous l’ancien régime, différents quartiers, dans certaines villes, jouissaient du privilège ne pas être astreints à l’organisation en corporations. Cette obligation s’appliquait en effet généralement aux villes, pas aux villages.
Or, bien des villages étaient situés à proximité d’une grande ville, et celle-ci se développant rapidement, ils avaient été absorbés et étaient devenus des faubourgs, mais ils avaient su se préserver de la contrainte corporative.
Quand, sous Louis XVI, la misère s’aggrava chez ces artisans et que grandit l’opposition aux corporations, le gouvernement tenta de calmer les esprits en étendant les privilèges des faubourgs et en les accordant à un certain nombre de nouvelles localités.
À Paris, le faubourg Saint-Antoine et le faubourg du Temple étaient de ce point de vue particulièrement favorisés. S’y pressaient tous les compagnons qui voulaient prendre leur autonomie et n’avaient aucune chance d’obtenir une place de maître-artisan.
Un nombre énorme de petits maîtres végétait chichement dans ces quartiers étroits hors desquels ils n’avaient pas le droit de vendre leurs produits en ville. Et plus leur nombre augmentait, plus la concurrence qu’ils se faisaient devenait vive, plus ils s’impatientaient des barrières que le régime des privilèges leur imposait, plus leur amertume croissait au spectacle de l’opulence ostentatoire des maîtres de corporations dans les quartiers voisins.
Les capitalistes, de leur côté, avaient une prédilection pour les districts urbains ou pré-urbains affranchis de l’obligation des corporations.
Ils installaient là leurs manufactures parce qu’ils y trouvaient ce dont ils avaient besoin, une main-d’œuvre habile et nombreuse qu’ils pouvaient en outre exploiter sans restrictions aucunes.
À côté d’une foule de petits maîtres-artisans et de compagnons, on trouve pour cette raison dans ces faubourgs aussi de nombreux travailleurs salariés de l’industrie capitaliste qui se recrutaient en partie dans les rangs des travailleurs de l’artisanat, en partie dans la population rurale. L’industrie capitaliste employait déjà, outre des ouvriers qualifiés, toujours plus de non-qualifiés, de journaliers, etc.
Indissociables de ces éléments, il y avait aussi les petits commerçants, les aubergistes, etc., qui, soit étaient issus de leur milieu, soit vivaient de leur clientèle et partageaient leurs intérêts.
Cette masse d’ouvriers et de petits-bourgeois comptait aussi un nombreux prolétariat de gueux dont le nombre ne cessait d’augmenter et qui affluait en permanence vers les villes, surtout vers Paris, car c’est là que se présentaient les occasions les plus favorables d’activités honnêtes ou malhonnêtes.
Les mendiants représentaient le vingtième de la nation, en 1777, on les estimait à 1 200 000. À Paris, ils étaient 120 000, soit le sixième de la population.
Une bonne partie de ce prolétariat de gueux n’était pas encore complètement dégénérée et se montrait capable d’un élan moral dès qu’une lueur d’espoir devenait perceptible.
Ces couches populaires se lancèrent avec enthousiasme dans le mouvement révolutionnaire qui leur promettait la fin de leurs souffrances. Il va de soi que mal d’éléments peu reluisants se tournèrent aussi vers la Révolution, désireux simplement de pêcher en eau trouble, et prêts à vendre et trahir sa cause en toute occasion. Mais il est ridicule de camper ces vauriens en figures typiques de la masse des petits-bourgeois et des prolétaires.
Si hétéroclite que fût cette masse, elle était unie jusqu’à un certain point, c’était une vraie masse révolutionnaire.
Elle était pénétrée d’une détestation intense, non seulement des privilégiés, des maîtres des corporations, de la prêtraille, des aristocrates, mais aussi de la bourgeoisie qui, pour une part, l’exploitait au titre de fermier des impôts, ou en qualité de spéculateur sur les grains, ou comme usurier, ou comme patron d’industrie, etc., et pour une autre, leur faisait concurrence, qui donc maltraitait tout un chacun sous une forme ou une autre.
Mais en dépit de cette haine et de la rudesse avec laquelle elle s’exprimait parfois, ces révolutionnaires n’étaient pas des socialistes.
Avant la Révolution, le prolétariat n’existait comme classe consciente d’elle-même. Il vivait encore totalement dans le monde des idées de la petite-bourgeoisie. Or les revendications et les buts de celle-ci se situaient sur le terrain de la production marchande.
Ce serait faire fausse route de tirer un signe d’égalité entre ces éléments et les travailleurs salariés modernes de la grande industrie, et de leur supposer les mêmes aspirations.
Ce serait se tromper du tout au tout, non seulement sur ce qu’étaient ces éléments qu’on regroupe sous le nom de « sans-culottes », mais aussi sur la nature de toute cette Révolution qu’ils ont si puissamment contribué à façonner.
Nous avons vu que la bourgeoisie n’était nullement un bloc révolutionnaire homogène.
Des avantages momentanés attachaient diverses fractions directement au maintien du régime des privilèges, d’autres étaient méfiantes et réservées vis-à-vis de la Révolution, d’autres encore, tout en sympathisant avec elle, manquaient de courage et d’énergie.
