La Bhagavad Gîtâ : la bhakti

Il reste pour la Bhagavad Gîtâ à se préoccuper du sort de Krishna : qui est-il ? On sait que c’est un avatar de Vishnou, apparaissant lors des troubles afin d’indiquer la voie correcte. Reste que dans le Mahâbhârata, on le prend pour un être humain tout en s’adressant à lui comme s’il était un dieu.

Comment se sortir de cette contradiction, de ce qui a sans doute été une figure humaine déifiée, comme le plus souvent dans les religions indiennes ?

En expliquant, simplement, que personne ne le reconnaît, comme ici dans le neuvième chapitre :

« 11. Incorporé dans une figure humaine, les égarés me méconnaissent ; ils ignorent mon essence suprême de souverain Seigneur des êtres. »

Et alors que dans le dixième chapitre, Krishna rappelle qu’il est dans absolument tout être et en même temps dans chaque catégorie le meilleur des êtres – et de ce fait Arjuna lui-même ! – dans le onzième, Krishna se « révèle » et on a alors une apothéose de mysticisme, exemplaire de l’hindouisme.

Voici un extrait significatif :

« 9. À ces mots, Hari, le grand maître du yoga, découvrit, ô roi, au fils de Pṛithâ sa forme de souverain Seigneur,

10. Pourvu de bouches et d’yeux sans nombre, vision de merveilles sans fin, orné de joyaux divins innombrables, brandissant mille armes divines,

11. Paré de guirlandes et de vêtements divins, oint de parfums célestes, c’est, fait de tous les prodiges, le dieu infini se manifestant en toutes choses.

12. Si l’éclat de mille soleils surgissait tout d’un coup dans le ciel, ce serait quelque chose comme l’éclat que répand le grand Être.

13. Tout cet univers fait de tant de parties, le Pâṇḍava le vit ramassé là dans le corps du dieu des dieux.

14. Alors Dhanañjaya pénétré de stupeur, tous les poils hérissés, s’inclinant devant le dieu et les mains réunies pour l’hommage, prononça :

ARJUNA dit :

15. Ô dieu, je vois dans ton corps tous les dieux et toutes les sortes d’êtres, Brahmâ, Çiva, le dieu au siège de lotus et les ṛishis et tous les serpents divins.

16. Je te vois avec un nombre infini de bras, de poitrines, de bouches et d’yeux, illimité en tous sens ; de toi, ô maître de l’univers aux aspects infinis, je ne vois ni la fin, ni le milieu, ni le commencement.

17. Avec le diadème, la massue et le, disque — telle une masse de feu qui projette de tous côtés des flammes — je te vois, toi si difficile à apercevoir, immense, répandant en tous sens l’éclat d’un brasier ardent, du soleil (…).

BHAGAVAT dit :

47. C’est pour te témoigner ma faveur que, par un effet de ma puissance, je t’ai révélé, ô Arjuna, ma forme suprême, toute resplendissante, totale, infinie, primitive, cette forme qu’aucun autre que toi n’a jamais vue.

48. Au prix d’aucune étude, veda ni sacrifice, d’aucune aumône, d’aucun rite, fût-ce de la plus terrible pénitence, je ne saurais, ô chef des Kurus, être, dans le monde des hommes, vu sous cet aspect par personne autre que toi. »

Ce qu’on lit ici ne nous surprend pas du tout : il en est allé de manière relativement similaire avec Moïse et Mahomet. Ce qui est par contre bien plus problématique, ce sont les chapitres qui suivent cette manifestation divine.

Si Krishna s’est en effet manifesté, même à un seul, la Bhagavad Gîtâ est alors une sorte de porte directe vers lui.  Ce qu’on y lit – du douzième au dix-septième chapitre – est alors très clairement en contradiction complète avec ce qui a été expliqué auparavant.

Il est tout à fait apparent que ces chapitres ont été ajoutés et surajoutés, ou au moins travaillés et retravaillés en particulier, avec une évolution propre au mouvement de la bhakti, consistant en une réaction baroque de l’hindouisme pour faire face à l’émergence populaire du bouddhisme et du jaïnisme, voire de l’Islam.

