III. Noblesse et clergé
Si peu nombreux qu’aient été noblesse et clergé (1), c’est seulement une partie d’entre eux, minoritaire de surcroît, qui menait au 18ème siècle la vie de luxe et d’opulence, déployait le faste et se livrait aux gaspillages effrénés qu’on considère comme caractéristiques du monde des privilégiés d’avant la Révolution.
Seuls les sommets de la noblesse et du clergé, les seigneurs d’immenses domaines, pouvaient se permettre le luxe et les dépenses somptuaires qui les faisaient rivaliser entre eux dans la splendeur de leurs salons, l’éclat de leurs fêtes, la magnificence de leurs palais – le seul stimulant qui aiguillonnât encore la noblesse.
Elle était depuis longtemps devenue trop indolente et trop veule pour se lancer dans des joutes où seul auraient compté le talent et les capacités personnelles. Se mesurer les uns aux autres à qui pouvait dépenser les plus grosses sommes d’argent, et donc, conclusion probable, à qui avait les revenus les plus importants, était bien dans le caractère de la production marchande où avait sombré la majeure partie de la noblesse.
Mais elle ne s’était pas encore coulée dans le moule du nouveau mode de production autant que par exemple la noblesse d’aujourd’hui. Elle avait eu tôt fait d’apprendre à dépenser, mais elle ne s’entendait pas aussi bien que ses congénères actuels à accroître ses revenus en faisant le commerce de la laine, des céréales, de l’eau-de-vie, etc.
N’ayant pour ressources que les revenus féodaux, la noblesse s’endettait à toute allure. Et si c’était déjà le lot de la haute noblesse, c’était encore plus celui de la moyenne et de la petite noblesse ! De nombreuses familles ne tiraient en effet de leurs biens-fonds pas plus de 50, voire 25 livres de bénéfices par an. Plus elles étaient pauvres, plus elles étaient exigeantes et impitoyables avec leurs paysans.
Mais le résultat était maigre. Les emprunts n’étaient qu’un expédient provisoire, et ne faisaient qu’accroître ensuite la misère. Cette détresse ne pouvait être soulagée de façon permanente que par l’État : piller l’État devint de plus en en plus l’activité principale de la noblesse. Elle se précipitait sur toutes les charges lucratives que le roi pouvait dispenser.
Et comme le nombre des nobles ruinés ou au bord de la ruine augmentait d’année en année, il fallait qu’augmente sans cesse le nombre de ces charges. On finit par inventer les prétextes les plus ridicules pour conférer à un noble nécessiteux un titre à exploiter l’État. Il va de soi qu’à côté des nobles dans le besoin, on n’oubliait pas la haute noblesse puissante et également endettée et cupide.
Les sinécures les plus recherchées étaient les charges de cour. C’étaient les mieux payées, celles qui présupposaient le moins de connaissances et de travail pour être remplies et celles qui menaient directement à la source de toutes les faveurs et de tous les plaisirs.
Il y avait environ 15 000 personnes admises à la cour, dont l’écrasante majorité n’était là que pour empocher un revenu lié à un titre. Il fallait, pour entretenir cette foule inutile, débourser le dixième des recettes de l’État, plus de 40 millions de livres (ce qui correspondrait en valeur à environ 100 millions de francs d’aujourd’hui).
Mais cela ne suffisait pas à la noblesse. Les postes de fonctionnaires qui constituaient l’appareil d’État étaient de genres très variés. Certains exigeaient une certaine instruction préalable et beaucoup de travail. C’étaient ceux qui le faisaient fonctionner effectivement, la rémunération en était médiocre et ils étaient pourvus par des bourgeois.
À côté en existaient d’autres qui n’étaient là que pour la « représentation », et leurs titulaires avaient seulement la lourde tâche de s’amuser eux, et d’amuser leurs semblables. Ces places richement dotées restaient réservées à la noblesse (2).
Dans l’armée, c’était le mérite qui avait autrefois été le critère qui servait à nommer les officiers. Sous Louis XIV, les officiers étaient aussi bien bourgeois que nobles. Ces derniers étaient favorisés seulement en temps de paix.
