Karl Kautsky, Les antagonismes de classes à l’époque de la Révolution française, préface et introduction

Préface de la deuxième édition

 C’est le calendrier qui a suscité l’écriture de la présente étude. Publiée d’abord en 1889 sous la forme d’une série d’articles dans la revue « die Neue Zeit », elle a été reprise en brochure pour le centième anniversaire du début de la Grande Révolution sous le titre « Les antagonismes de classes en 1789 ». L’occasion avait suggéré le titre, mais une fois celle-ci passée, il n’est plus gère adapté à l’objet de cet essai, qui ne se limite pas à l’année 1789, mais couvre toute la durée de la Révolution. Je l’ai donc modifié pour cette réédition sans pour autant rien changer au contenu.

Le but que je poursuivais il y a vingt ans en écrivant ces pages est malheureusement toujours d’actualité : il s’agissait de contrer une interprétation triviale du matérialisme historique, un marxisme vulgaire qui sévissait un peu partout à cette époque.

Quand « die Neue Zeit » fut fondée en 1883, la conception matérialiste de l’histoire, et plus généralement la théorie marxiste, malgré le Manifeste Communiste et l’Anti-Dühring de Engels, étaient encore très marginales et très mal comprises, même dans les milieux socialistes. Cela était très net dans la revue scientifique de la social-démocratie allemande de 1877, où rien ne laissait soupçonner qu’il existât quelque chose de ce genre. En 1889, en revanche, cette conception s’était imposée non seulement dans la social-démocratie allemande, mais aussi dans toute la social-démocratie internationale. 

Engels et ses amis allemands y avaient beaucoup contribué dans le « Sozialdemokrat » et dans la « Neue Zeit », et avec la même efficacité, Guesde et Lafargue avaient fait de même dans les pays latins, Axelrod et Plekhanov dans les pays slaves.

Mais la conversion au marxisme des jeunes générations des milieux intellectuels du parti avait été trop brusque, trop précipitée, et chez de très nombreux nouveaux adeptes, il manquait une vraie compréhension de cette théorie.

Si l’on veut s’assimiler le marxisme dans toutes ses dimensions, si, au-delà de l’adhésion à la lutte des classes sur le terrain des luttes, il s’agit de conquérir une réflexion pleinement indépendante dans le domaine du savoir, il faut rompre définitivement avec les modes de pensée de la science traditionnelle et avoir assez de familiarité avec les différentes disciplines pour pouvoir se passer des béquilles de la science bourgeoise.

Vouloir travailler sur la base du marxisme sans satisfaire à ces conditions, c’est s’exposer au risque de tomber dans un marxisme vulgaire qui peut, certes, suffire à qui se contente de populariser ce que Marx et Engels ont déjà trouvé, mais qui est condamné à l’échec si on quitte les chemins déjà balisés.

Pour ce marxisme vulgaire, fort répandu en 1889, savoir que l’évolution des sociétés est un produit de la lutte des classes et que la société socialiste surgira de la lutte entre bourgeoisie et prolétariat, suffisait à donner les clés de toute sagesse.

Contrer ce marxisme vulgaire, mettre en garde contre le danger que le marxisme soit réduit à une formule toute faite et à un cliché simpliste, telle était la tâche assignée, à cette étude entre d’autres travaux. On voulait y montrer combien l’intelligence des faits s’enrichit quand on applique à l’histoire le principe de la lutte des classes, mais aussi mettre en lumière la quantité de problèmes qui en découlent.

On voulait ce faisant enrayer une certaine tendance à édulcorer, non seulement la théorie, mais aussi la pratique de la lutte des classes en montrant que la politique socialiste ne doit pas se contenter de prendre acte de l’opposition entre capital et travail en général, qu’elle doit aussi passer au crible l’ensemble de l’organisme social dans tous les détails, étant donné que, subordonnées à cette contradiction majeure, il en existe bien d’autres encore dans la société, d’importance moindre, certes, mais qu’il ne faut pas négliger, car les comprendre et les exploiter peut être un atout important pour la politique prolétarienne et peut la rendre bien plus féconde.

L’introduction donnait quelques indications sur les objectifs que je poursuivais face au marxisme vulgaire. Il n’y avait à ce moment-là aucune raison de procéder de manière plus radicale.

Mais il se trouve qu’à l’époque où cette étude était publiée, mûrissait déjà la révolte d’une partie des marxistes vulgaires contre le marxisme, la révolte des « jeunes » en Allemagne, de Domela Nieuwenhuis et Cornelissen en Hollande, qui estimaient devoir défendre la théorie de la lutte des classes même contre Engels en personne, qu’ils accusaient de ne pas avoir bien compris Marx.

