Le 24 juin, il y a eu soixante ans que Victor Adler a vu le jour. Une circonstance particulière double pour moi l’importance de cette date. C’est presque le même jour qu’il me sera donné de fêter le trentième anniversaire du moment où je suis entré avec Adler dans des relations qui devait finir par être un lien d’amitié pour la vie.
Nés dans la même ville, Prague : étudiants à la même université, Vienne ; vivant dans des milieux sociaux toutes proches l’un de l’autre, séparés seulement par une légère différence d’âge, animés d’un même élan révolutionnaire, d’un égal amour pour le prolétariat, il nous avait pourtant fallu trente ans pour nous rencontrer.
En vrais Autrichiens, nous étions l’un et l’autre au même degré imbus de l’idée nationale ; mais précisément elle nous menait en sens divers : lui dans le camp allemand, moi dans le camp tchèque. Et de là, j’étais conduit au socialisme par un chemin plus court qu’Adler, quoiqu’il eût commencé plus tôt que moi à prendre intérêt au mouvement socialiste et à s’occuper d’idées sociales.
Notre pensée politique s’est formée sous l’influence des défaites de 1859 et 1866. La ruine de l’Autriche semblait imminente et les intérêts des nations dont nous étions des partisans enthousiastes paraissaient réclamer cette ruine. L’idée nationale, dans sa nuance radicale, était alors antidynastique et antipatriote – plus encore, il est vrai, chez les Tchèques que chez les Allemands. Chose remarquable, en 1866, Bismarck était justement plus populaire chez les Tchèques que chez les Allemands d’Autriche.
Ceux-ci, en effet, étaient par lui refoulés hors de l’Allemagne et mis en minorité dans leur Etat vis-à-vis des Slaves et des Tchèques. Et le même Bismarck, qui ne redoutait alors aucun mot d’ordre révolutionnaire susceptible de le servir, saluait à l’occasion l’idée d’un royaume indépendant de Bohémie. Les choses changèrent tout à coup lorsque la Prusse déclara la guerre à la France en 1870.
A ce moment, Bismarck devint le héros national entouré des vivats de tous les Allemands au dedans et au dehors du nouvel Empire et les Hohenzollern furent désormais l’incarnation de l’unité allemande. En revanche, la haine pour les Allemands alluma chez les Slaves les plus chaudes sympathies pour les Français et pour leur République.
Or, les champions les plus dévoués et les plus énergiques de la République étaient les prolétaires de Paris. Aussi la Commune de Paris changea-t-elle mon chauvinisme tchèque en intérêt pour les communards, pour les théories socialistes, pour l’Internationale. Ce n’est pas du socialisme allemand, c’est du socialisme français que mes conceptions socialistes ont reçu l’impulsion première.
Or les mêmes événements devaient éloigner de nouveau Victor Adler du socialisme, dont, avec Pernerstorfer, il s’était déjà rapproché étant étudiant, peu avant 1870 et pour lequel il avait déjà agi, par des conférences faites à Vienne, à la Société pour l’éducation ouvrière et par des collectes entreprises lors des grandes manifestations dans les rues de Vienne, qui eurent lieu le 15 décembre 1869, entraînant de nombreuses arrestations et imposant de gros sacrifices au Parti. Après 1870, le nationalisme allemand prit chez lui le dessus. Mais non pour longtemps.
La division entre Bismarck et le prolétariat allemand alla, de 1871 à 1880, s’accentuant plus nettement chaque jour. Chaque jour il devenait plus malaisé d’être à la fois pour l’un et l’autre, fût-ce en dehors de l’Empire. En même temps, pour un nationalisme un peu épuré, il était naturel que Bismarck exerçât une attraction toujours moindre et la démocratie socialiste allemande une attraction toujours plus forte.
Par nationalisme épuré, je n’entends pas une conception internationaliste. L’homme dont la pensée est internationaliste embrasse toutes les nations dans un intérêt et un amour égaux, quoique naturellement il s’occupe de préférence, dans la pratique, des affaires de la nation dans laquelle il vit et agit. L’homme, au contraire, dont la pensée est nationaliste, fait passer sa propre nation avant les autres : l’élever encore au-dessus d’elles lui semble son devoir principal. On peut d’ailleurs considérer comme un nationalisme brutal et primitif celui qui cherche à établir la grandeur de sa nation par des violences contre les nations autres. Une conception plus affinée et plus élevée consiste à voir la grandeur de la nation dans le fait que, par les services rendus dans les sciences, les arts, l’économie, la politique, elle se montre supérieure au reste des nations, faisant d’elles ses admiratrices et ses émules.
Tel était le nationalisme de la grande majorité des intellectuels allemands jusqu’au jour où Bismarck les eut convertis au culte du régime du sabre, tel restait le nationalisme auquel adhérait Victor Adler avant d’être devenu un internationaliste.
Il ne pouvait lui échapper que la popularité dont le régime bismarckien jouissait au dehors, allait diminuant de plus en plus. Au cours des années qui suivirent 1891, au contraire, la démocratie socialiste d’Allemagne apparaissait toujours davantage comme le produit de l’esprit allemand qui inspirait aux nations étrangères de plus en plus d’estime, aux prolétaires de tous les pays de plus en plus d’amour et de confiance. De moins en moins, le culte de Bismarck et des Hohenzollern était capable de satisfaire le nationalisme épuré de l’Allemagne. De plus en plus, c’était nécessairement la démocratie socialiste allemande qui devait l’attirer ; mais de plus en plus aussi, le moment approchait où ce nationalisme devait faire le pas qui l’amènerait à l’internationalisme, à l’intérêt égal pour les prolétaires de toutes langues et de tous pays.
La dure époque des premières années de la loi contre les socialistes amena le tournant décisif pour Victor Adler. Lorsqu’en 1882 je fis personnellement sa connaissance, il n’était pas encore socialiste en fait, mais il était plein du plus vif intérêt pour le socialisme.
Notre première rencontre ne fut que passagère. Après la publication de mon livre sur l’Accroissement de la population, j’avais, en 1880 et 1881, collaboré à Zurich aux entreprises de Höchberg et au Sozial-demokrat. L’année suivante, je conçus le plan de la création de la Neue Zeit et je séjournai quelques mois à Vienne.
J’y appris à connaître et à apprécier Victor Adler comme un homme instruit et intelligent, montrant la plus grande sympathie pour notre cause et avec qui j’aimais à bavarder. Mais je ne fis aucune tentative pour l’amener à se rapprocher davantage à nous. Quiconque vient à nous des milieux bourgeois n’est utile au Parti que si sa passion pour le socialisme est assez forte pour triompher de tous les obstacles.
Celui qu’il faut tirer à nous du camp bourgeois restera d’ordinaire une recrue très peu sûre. Pour les intellectuels bourgeois qui disposent de tout ce qui s’est imprimé pour et contre le socialisme, la propagande est tout autre chose que pour de prolétaires pauvres, à qui l’agitation socialiste seule peut apporter la lumière.
J’avais la confiance que Victor Adler viendrait de lui-même, s’il était vraiment une nature de lutteur comme il nous en faut, dès que ses études l’auraient amené à la clarté socialiste. Aussi est-il venu.