Mais plus l’avidité de la noblesse augmentait, plus elle aspirait à se réserver les postes d’officiers supérieurs. On laissait à la « canaille » les places de sous-officiers – sur qui retombaient les aspects les plus pénibles du service -, mais les postes d’officiers, bien payés, demandant peu de travail – notamment en temps de paix – et peu de connaissances, devenaient un privilège de la noblesse.
Les officiers coûtaient 46 millions de livres par an, la troupe dans son ensemble devait se contenter de 44 millions. Plus elle était endettée, plus la noblesse veillait jalousement sur son privilège. Quelques années seulement avant que n’éclate la Révolution (1781), parut un édit royal réservant les postes d’officiers à la noblesse ancienne. Les candidats devaient apporter la preuve qu’ils n’avaient pas moins de quatre quartiers de noblesse en filiation masculine. Donc étaient exclues de l’état d’officier non seulement la bourgeoisie, mais aussi toute la noblesse nouvellement mise en place depuis un siècle.
Dans l’Église, les fonctions supérieures et bien rémunérées étaient en partie expressément réservées à la noblesse, ou l’étaient dans les faits, le roi disposant du pouvoir d’investiture et n’affectant guère que des nobles à ces postes.
Là aussi, l’exclusivité de la noblesse pour l’accès à ces charges richement dotées fut confirmée expressément peu de temps avant la Révolution, même si cette disposition ne fut pas rendue publique. Les 1500 prébendes opulentes dont le roi pouvait disposer furent attribuées tout aussi exclusivement à la noblesse que les sièges épiscopaux et archiépiscopaux. Les 131 évêques et archevêques de France tiraient de leurs charges globalement un revenu dépassant les 14 millions de livres, plus de 100 000 livres par tête.
Le cardinal de Rohan, archevêque de Strasbourg, gagnait, au titre de prince de l’Église, plus d’un million de livres par an ! Ce digne pasteur spirituel pouvait donc se payer le luxe d’acheter pour environ 1 400 000 livres un collier de diamants dans l’espoir de s’attirer les faveurs de la reine Marie Antoinette.
Mais toutes ces charges généreusement rétribuées, qu’elles fussent ecclésiastiques, militaires ou administratives, ne rassasiaient pas une noblesse pour partie cupide, pour partie endettée.
Sans arrêt, le roi était assiégé de requêtes pour qu’il puise dans la caisse de l’État et alloue des subsides exceptionnels, par exemple au bénéfice de tel noble empêtré dans des ennuis financiers, ou pour satisfaire le caprice de tel haut personnage ou de telle grande dame.
C’est de cette façon que, entre 1774 et 1789 seulement, 228 millions de livres furent déboursés par le Trésor en pensions, cadeaux et autres présents, dont 80 millions pour la famille royale. Les deux frères du roi se sont vus ainsi gratifiés chacun de 14 millions.
Quelques années seulement avant la Révolution, alors que le budget présentait un déficit colossal, Calonne, ministre des finances, acheta pour la reine, au prix de 15 millions de livres, le château de Saint-Cloud, et pour le roi, celui de Rambouillet au prix de 14 millions. Car celui-ci ne se considérait pas seulement comme le chef de l’État, mais aussi comme le chef de file des propriétaires fonciers et n’avait aucun scrupule à s’enrichir à ce titre aux frais de l’État.
La famille Polignac, qui jouissait des faveurs particulières de Marie Antoinette, touchait à elle seule des pensions d’un montant de 700 000 livres. Le duc de Polignac obtint en outre une rente personnelle de 120 000 livres, et il lui fut accordé 1 200 000 livres en cadeau pour l’achat d’un domaine (3).
Nous avons parlé jusqu’ici de la noblesse en général, comme groupe pratiquant systématiquement le pillage de l’État et du peuple. En fait, ce n’est pas tout à fait exact. Une fraction notable de la noblesse, certes minoritaire, non seulement ne prenait pas part à ces entreprises, mais s’en indignait prodigieusement. C’était la petite et moyenne noblesse des provinces économiquement attardées, dans lesquelles l’économie féodale se perpétuait encore vigoureusement, ainsi en partie en Bretagne, ou en Vendée.