L’aile révolutionnaire de la bourgeoisie n’aurait pu sans alliés tenir tête à ses adversaires, en premier lieu la cour, qui pouvait s’appuyer au moins sur une partie totalement sûre de l’armée, les régiments français recrutés dans les provinces réactionnaires, et les régiments de mercenaires allemands et suisses, et qui enfin se liguait avec l’étranger et attisait la guerre civile à l’intérieur des frontières.
Pour venir à bout de la contre-révolution, il fallait chercher ailleurs que dans la bourgeoisie, il fallait des gens à qui un bouleversement radical ne faisait courir aucun risque, des gens qui n’avaient pas à ménager une clientèle distinguée, des gens qui avaient des bras vigoureux pour taper dans le tas, et en outre et surtout, il fallait du monde, beaucoup de monde.
L’aile révolutionnaire de la bourgeoisie trouva chez les paysans, les petits-bourgeois et les prolétaires l’appui sans lequel elle aurait succombé. Mais les paysans, les petits-bourgeois et les prolétaires des villes de province étaient trop dispersés, trop peu organisés, trop éloignés de Paris où se concentraient les mouvements politiques, pour pouvoir intervenir quand il fallait une décision rapide.
La Révolution eut pour centres les faubourgs de la capitale, là où la politique du régime des privilèges elle-même avait concentré à proximité immédiate du siège du gouvernement central les éléments les plus énergiques et les plus radicaux du pays, les gens qui n’avaient rien à perdre et tout à gagner.
Ce sont eux qui protégèrent l’Assemblée Nationale des attaques de la cour, qui, en prenant la Bastille le 14 juillet 1789, non seulement s’emparèrent de cette forteresse dont les canons menaçaient le faubourg révolutionnaire de Saint-Antoine, mais étouffèrent dans l’œuf une tentative contre-révolutionnaire de la cour et donnèrent le signal du soulèvement des paysans dans le pays tout entier.
Ce sont eux qui parèrent à une deuxième tentative de la cour d’écraser la Révolution en faisant donner la partie restée fidèle de l’armée, quand ils s’emparèrent de la personne du roi et l’emmenèrent sous bonne garde à Paris (5/6 octobre 1789).
Mais bientôt, après avoir été les alliés de la bourgeoisie, les sans-culottes devinrent ses maîtres. Leur prestige, leur puissance, leur maturité, leur confiance en eux, augmentaient avec chaque coup porté à la Révolution, car seule, leur intervention immédiate et énergique réussissait à l’arrêter.
Plus la situation devenait périlleuse pour la Révolution, plus il était nécessaire de faire appel aux gens des faubourgs, plus leur domination devenait exclusive.
Celle-ci fut à son comble quand les monarques coalisés de toute l’Europe envahirent la France cependant que la contre-révolution intérieure relevait la tête dans diverses provinces et que le gouvernement lui-même et la direction de l’armée conspiraient par moments avec l’ennemi.
Ce ne fut pas la Législative, ni la Convention qui ont alors sauvé la Révolution, mais les sans-culottes. Se rendant maîtres du club des Jacobins, ils s’emparèrent d’une organisation qui était dirigée depuis Paris et avait ses ramifications dans la France entière.
S’emparant de la municipalité de Paris, ils disposaient à leur gré des immenses moyens de cette ville.
Avec le club des Jacobins et la Commune, et dans les cas où cela ne suffisait pas, en s’insurgeant, ils dominaient la Convention, dominaient la France : en guerre, dans une situation désespérée, encerclés de tous côtés, menacés d’anéantissement, ils mirent en œuvre un droit de la guerre implacable, opposèrent à des dangers exceptionnels une énergie exceptionnelle, étouffèrent non seulement toute résistance et toute trahison, mais noyèrent aussi toute possibilité de résistance ou de trahison dans le sang des suspects.
Mais le terrorisme n’était pas seulement une arme de guerre destinée, sur le front intérieur, à intimider l’ennemi de l’ombre et à lui couper les jarrets, et, sur le front extérieur, à inspirer aux défenseurs de la Révolution la certitude de l’emporter sur l’ennemi.
La guerre avait amené les sans-culottes au pouvoir. Mais ceux-ci voulaient se battre pour un État, pour une société telle qu’ils l’imaginaient.
L’exploitation féodale était éliminée, mais l’exploitation capitaliste, qui avait déjà pris forme sous l’ancien régime, était toujours là. Bien plus, l’abolition des barrières féodales avait laissé le champ libre au mode de production capitaliste, à l’exploitation capitaliste, qui pouvaient maintenant se développer rapidement.
La lutte pour abolir ou au moins contenir les diverses modalités de cette exploitation, en particulier celles liées au commerce, à la spéculation et à l’usure, prit bientôt autant d’importance aux yeux des sans-culottes que celle contre la restauration du féodalisme.
Mais il était impossible à cette époque-là d’éradiquer cette exploitation : pour passer à un nouveau mode de production, un mode de production supérieur, il aurait fallu que soient remplies des conditions qui ne pouvaient l’être encore.