Après la mort d’Engels, ces éléments allèrent encore plus loin, et cette évolution reçut le renfort d’autres marxistes vulgaires. Dans une période de prospérité où les autorités avaient une attitude tolérante, ils trouvaient désormais à redire au marxisme lui-même tel qu’ils le comprenaient, et ils s’attaquèrent au même marxisme vulgaire qu’ils avaient naguère prêché comme étant le vrai marxisme, mais aussi au marxisme en général, avec des arguments soit anarchistes, soit libéraux. Ceci avec l’approbation de ceux qui, dès le début, avaient rejeté le marxisme.

Dans cette situation, la priorité des marxistes, dans la mesure où ils n’étaient pas accaparés par la politique quotidienne, était désormais de mettre au net et de défendre ce qui représentait les acquis du marxisme.

Et comme, en même temps, notre parti se renforçait dans de telles proportions que les tâches pratiques d’organisation politique et syndicale, les tâches journalistiques, absorbaient l’énergie de toute la jeune génération d’intellectuels, on comprendra qu’il restait en cette période peu de forces disponibles pour poursuivre l’élaboration scientifique du marxisme.

L’esquisse que j’avais écrite il y a vingt ans sur les antagonismes de classes à l’époque de la Grande Révolution n’a, de ce fait, malheureusement pas encore été rendue caduque par d’autres travaux.

Elle devrait toutefois sous peu être heureusement complétée par un ouvrage sur la Révolution Française que H. Cunow est en train de préparer et que je voudrais signaler dès aujourd’hui à l’attention de tous les lecteurs de mon opuscule qui voudraient pénétrer plus avant dans le sujet.

On comptera bientôt quatre générations qui se seront succédé depuis le début de la Grande Révolution, mais cet événement grandiose continue encore à produire ses effets de nos jours, et il est impossible de comprendre entièrement les antagonismes de classes actuels sans avoir compris le drame au cours duquel elles se sont, pour la première fois sans emballage religieux, entrechoquées avec la plus grande violence, et où s’est révélé sans fard ce que sont réellement les classes de la société bourgeoise.

Mais s’y est aussi dévoilée l’essence même de cette société structurée par les contradictions qui les opposent, des contradictions qui ne peuvent que provoquer des catastrophes à répétition. Les formes et l’ampleur des tragédies sociales varient en fonction des techniques à l’œuvre dans l’économie, les échanges et la politique, mais elles se reproduisent inéluctablement aussi longtemps que l’armature de la société est faite de classes antagonistes.

I. Introduction

C’est le 17 juin 1789 que les députés du Tiers État, pressés par l’effervescence révolutionnaire du pays tout entier, se constituèrent en Assemblée Nationale et donnèrent par là-même le coup d’envoi du gigantesque drame social que nous appelons la Grande Révolution « par excellence ».

Les espérances que fit naître cette initiative étaient immenses, mais elles furent encore dépassées par l’enchaînement des événements qui suivirent. L’édifice de l’État féodal, qui paraissait naguère encore si solide, s’effondra comme un château de cartes sous l’assaut des masses. En l’espace de quelques mois seulement furent brisées toutes les entraves qui avaient corseté la France et failli la faire périr étouffée.

omme un géant encore dans l’enfance, le nouveau mode de production pouvait désormais bénéficier du grand air, de la lumière et de toutes les possibilités d’un plein épanouissement. Devant l’enthousiasme du peuple affranchi, les résistances se volatilisèrent. La France, qui sous l’ancien régime, était devenue la risée de toute l’Europe, résistait maintenant victorieusement à l’assaut conjugué des monarchies européennes alliées à la contre-révolution intérieure. Et la bannière de la révolution n’allait pas tarder à parcourir tout le continent en volant de victoire en victoire.

D’un autre côté, assurément, il apparut que nombre des espoirs nourris par les hommes de la révolution étaient des chimères. L’abolition des privilèges n’avait pas suffi pour que s’instaure le règne de la liberté et de la fraternité. De nouveaux antagonismes de classes se faisaient jour, et ils étaient gros de nouvelles luttes sociales et de nouveaux bouleversements. La misère ne reculait pas, le prolétariat grossissait, de même que s’intensifiait l’exploitation de la population laborieuse. L’État et la société dont accoucha la révolution ne correspondaient ni à l’idéal de Montesquieu ni à celui de J.-J. Rousseau. La réalité des conditions objectives avait été plus forte que les idées.

Un événement historique comme celui-là présente bien entendu tellement de facettes différentes que tous les courants, ceux qui veulent le glorifier et le célébrer tout comme ceux qui éprouvent le besoin de le vilipender, de le tourner en ridicule ou de le vouer aux gémonies, peuvent y trouver de quoi s’alimenter.