Les seigneurs n’allaient pas s’installer à Paris ni à Versailles, mais y vivaient à l’ancienne mode dans leurs châteaux, au milieu de leurs paysans, n’étant eux-mêmes que des paysans d’une espèce supérieure. Frustes et incultes, mais aussi vigoureux et pleins d’assurance, leurs besoins se résumaient pour l’essentiel à manger et à boire, beaucoup et bien, et les livraisons en nature des paysans dont ils étaient les maîtres les satisfaisaient sans peine.
N’étant ni pressés de dettes ni poussés à un train de vie coûteux, ils n’avaient aucune raison de multiplier les prestations qui leur revenaient ni de recourir à des méthodes brutales pour les percevoir. Ils n’étaient absolument pas en mauvais termes avec leurs paysans. Rien que le fait de partager des conditions de vie analogues fait naître une certaine sympathie. Et le seigneur de ces régions retardataires n’avait encore nullement les traits de l’exploiteur superflu et du parasite qu’il était dans les contrées plus développées.
Dans celles-ci, la bureaucratie royale avait peu à peu absorbé toutes les fonctions administratives, les fonctions de police et les fonctions judiciaires d’importance que le seigneur féodal avait exercées autrefois. Les seules attributions qui lui restaient étaient sans incidence pour l’ordre et la sécurité de son territoire, et si elles avaient été autrefois un moyen de veiller à sa prospérité, elles n’étaient plus maintenant qu’un instrument lui permettant de l’exploiter.
Les employés de justice et de police domaniaux ne recevaient pas de traitement. Ils devaient au contraire payer leur charge. Ce qui signifie qu’ils achetaient ainsi l’autorisation de plumer les subordonnés de leur maître.
Les choses étaient différentes dans les contrées de féodalité à l’ancienne. Là, le seigneur gérait lui-même son domaine, s’occupait des routes et de la sécurité des transports, arbitrait les différends entre ses subordonnés, punissait les délits et les infractions.
Et même, il continuait parfois à exercer l’antique fonction de protection de ses gens contre l’ennemi extérieur – excepté à vrai dire contre les armées ennemies. L’ennemi qui se montrait de temps à autre dans ces régions pour les piller, c’étaient les officiers du fisc royal. Nous avons des exemples qui montrent comment les seigneurs les expulsaient quand ils poussaient la plaisanterie trop loin.
Ces nobles n’étaient nullement enclins à se soumettre sans conditions au pouvoir royal. La noblesse de cour, avec ses acolytes présents dans l’armée, l’Église et la haute bureaucratie, était fondée à prendre parti pour le renforcement du pouvoir absolu du roi.
Ce que les féodaux ne réussissaient pas à extorquer aux paysans au nom des titres dont ils étaient détenteurs, les fermiers généraux et les fonctionnaires royaux, eux, l’engrangeaient, et d’autant mieux que leur pouvoir était plus étendu, que le pouvoir royal était plus illimité. Plus la royauté était absolue, plus augmentaient l’arbitraire et la brutalité de la pression fiscale, plus elle pouvait puiser dans les recettes pour en détourner des sommes importantes au profit de ses créatures et aux dépens des besoins de l’État.
Les hobereaux de campagne ne voyaient pas cela d’un bon œil. Des faveurs de la cour, rien ne leur revenait, et du reste, ils n’en avaient nul besoin. Mais la pression fiscale, en s’intensifiant, appauvrissait leurs sujets, et plus les missions de justice, de gestion et de police étaient accaparées par la bureaucratie royale, plus ils perdaient eux-mêmes de pouvoir et de prestige dans leur région.
À la différence des courtisans, ils ne se voyaient pas comme laquais du roi. Animés d’un esprit authentiquement féodal, ils se sentaient ses égaux. Pour eux, comme au temps de la féodalité, le roi n’était que le plus important des propriétaires fonciers, un primus inter pares, qui n’avait aucun droit de rien modifier dans l’organisation de l’État sans leur consentement, et face auquel ils s’agrippaient à leurs libertés et à leurs droits héréditaires, certes sans beaucoup de succès.