Nous avons vu que de manière systématique, le système des castes a été placé au cœur de l’action possible et nécessaire, que la raison et le contrôle de soi-même ont été valorisés.

D’ailleurs, c’est encore le cas au dix-huitième et dernier chapitre :

« 41. Entre Brâhmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras, les devoirs, ô héros terrible, sont répartis d’après les guṇas qui déterminent leur nature aux uns et aux autres.

42. Le calme, la maîtrise de soi, l’ascèse, la pureté, la patience et la droiture, la connaissance, l’intelligence et la foi sont affaire au brâhmane et fondés dans sa nature.

43. La vaillance, la force, la constance, l’adresse et dans le combat le courage qui ne connaît pas la fuite, la libéralité, l’exercice du pouvoir sont le devoir du kshatriya conforme à sa nature.

44. Le labourage, le soin des troupeaux et le négoce sont la tâche que sa nature assigne au vaiçya ; quant au çûdra, sa destination naturelle est de servir.

45. C’est en s’attachant chacun à sa tâche propre que les hommes atteignent la perfection. Écoute comment.

46. C’est en honorant par l’activité qui lui est dévolue l’être d’où vient l’impulsion de la vie et par lequel tout cet univers a été déployé, que l’homme trouve la perfection.

47. Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement, son devoir propre qu’assumer, même pour l’accomplir en perfection, la tâche qui appartient à un autre. On ne contracte aucune tache à remplir le devoir que sa nature assigne à chacun. »

Pourtant, entre l’apparition mystique et le dernier chapitre, Krishna commence toute une série d’explications résolument contraires au principe des castes, accentuant de manière complète ce qui était uniquement possiblement sous-jacent dans les premiers chapitres.

Il explique que la dévotion la plus complète, la bhakti,est le chemin pour se libérer et que c’est valable quelle que soit la caste à laquelle on appartient. C’est là l’exact contraire de la longue explication précédente voulant qu’on avance au fur et à mesure dans le système des castes, jusqu’à terminer yogin et cesser de se réincarner.

Il y a d’intercalée une longue expression de la « possibilité » de participer, au-delà des castes, au système général, en contournant le tout par la fusion mystique.

Comment Krishna, du douzième au dix-septième chapitre, remet-il en cause les castes ? Il dit :

« BHAGAVAT dit :

2. Ceux qui, pleins d’une foi inébranlable, fixant en moi leur pensée, me servent avec une application incessante, ce sont ceux-là que je tiens pour les yogins les plus parfaits.

(…)

20. Mais ceux qui, s’attachant à moi comme à leur objet suprême, croient fermement au pieux enseignement, précieuse ambroisie, que je viens de te dispenser, par-dessus tout ceux-là me sont chers. »

Voici ce qu’on lit aussi dans le treizième chapitre, formant un discours très clairement parallèle au bouddhisme, où l’action valorisée s’intégrant dans une société de castes est purement et simplement remplacée par la fusion avec le Dieu suprême, le dégoût de la société, etc.

« 7. L’humilité, la loyauté, la douceur, la patience, la probité, le respect du maître, la pureté, la fermeté, la maîtrise de soi,

8. L’indifférence aux objets des sens, l’affranchissement de tout égoïsme, la claire vision des maux qu’apportent la naissance et la mort, la maladie et la vieillesse,

9. Le renoncement, le détachement de tout, fils, femme, maison, et la constante égalité d’âme devant tous les événements agréables ou pénibles,

10. L’union avec moi exclusive et incessante, la pratique de la solitude, le dégoût de la société des hommes,

11. La recherche assidue de la science de l’âtman [l’esprit universel divin], et le vif sentiment du prix de la vérité, — voilà ce qu’on appelle la connaissance ; l’ignorance en est le contraire. »

C’est là en conflit direct avec l’exigence qu’Arjuna participe à une bataille qui, si l’on suit ce qui est dit ici, n’a ni sens ni intérêt. Il est même expliqué, de manière encore contraire à ce qui avait été expliqué auparavant, que ce n’est pas la concentration qui compte, dans un processus résolument actif, mais la contemplation, et qu’il suffit même de croire pour que cela suffise, dans une démarche entièrement passive.