La situation était donc sans issue pour les sans-culottes. Les événements leur avaient donné les clés du pouvoir, mais la configuration générale les privait de la possibilité d’établir des institutions pérennes conformes à leurs intérêts.
Étant maîtres de toute la France, ils ne pouvaient pas et ne voulaient pas rester sans réagir et se résigner à la misère dans laquelle les plongeait un capitalisme en rapide expansion et que la guerre aggravait encore.
Forcément ils furent donc amenés à la combattre en intervenant autoritairement et brutalement dans la vie économique, en réquisitionnant, en fixant un maximum pour le prix des vivres, en décapitant les exploiteurs, les spéculateurs et les boursicoteurs, les accapareurs, les fournisseurs véreux.
Mais rien de tout cela ne les rapprochait de leur but final. L’exploitation était comme une hydre, plus on lui coupait de têtes, plus il lui en repoussait. Pour l’affronter, les sans-culottes étaient poussés de plus en plus loin.
Ils furent obligés de déclarer la Révolution permanente et d’intensifier d’autant plus le terrorisme dont l’état de guerre leur avait déjà imposé la mise en œuvre, qu’en luttant contre l’exploitation, ils se mettaient en contradiction avec les nécessités du mode de production, avec les intérêts des autres classes.
Mais quand les victoires de l’armée française sur les ennemis extérieurs et intérieurs eurent assuré la sécurité de la République, la Terreur cessa d’être une nécessité pour le salut de la Révolution.
Elle était maintenant de plus en plus vivement ressentie comme un frein insupportable à l’essor économique. Les adversaires des sans-culottes se renforçaient rapidement, et tout aussi rapidement, ceux-ci, déjà décimés par des luttes incessantes, perdaient de leur énergie suite aux désertions et en raison du relâchement de la tension.
Plus les armes françaises étaient victorieuses, plus le prestige des sans-culottes baissait en comparaison de celui de l’armée et de celui de la bourgeoisie qui se relevait désormais et engageait le prolétariat des gueux à son service. Ils perdirent leurs positions l’une après l’autre et finirent par ne plus compter pour rien du tout.
On a dit que leur déclin, commencé avec la chute de Robespierre (le 9 thermidor – 27 juillet 1794), après celle d’Hébert, et scellé le 4 prairial (24 mai 1795), signifiait l’échec de la Révolution.
Comme si un événement historique, un fait inscrit dans la réalité par la logique de la situation, pouvait « échouer » !
Une entreprise planifiée par des individus, un putsch, une émeute, peut échouer, mais pas une évolution ! Celle-ci ne devient révolution qu’au moment où elle s’achève ; une révolution échouée, ce n’est pas et ce ne peut pas être une révolution. Une révolution ne peut pas plus échouer qu’une tempête. Dans une tempête, certes, bien des bateaux sombrent et il en est de même dans une révolution pour bien des partis.
Mais il serait inepte d’identifier un parti à la révolution, de prêter à la révolution les objectifs que se sont donnés les partis.
Les Jacobins et les faubouriens de Paris ont échoué parce que les conditions objectives ne permettaient pas une révolution favorable aux petits-bourgeois et aux prolétaires, parce qu’elles rendaient impossible la défense de tout ce qui se mettait en travers de la révolution capitaliste. Mais leur action n’a pas été vaine.
Ce sont eux qui ont sauvé la Révolution bourgeoise et ont balayé l’ancien régime féodal avec une radicalité que n’a connue aucun autre pays au monde, eux qui ont dégagé et préparé le terrain sur lequel, en quelques années seulement, sous le Directoire et à l’ère napoléonienne, devait se mettre en place à une allure vertigineuse un nouveau mode de production.
Voilà que, par une colossale ironie, ce furent les adversaires les plus acharnés des capitalistes qui, à rebours de leur propre volonté, ont accompli pour ces derniers ce que ceux-ci, par eux-mêmes, n’auraient jamais réussi à faire.
Mais la lutte des petits-bourgeois et des prolétaires français, et notamment parisiens, si elle s’est terminée par leur défaite, a eu aussi des conséquences positives pour eux.
L’énergie phénoménale qu’ils ont déployée, le rôle historique mémorable qu’ils ont joué, leur ont donné une confiance en soi et une maturité politique qu’il était impossible d’effacer d’un coup d’éponge et qui ont leurs prolongements aujourd’hui encore.
Les traditions jacobines ont diffusé encore longtemps un rayonnement juvénile autour du radicalisme bourgeois, de sorte que jusque dans ces derniers temps, et malgré sa sénescence, il a fait montre de plus de vigueur que ses cousins des autres États européens.
Mais d’un autre côté, ces mêmes traditions continuent encore à peser sur une fraction du prolétariat, même si celle-ci est de plus en plus restreinte,.
La peur bleue de nos historiens leur fait voir un communiste dans chaque Jacobin. En réalité, la tradition jacobine a été l’un des plus sérieux obstacles auxquels se soit heurtée la formation en France d’un grand parti ouvrier social-démocrate uni et indépendant.