Ils étaient d’autant plus motivés pour cela qu’au fur et à mesure que les besoins du trésor royal augmentaient, étaient instaurées de nouvelles redevances qui frappaient aussi la noblesse, alors qu’elle était auparavant dispensée du paiement de tout impôt.
La conséquence, c’était que les hobereaux de campagne devaient contribuer aux charges de l’État sans bénéficier des avantages qui y étaient liés. Raison pour laquelle ils réclamaient de plus en plus énergiquement des mesures d’économie dans la gestion du budget, des réformes du système financier, et le contrôle de celui-ci par une assemblée des États.
La noblesse était donc scindée en deux fractions hostiles : d’un côté, la noblesse de cour et ses acolytes, c’est-à-dire toute la haute aristocratie et la majorité des petits et moyens aristocrates, tous partisans résolus de l’absolutisme, et de l’autre, la noblesse rurale, regroupant la petite et moyenne noblesse des régions économiquement non-développées, laquelle exigeait la convocation des États Généraux pour contrôler l’administration publique.
Pour qui juge les partis du passé, non d’après les intérêts de classe qu’ils représentent, mais à partir de l’apparente concordance de leurs tendances avec des mots d’ordre modernes, les éléments les plus attardés de la France d’alors apparaîtront immanquablement comme des « progressistes », comme des « libéraux », vu que leur but était, comme celui du Tiers État, de remplacer la monarchie absolue par une monarchie encadrée.
Et pourtant, personne n’était plus qu’eux hostile aux nouvelles idées et aux classes montantes.
Le hobereau de la cambrousse haïssait le bourgeois comme le paysan hait le citadin, l’homme de l’économie naturelle le représentant de l’économie monétaire, le rustre l’homme instruit, le propriétaire héritier d’une longue lignée le parvenu qui joue des coudes pour se faire une place. Il le traitait avec un mépris non dissimulé quand il le croisait, ce qui à vrai dire n’arrivait pas fréquemment.
À l’inverse, la noblesse citadine et une partie de la bourgeoisie se rapprochaient rapidement. Certes, face au tailleur et au savetier, la morgue de l’aristocrate de cour dépassait encore si possible celle de son collègue de la campagne. L’artisan avait à se sentir très honoré d’être autorisé à travailler pour une personne de qualité.
Qu’il veuille de surcroît être payé pour son travail, paraissait d’une effronterie sans mesure. Mais on mettait d’autres formes dans les relations avec ces messieurs de la haute finance. Eux possédaient en abondance ce dont la noblesse avait le plus grand besoin, de l’argent. Elle était dépendante d’eux, c’est leur bon vouloir qui décidait de la banqueroute ou de la perpétuation de son existence.
À part quelques familles peu nombreuses, les aristocrates de cour étaient tous, depuis le roi jusqu’au dernier des pages, des débiteurs de la haute finance. Il ne convenait pas de montrer trop d’arrogance vis-à-vis de ces messieurs. Un jour, Louis XIV, le « roi-soleil », avait accueilli devant la cour réunie le Juif Samuel Bernard à l’égal d’un prince régnant : il est vrai que cet homme était soixante fois millionnaire. Les serviteurs du roi auraient-ils dû faire montre de plus de fierté que leur maître ? La haute finance ressemblait de plus en plus à la noblesse.
Elle achetait des titres, des biens nobles. Plus d’un gentilhomme dans la débine cherchait même à redorer son blason rouillé en épousant une riche héritière de la noblesse la plus récente.
On se consolait en se disant que le meilleur des champs demande de temps à autre à être engraissé avec du fumier. Depuis lors, la noblesse était tombée assez profondément dans le fumier. Les salons de la haute finance ressemblaient de plus en plus à ceux de la noblesse, et, ce qui peut-être favorisait le plus le rapprochement entre les deux classes, ils se rejoignaient dans la même fange.
Les prostituées étaient à vendre aussi bien aux bons vivants du Tiers État qu’aux comtes, ducs et évêques. Le bordel effaçait toute distinction entre les ordres, et la cour de France n’était pas loin d’y ressembler gravement. Nous avons vu plus haut comment un archevêque chercha à acheter une reine avec des diamants.