« 24. Quelques-uns découvrent eux-mêmes en soi l’âtman (l’âme universelle) par la contemplation, d’autres par l’effort de la pensée, d’autres par l’effort dans l’action.

25. Plusieurs, s’ils ne s’élèvent pas d’eux-mêmes à la vérité, y croient, instruits par d’autres ; eux aussi, uniquement dirigés par la révélation, triomphent de la mort (…).

28. Celui qui voit le Seigneur résidant partout, toujours identique, celui-là ne risque pas de se perdre lui-même ; il atteint le but suprême. »

Pareillement, aux comportements matériels obligatoires des êtres humains, de par leur nature physique, répond dans le quatorzième chapitre une conception des gunas, c’est-à-dire des tendances fondamentales au sein des humains. On sort ici tant du raisonnement de la fonction par castes que d’une lecture matérialiste-mécaniste pour passer dans celui, psychologique, de l’attitude individuelle.

Il est évident qu’on a ici une lecture nouvelle, propre à la réponse de l’hindouisme face à la concurrence progressiste du bouddhisme et du jaïnisme, appelant l’individu à se mobiliser vers l’irrationnel, ce qui est le propre du fondamentalisme.

« 6. Le sattva, étant sans tache, est lumière et Joie ; il enchaîne, ô héros irréprochable, par l’attrait du plaisir et par l’attrait de la connaissance.

7. Le rajas, sache-le, est passion ; il a pour origine l’attrait du désir ; c’est par l’attrait de l’action, ô fils de Kuntî, qu’il enchaîne l’âme.

8. Quant au tamas, né de l’ignorance, il égare toutes les âmes ; c’est par la négligence, la paresse et le sommeil qu’il enchaîne, ô Bhârata.

9. Le sattva conduit à la joie, le rajas à l’action, ô Bhârata ; quant au tamas, il obscurcit la pensée et jette dans la négligence du devoir.

10. C’est en dominant rajas et tamas que s’établit le sattva, ô Bhârata, le tamas en dominant rajas et sattva, et le rajas en dominant sattva et tamas.

11. Quand la lumière, la connaissance pénètre dans le corps par toutes ses portes, alors on peut être assuré que le sattva domine.

12. Lorsque grandit le rajas, ô Bhârata, alors naissent la cupidité, l’activité, l’esprit d’entreprise, l’inquiétude, le désir.

13. Quand le tamas se développe, ô fils de Kuru, alors naissent l’obscurité, la paresse, la négligence et l’erreur.

14. Si la mort survient quand le sattva domine, l’âme atteint les mondes purs des êtres qui possèdent la science la plus haute.

 15. Si c’est le rajas, elle renaît parmi les êtres épris d’activité ; si c’est le tamas, parmi les êtres dénués de raison (…).

26. Et celui qui me sert avec une dévotion sans défaillance, celui-là, dépassant les guṇas, est mûr pour se fondre en Brahman.

27. Car c’est moi qui suis le support de Brahman, de l’Immortalité et de l’Impérissable et de l’ordre éternel et du bonheur parfait. »

Ici, l’appartenance aux castes est mise de côté au profit d’une évaluation de la psychologie de la personne. Krishna apparaît également comme le Dieu unique, devant être l’objet d’une vénération complète, d’une fusion mystique.

Ce sont ici clairement les masses qui sont visées.

La logique est tellement conforme au monothéisme que Krishna oppose deux types d’individus, dans une logique binaire totalement à rebours du système des castes :

« 1. L’intrépidité, la pureté intérieure, la fermeté à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de soi, la piété, l’étude, l’austérité, la droiture,

2. La bonté, la véracité, la patience, le renoncement, le calme, la sincérité, la pitié, le désintéressement, la tendresse, la pudeur, la tranquillité,

3. La force, l’endurance, la volonté, la pureté, l’indulgence, la modestie, tels sont, ô fils de Pâṇdu, les traits de qui est qualifié pour une destinée divine.

4. La fausseté, l’orgueil et l’infatuation, la colère et la dureté et, aussi, l’ignorance, ô fils de Pṛithâ, les traits de qui est voué à une destinée démoniaque.