Il est encore plus facile d’y trouver de quoi nourrir des objectifs partisans si on se place d’un point de vue moralisateur. Un drame de cette ampleur chauffe à l’extrême les passions des acteurs.

On peut trouver dans tous les partis des exemples des vertus les plus plaisantes et les plus sublimes, des exemples d’héroïsme et de désintéressement sans équivalent, mais tout autant des exemples d’une ignoble bassesse, de cruauté, de lâcheté et de cupidité. Chacun peut à moindres frais s’offrir le plaisir d’exalter les traits sympathiques des siens et de jeter l’ignominie des autres à la face des adversaires.

Cette façon d’écrire l’histoire a beau être plutôt étrange, le nombre de ceux qui ont su s’en abstenir est fort réduit. Et cela s’explique tout naturellement. Les antagonismes qui explosèrent au cours de la révolution française ne sont pas encore totalement dépassés. Elle en a elle-même créé de nouveaux, qui se sont alors manifestés pour la première fois et n’ont depuis lors fait que s’aiguiser et se préciser. Il n’existe aucun parti moderne qui ne se sente d’une manière ou d’une autre, par tradition ou sympathie, ou en raison d’une analogie dans la situation ou les buts poursuivis, une parenté avec l’une ou l’autre des tendances de la révolution française, et ne soit de ce fait enclin à porter sur elles un jugement particulièrement indulgent, tout en étant particulièrement sévère pour les tendances des adversaires.

Mais la révolution française elle-même a ouvert la voie à une conception de l’histoire qui rend possible un examen objectif des phénomènes historiques, celui-là comme tous les autres, une conception qui voit, en dernière analyse, la force propulsive de l’évolution historique non pas dans les volontés humaines, mais dans les rapports objectifs qui lient les individus tout en étant indépendants d’eux, ou pour mieux dire, qui les dominent,.

Ceux qui dressent le tableau de la révolution française en la présentant comme l’œuvre des philosophes, des Voltaire et des Rousseau, d’un côté, et de l’autre, des orateurs de l’Assemblée Nationale, des Mirabeau et des Robespierre, ne pouvaient cependant pas ne pas noter que le conflit qui a débouché sur la révolution provenait de l’antagonisme opposant les deux premiers ordres et le Tiers État.

Ils ont vu que cet antagonisme n’était pas éphémère et contingent : il avait déjà opéré dans les États Généraux de 1614 et dans ceux qui les avaient précédés, il avait été un facteur essentiel de l’évolution historique, et au premier chef de la consolidation de la royauté absolue. Il ne pouvait leur échapper que ce conflit prenait ses racines dans les structures économiques.

Certes, dans la plupart des ouvrages consacrés à la période révolutionnaire, la lutte des classes n’apparaissait pas, elle n’apparaît encore aujourd’hui toujours pas, comme le moteur du bouleversement, mais seulement comme un épisode situé au milieu des luttes des philosophes, des orateurs et des hommes d’État, comme si ces dernières n’étaient pas le résultat nécessaire de celle-là. Il a fallu un gigantesque travail conceptuel pour que ce qui semblait être un phénomène épisodique, fût identifié comme le ressort réel, non seulement de toute la Révolution, mais aussi de toute l’évolution des sociétés depuis que se sont constitués les antagonismes de classes.

La conception matérialiste de l’histoire est encore aujourd’hui très contestée. Mais l’idée que la révolution française est l’aboutissement d’une lutte de classes entre le Tiers État et les deux autres ordres, est en revanche presque généralement admise depuis longtemps. Elle a cessé d’être une théorie destinée seulement aux spécialistes, elle est devenue totalement populaire, notamment auprès de la classe ouvrière allemande. Les adeptes de cette idée ont actuellement moins pour tâche de la défendre que de la préserver de toute édulcoration.

Quand on ramène le cours de l’histoire à celle des luttes de classes, la tentation est grande de supposer que dans la société en question il n’y a que deux camps, deux classes en lutte, deux masses compactes et homogènes, la masse révolutionnaire et la masse réactionnaire, qu’il n’y a qu’un « eux et nous ». À ce compte, la tâche de l’historien serait assez facile. Mais la réalité est loin d’être aussi simple. La société est un organisme extraordinairement complexe, elle le devient chaque jour davantage, c’est un enchevêtrement de classes multiples et d’intérêts les plus divers, lesquels peuvent, en fonction de la situation, se regrouper en formant les partis les plus variés.

Cela vaut pour aujourd’hui, et cela vaut aussi pour l’époque de la révolution française.

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