Divers écrivains (par exemple Buckle) ont vu dans le brassage croissant des nobles et des financiers parisiens un résultat de « l’esprit démocratique » qui, avant la Révolution, aurait hanté tous les cerveaux, à quelque classe qu’ils appartiennent.
Dommage pour eux qu’à la même époque, à l’instigation de ces gentilshommes « démocrates », l’examen du lignage ait été renforcé pour l’accès au grade d’officier, que les biens d’Église aient été déclarés apanage exclusif de la noblesse et qu’aient été créées pour elle de nouvelles sinécures dans la bureaucratie.
Ce ne sont pas les idées démocratiques, mais des intérêts matériels qui, en même temps qu’ils radicalisaient l’exclusivité aristocratique pour tout ce qui concernait les charges d’État, baissaient de manière de plus en plus visible les barrières apparentes entre la vieille noblesse foncière et la nouvelle noblesse d’argent.
Cette « absence de préjugés » de la noblesse parisienne sur le terrain de la sociabilité suscitait bien sûr les cris d’orfraie des hobereaux de campagne. Et surtout dans tout ce qui touchait à la religion et à la morale. Le noble campagnard, continuant à vivre dans la sphère de la vieille féodalité, était encore tout pénétré des anciennes structures mentales correspondantes, de la religion de ses ancêtres.
Pour le noble parisien, en revanche, les derniers vestiges du féodalisme n’étaient plus que des instruments utiles pour exploiter les masses et les tenir en respect. Ses fonctions, dont ne subsistaient plus que le titre et les revenus correspondants, s’étaient vidées pour lui de tout autre sens. Et c’est de ce point de vue qu’il regardait la religion elle-même. Pour lui, qui vivait en ville bien loin des ruines féodales, elle avait perdu toute signification.
À l’égal des autres vestiges de l’époque féodale, elle ne lui apparaissait plus bonne qu’à soumettre et exploiter les masses. À ses yeux, la religion était tout à fait nécessaire pour le peuple « ignorant », celui-ci ne pouvait se passer d’elle. Mais la noblesse « éclairée », elle, pouvait bien la tourner en dérision.
Le développement du libertinage dans les salons de la noblesse s’accompagnait de la décadence des mœurs anciennes, qui avaient elles aussi perdu toute base matérielle. Le seigneur de l’ancienne féodalité attachait la plus grande importance à la tenue de son ménage et aux qualités de la maîtresse de sa maison.
Sans une gestion réglée et continue, tout le mécanisme de production se bloquait. Un couple solide, une ferme discipline familiale, étaient une nécessité. Mais pour un courtisan n’ayant d’autre occupation que de s’amuser et de gaspiller de l’argent, mariage et famille devenaient parfaitement superflus.
Ce n’étaient plus que des formalités encombrantes auxquelles il fallait se conformer pour les apparences, puisqu’il fallait avoir des héritiers légitimes, mais avec lesquelles on prenait volontiers ses aises. Tout le monde sait comment les rois donnèrent l’exemple à la noblesse sur le chapitre de « l’amour libre », il n’est donc pas utile d’y revenir ici en détail.
La noblesse rurale s’indignait naturellement autant de cette « absence de préjugés » de la noblesse des villes que de son pillage des finances de l’État, cependant que la seconde reprochait à la première sa grossièreté et son ignorance tout comme son indocilité. Une hostilité farouche les opposait.
Mais il y avait aussi, en marge de ces deux partis de la noblesse, des nobles qui passaient à l’ennemi et combattaient le système féodal dans son essence même.
Les rangs de la petite noblesse ruinée, notamment, en comptaient un bon nombre qui n’avaient aucun penchant pour l’état ecclésiastique et n’avaient aucune disposition pour la carrière militaire, qui ne progressaient pas à la cour ou même tombaient en disgrâce, enfin des hommes que la corruption de la noblesse de cour écœurait tout autant que la grossièreté et la stupidité des hobereaux de campagne, qui voyaient que l’effondrement du système existant était inévitable et qui compatissaient profondément avec la misère des masses.
Ils se mettaient du côté du Tiers État, rejoignaient ses intellectuels, ses hommes de plume, ses pamphlétaires, ses journalistes, qui gagnaient en autorité morale au fur et à mesure que le Tiers État gagnait en importance. Parmi les aristocrates, les plus intelligents, les plus énergiques, les plus hardis, les plus fortes personnalités prirent ainsi le parti du Tiers État.