5. La qualification divine mène à la délivrance, la démoniaque à l’asservissement de la transmigration. Réjouis-toi, ô fils de Pându, tu es marqué pour une destinée divine.

6. Il y a dans ce monde deux ordres d’êtres, les uns divins, les autres démoniaques. Je viens de te décrire le premier ; écoute, ô fils de Pṛithâ, ce qui caractérise le second.

7. Les hommes de complexion démoniaque ne savent ni agir ni s’abstenir de l’action ; en eux ni pureté, ni conscience, ni véracité.

8. Pour eux, cet univers est sans loi, sans fondement, sans dieu ; il n’est pas produit par une série de causes enchaînées mais résulte uniquement du désir. »

Ce qui est très intéressant et à noter, c’est que pour se rattacher aux chapitres précédents, au milieu, d’ailleurs, de redites incessantes dans les derniers chapitres par rapport aux précédents, on a une critique des mauvais comportements qui correspondent à ceux des guerriers non « chevaliers », mais aussi aux guerriers devenus rois et méprisant une religion dont ils savent qu’en réalité elle n’est qu’un paravent à la domination.

Voici la critique faite par Krishna :

« 12. Enchaînés par les mille liens de l’espérance, livrés au désir et à la colère, pour satisfaire leurs appétits, ils cherchent à s’enrichir, fût-ce par des moyens coupables.

13. J’ai acquis ceci aujourd’hui ; je pourrai satisfaire, tel désir ; ceci est à moi ; tel autre bien encore va m’échoir ;

14. J’ai frappé tel de mes ennemis ; à leur tour, je vais frapper les autres ; je suis le maître, je jouis, je réussis, je suis fort, je suis heureux ;

15. Je suis riche, je suis bien né ; quel autre est mon égal ? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je vivrai dans la joie… Ainsi pensent les hommes égarés par l’ignorance.

16. Trompés par leurs illusions, pris au filet de l’erreur, attachés aux jouissances du plaisir, ils tombent dans l’enfer impur.

17. Pleins de soi, arrogants, animés de l’orgueil et de la folie de la richesse, ils offrent des sacrifices qui ne sont que formules vaines, œuvres d’ostentation que ne règle pas une exacte piété. »

On peut voir ici un appui de la religiosité populaire effectué par la caste des prêtres contre la caste des guerriers où triomphe l’esprit de conquête, amenant ici l’accusation d’impiété, afin de s’attirer l’opposition populaire aux castes.

Le 17e chapitre peut alors de nouveau valoriser, de manière fondamentaliste, la tradition :

« 23. On enseigne que la formule oṃ, tat [« cela », l’être universel] sat [la vérité seule éternelle de l’esprit divin] sert à désigner Brahman ; c’est par ces trois mots qu’ont, au commencement, été institués les brâhmanes, les vedas et les sacrifices.

24. C’est pourquoi tous les exercices prescrits, sacrifices, aumônes, pénitences » sont toujours, chez les maîtres du Brahman, précédés de la syllabe oṃ. »

Il faut savoir ici que la figure historique du Bouddha – qui a existée avant la diffusion de la Bhagavad Gîtâ – a été présentée par l’hindouisme comme un avatar de Vishnou, comme Krishna, mais chargé de diffuser un discours contraire à celui de Krishna, afin que les opportunistes et les matérialistes ne conservent plus le faux masque de l’hindouisme !

Le sens de la Bhagavad Gîtâ apparaît ici comme très clair.

Il s’agit en partie – et c’est la partie la plus intéressante – d’un dépassement féodal de l’Antiquité, avec un appel à la raison, au détachement des mœurs barbares « spontanées », mais aussi d’un appel aux masses révoltées – plébéiennes, pré-matérialistes, ou bien bouddhistes ou encore jaïnes – à s’engouffrer dans le mysticisme de la fusion hors-castes avec le divin.

Telle est la nature historique de la Bhagavad Gîtâ, son double caractère, sa situation faisant face à la fois au mode de production précédant le féodalisme et déjà aux idéologies pré-matérialistes jaïne et bouddhiste.

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