L’élitisme d’Ariel

Ariel est une œuvre élitiste dans la forme, mais également dans le fond. Ses appels à maintenir une hiérarchie dans la société sont incessants ; toujours il est affirmé que seul ce principe de hiérarchie peut maintenir la civilisation.

C’est le reflet de la situation des criollos. Mais que sont les criollos, une fois les pays d’Amérique latine devenus indépendants ?

Ils ne le savent justement pas, car ils forment une couche sociale de type féodal, instaurée dans le cadre de la colonisation. Ils ne possèdent aucune identité historique ; ils sont là… parce qu’ils sont là. Ce sont de simples outils féodaux.

D’où justement l’œuvre de José Enrique Rodó, qui va poser les définitions de l’idéologie « latino-américaine ». Mais une chose est claire, déjà, ce sont les criollos qui vont choisir, et ce, toujours !

« De español é india produce mestizo »

On a ici un aspect essentiel à comprendre pour l’Amérique latine, l’idéologie latino-américaine.

On est dans le prolongement des conquistadors et de la logique qui veut que celui qui agit décide. D’où le fait d’agir perpétuellement, pour justifier qu’on est celui qui décide.

Mais cet aspect est secondaire par rapport à la question de fond ici. Ariel exprime le refus de la démocratie de la part des criollos. C’est la grande raison de la peur des États-Unis.

L’anti-impérialisme qu’on attribue à Ariel n’est pas présent dans l’œuvre, du moins certainement pas avec un contenu démocratique ; si les États-Unis sont rejetés comme modèle, c’est en raison de leur affirmation de la démocratie capitaliste, perçue comme une démocratie industrielle.

José Enrique Rodó insiste du début à la fin de l’ouvrage là-dessus : il faut une élite spirituelle.

« Mestizo, Mestiza, Mestizo« , fin du 18e siècle

Cela représente l’idéologie des criollos qui sont des privilégiés, dans un cadre féodal. Même s’il y a du commerce et de la production capitaliste, les deux s’appuient sur de larges distorsions féodales, et se fondent de toutes manières sur la nature féodale de l’existence des criollos.

On n’est pas dans un cadre concurrentiel, il n’y a pas de compétition, on a des monopoles et des parasitismes économiques à tous les niveaux, directs ou indirects.

La critique que fait José Enrique Rodó de « l’utilitarisme » américain relève d’un anticapitalisme romantique au service de couches féodales.

La dénonciation de la « médiocrité » culturelle du capitalisme sert à justifier l’existence de couches dominantes oisives mais esthétisantes.

Et l’esthétique mise en avant est « latino-américaine », « hispano-américaine ».

Ariel, au fond, promeut un anticapitalisme romantique comme on en trouvera par la suite dans l’Islam ou l’hindouisme, ou dans n’importe quel nationalisme : seule une aristocratie spirituelle porte des valeurs, le capitalisme nivelle par le bas, etc.

Voici ce qu’on lit dans Ariel :

« De l’esprit du christianisme naît le sentiment d’égalité, teinté d’un certain mépris ascétique pour la sélection spirituelle et la culture.

De l’héritage des civilisations classiques naît le sens de l’ordre, de la hiérarchie, et le respect religieux du génie, teinté d’un certain dédain aristocratique pour les humbles et les faibles.

L’avenir synthétisera ces deux suggestions du passé en une formule immortelle.

La démocratie aura alors définitivement triomphé.

Et elle qui, menacée par l’ignominie du nivellement par le haut, justifie les protestations colériques et l’amère mélancolie de ceux qui croyaient toute distinction intellectuelle, tout rêve artistique, toute délicatesse de vie sacrifiés à son triomphe, disposera, plus encore que les anciennes aristocraties, de garanties inviolables pour cultiver les fleurs de l’âme qui se fanent et périssent dans l’atmosphère de la vulgarité et parmi les impiétés du tumulte.

La conception utilitariste, comme idée de la destinée humaine, et l’égalité dans la médiocrité, comme critère de proportion sociale, étroitement liées, constituent la formule de ce qu’on a souvent appelé en Europe l’esprit de l’américanisme.

Il est impossible de méditer sur ces deux inspirations de conduite et de sociabilité, et de les comparer à leurs contraires, sans que cette association ne fasse constamment surgir l’image de cette démocratie formidable et féconde qui, au Nord [= aux États-Unis], déploie les manifestations de sa prospérité et de sa puissance, comme une preuve éclatante de l’efficacité de ses institutions et de l’orientation de ses idées.

Si l’on a pu dire de l’utilitarisme qu’il est le verbe de l’esprit anglais, les États-Unis peuvent être considérés comme l’incarnation du verbe utilitaire.

Et l’Évangile de ce verbe se répand partout en faveur des miracles matériels du triomphe.

L’Amérique espagnole ne peut plus être entièrement décrite, à son égard, comme une terre de Gentils.

La puissante fédération [que sont les États-Unis] opère une sorte de conquête morale parmi nous.

L’admiration pour sa grandeur et sa force est un sentiment qui progresse à pas de géant dans l’esprit de nos dirigeants, et peut-être plus encore dans celui des masses, fascinées par l’impression de victoire.

Et de l’admirer, on passe très facilement à l’imiter. Admiration et croyance sont désormais des modes passifs d’imitation pour le psychologue.

« La tendance imitative de notre nature morale », disait [le journaliste et économiste anglais Walter] Bagehot, « trouve son siège dans cette partie de l’âme où réside la crédibilité. »

Le bon sens et l’expérience suffiraient à eux seuls à établir cette relation simple. Nous imitons ceux dont nous croyons à la supériorité ou au prestige.

Ainsi, la vision d’une Amérique délatinisée de son plein gré, sans le chantage de la conquête, puis régénérée à l’image et à la ressemblance de l’archétype du Nord, flotte déjà dans les rêves de beaucoup de personnes sincèrement intéressées par notre avenir, inspire le plaisir avec lequel elles formulent à chaque pas les parallèles les plus suggestifs, et se manifeste par de constantes résolutions d’innover et de réformer.

Nous avons notre Nordomanie. Il faut lui opposer les limites que la raison et le sentiment indiquent simultanément. »

Les États-Unis proposent un modèle de développement, que José Enrique Rodó réfute.

Il attaque frontalement les libéraux, qui veulent un capitalisme par en bas ; il dit explicitement qu’il y a déjà des couches dominantes, qu’elles portent une culture à préserver, au nom de la civilisation.

L’idéologie latino-américaine est ainsi le masque des criollos pour justifier leur existence historique.

Cela peut sembler étonnant d’avoir un tel élitisme alors que les criollos sont présents dans les villes et les campagnes à la fois.

La partie laïque-républicaine des villes ne devrait pas assumer un tel élitisme comme les catholiques-conservateurs des campagnes.

Sauf que toute l’Amérique latine née de la colonisation est frappée du sceau de la féodalité la plus noire, façonnant les mentalités à la plus grande échelle, avec cette hantise typiquement latino-américaine d’être profiteur sans quoi c’est de soi-même dont il va être profité.

Et l’horreur fondamentale, la cause de tous les soucis, c’est la hacienda.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)