Ce ne furent d’abord que des ralliements individuels, mais quand il fut clair qu’il avait triomphé, ils accoururent en foule, affaiblissant ainsi énormément leur classe au moment où celle-ci aurait eu besoin de concentrer toutes ses forces pour au moins retarder le moment de son anéantissement.
Et au même moment, les deux soutiens sur lesquels l’ancien régime s’appuyait le plus solidement, le clergé et l’armée, se mirent à chanceler.
Les grades supérieurs de ces deux corps étaient, on l’a déjà dit, réservés à la noblesse. Le Tiers État fournissait les sous-officiers et les curés, les uns et les autres étant chargés, dans leur domaine de compétence, de la même tâche, faire de leurs subordonnés des mécaniques sans volonté propre obéissant sans barguigner à tous les ordres venus d’en-haut.
Or, ceux-là mêmes qui avaient pour mission de les dresser et de les diriger pour servir la classe dominante, faisaient eux aussi partie des exploités.
L’Église était immensément riche. Elle était propriétaire du cinquième des terres, et c’était le cinquième le plus fertile, le mieux cultivé, celui dont la valeur dépassait proportionnellement de loin celle du reste. On estimait la valeur des biens d’Église à quatre mille millions de livres (4), leur revenu à cent millions.
La dîme rapportait en outre au clergé 123 millions par an. Sur ces gigantesques revenus, qui ne tiennent pas compte des recettes provenant des avoirs mobiliers des différentes corporations religieuses, la part du lion revenait aux hauts dignitaires et aux monastères (5), les curés vivant dans une misère noire, dans des taudis sordides, et souvent à la limite de la famine.
Et c’est à eux seuls pourtant qu’incombaient toutes les fonctions que l’Église avait encore conservées. Rien ne venait leur rappeler qu’ils appartenaient à un ordre privilégié.
Reliés au Tiers État par leurs attaches familiales, sans perspective de jamais sortir de leur condition, pauvres, surchargés de travail, vivant au milieu d’une population misérable, on leur demandait d’inculquer à celle-ci un devoir d’obéissance absolue aux fainéants parasites qui ne les payaient eux-mêmes qu’en coups de pied, d’être les auxiliaires de l’exploitation d’un peuple auquel on avait déjà tout pris, d’aider à pressurer leurs frères et leurs pères au profit de débauchés arrogants qui jetaient sans compter le produit du travail de milliers de gens dans les jupons de leurs catins.
Dépourvus de gratification et de toute perspective, les sous-officiers allaient-ils, eux, se laisser éternellement molester par les blancs-becs et les godelureaux de l’aristocratie qui n’entendaient rien au service et ne s’en souciaient pas, alors que les travaux les plus importants et les plus astreignants retombaient de plus en plus sur les sous-officiers ?
Plus l’arrogance et la cupidité des nobles augmentaient, plus les aristocrates se réservaient l’exclusivité des bonnes places dans l’armée et dans l’Église, plus ils poussaient les sous-officiers et les simples prêtres à rejoindre le parti du Tiers État.
De cette évolution, les puissants, certes, ne percevaient aucun signe : la soumission aveugle imposée aux subalternes dans l’armée et dans l’Église ne laissait rien transpirer. Le coup n’en fut que plus rude quand, au moment décisif, ils eurent le plus besoin de leurs troupes auxiliaires, et que celles-ci se retournèrent contre eux.
Aux États Généraux de 1789, la question capitale fut au début de savoir si l’on voterait par tête ou par ordre. Le Tiers État demandait le vote par tête, le nombre de ses députés était le double de celui de chacun des deux autres ordres. La noblesse, par contre, croyait pouvoir dominer les États Généraux avec l’aide du clergé si l’on votait par ordre.
Dans cette bataille, le clergé fit faux bond à la noblesse. Parmi ses représentants, on comptait 48 archevêques et évêques et 35 abbés et doyens, mais aussi 208 simples prêtres. Ceux-ci prirent dans leur grande majorité le parti du Tiers État et contribuèrent ainsi significativement à la victoire du vote par tête.
On pensa alors que l’armée effacerait la défaite de la noblesse. La cour prit à Versailles et à Paris des mesures militaires d’envergure qui annonçaient un coup d’État. Paris une fois écrasé, on espérait venir facilement à bout de l’Assemblée Nationale qui avait succédé aux États Généraux. Le soulèvement fut aisément provoqué par le renvoi de Necker, qui était un ministre populaire (12 juillet).
Mais il ne tourna pas à l’avantage de la cour. Les Gardes françaises se rallièrent au peuple, les autres régiments refusèrent de faire usage de leurs armes, les officiers furent obligés de les retirer pour ne pas risquer de les voir eux aussi passer de l’autre côté.
Mais cela ne calma pas le peuple, qui voulut se prémunir d’autres coups de force. Il prit les armes le 13 juillet, et quand, le 14 juillet, se répandit la nouvelle que le faubourg Saint-Antoine était menacé par les canons de la Bastille et que, au même moment, des troupes fraîches arrivaient de Saint-Denis, le peuple et les Gardes françaises unis s’emparèrent de cette citadelle honnie. La défection des simples prêtres et celle des Gardes sont deux moments décisifs de la Révolution française.
Nous voyons donc toute la masse réactionnaire, la noblesse, le clergé, l’armée, divisés et fractionnés au début de la Révolution.
Une partie peu sûre, une partie ouvertement du côté de l’ennemi, une partie archi-réactionnaire, mais adversaire de la monarchie absolue, réclamant avec vigueur des réformes dans le système financier, une autre partie encore, « éclairée », mais profondément compromise dans les abus du système dominant qui étaient devenus pour elle une nécessité vitale, si bien que toute réforme des finances signifiait sa condamnation à mort ; chez les privilégiés, une partie ne voulant rien lâcher de ses privilèges, audacieuse et énergique, mais ignorante, fruste, incapable de gérer les affaires de l’État ; l’autre plus instruite, connaissant les besoins liés à l’existence de l’État, mais lâche et molle. Une partie faible et anxieuse, encline aux concessions, une autre arrogante et brutale.
Toutes ces fractions se combattant avec acharnement, les unes rendant les autres responsables de la situation dans laquelle tout le monde était tombé. Et la cour, agitée par toutes ces influences, ballottée de l’une à l’autre, provoquant aujourd’hui l’exaspération par ses violences, se rendant le lendemain méprisable par sa lâcheté : voilà le tableau que présentent les classes dominantes au début de la Révolution.
(1) Taine a estimé que la noblesse et le clergé comptaient ensemble environ 270 000 personnes. Il attribue à la noblesse 25 000 à 30 000 familles avec 140 000 membres, 130 000 au clergé, dont environ 60 000 curés et vicaires, 23 000 moines et 37 000 nonnes. (Taine, Les origines de la France contemporaine, I, 17, 527)
(2) Les postes de ce type étaient, selon une ordonnance de 1776 : 18 gouvernements généraux de province avec un traitement de 60 000 livres, et 21 à 30 000 livres; 114 gouvernements rémunérés de 8000 à 12 000 livres ; 176 lieutenants de villes : 2 000 à 16 000 livres. En 1788 furent en outre créés 17 postes de commandants de ville avec un revenu fixe de 20 000 à 30 000 livres et une indemnité de logement de 4 000 à 6 000 livres par mois ; et en outre des postes de sous-commandants.
(3) On trouve des indications détaillées sur ces pensions entre autres dans le livre de Louis Blanc : Histoire de la Révolution française, tome 3, chapitre 5 : Le livre rouge.
(4)En 1791, le député Amelot estima la valeur des biens d’Église vendus ou à vendre à 3700 millions, sans compter les surfaces boisées.
(5) Les 399 Prémontrés estimaient leur revenu annuel à plus d’un million. Les Bénédictins de Cluny, au nombre de 288, touchaient annuellement 1 800 000 livres, ceux de Saint-Maur, au nombre de 1672, avaient même un revenu net de 8 millions, sans compter ce qui revenait aux abbés et aux prieurs qui encaissaient annuellement une somme à peu près équivalente.