La plus grande erreur qu’on puisse faire au sujet de l’hindouisme, c’est de considérer qu’il s’agit d’un simple justificatif de castes. L’hindouisme est plus que cela ; c’est un dépassement du brahmanisme, qui avait instauré et systématisé la domination aryenne sur les peuples de ce qui est devenu l’Inde.
Ce dépassement est en étroite liaison avec les grandes rébellions progressistes qu’ont été le bouddhisme et le jaïnisme, qui ont rejeté le système des castes.
L’hindouisme est un système religieux qui s’est formé pour faire face à cette concurrence, tout en étant lui-même un dépassement du système antique précédent, qui était intenable.
L’hindouisme n’est donc, alors, nullement une religion exprimant simplement une dimension parasitaire ; aucune religion en tant que telle ne se résume jamais à cela initialement, par ailleurs.
Pour cette raison, l’action est valorisée dans la Bhagavad Gîtâ, de manière systématique. Le troisième chapitre lui est entièrement consacrée, Krishna insistant sur la capacité à raisonner, à mesurer ses actes, ce qu’il appelle le détachement.
De plus, ces actions ne doivent pas être n’importe quelles actions, mais les actions conformes à ce qui est juste. C’est là l’appel à un comportement meilleur, choisi, de la part de la caste des guerriers ; c’est l’esprit de la chevalerie.
Arjuna sert ici de prétexte au dépassement de la contradiction entre la mise en avant de la conscience réfléchie et de l’action ; il demande ainsi à Krishna :
« 1. Si, ô Janârdana, tu juges la pensée supérieure à l’action, pourquoi, alors, ô Keçava, me pousses-tu à des actes terribles ?
2. Ton discours, comme mêlé de vues contraires, jette mon esprit dans la perplexité ; énonce enfin une affirmation précise qui me montre la voie meilleure. »
Krishna assène alors des vérités, qui montre qu’il exprime ici les intérêts de la caste des prêtres. En effet, les prêtres forment la caste qui serait en liaison directe avec les dieux, avec la magie, avec le fonctionnement de l’univers.
La principale activité de ces prêtres est le sacrifice aux dieux. Par conséquent, comme il faut préserver cette position des prêtres et que le sacrifice est une action, alors l’action doit être considérée comme ayant un sens et le sens même de toute action relève du sacrifice.
L’hindouisme n’est pas une religion de l’isolement, mais s’insère dans un rapport « cosmique » d’une société de castes. Ici, les propos de Krishna le montrent très clairement :
« 4. Il ne suffit pas de s’abstenir d’action pour se libérer de l’acte ; l’inaction seule ne mène pas à la perfection (…).
6. Il a beau brider l’activité de ses sens, demeurer coi, celui dont l’âme est troublée par l’évocation des objets sensibles, cet homme est dans la voie de l’erreur.
7. Celui-là l’emporte qui, dominant ses sens par l’esprit, pleinement détaché, leur impose un effort discipliné.
8. Accomplis les actes prescrits ; l’activité est supérieure à l’inaction ; faute d’agir, la vie physique elle-même s’arrêterait en toi.
9. Hors ceux qui ont pour objet le sacrifice, les actes sont le lien qui enchaîne le monde ; n’agis donc, ô fils de Kuntî, qu’en dépouillant tout attachement.
10. Jadis, après avoir, avec les créatures, produit le sacrifice, Prajâpati prononça : C’est par celui-ci que vous vous propagerez ; qu’il vous donne tout ce que vous désirerez.
11. Par lui, satisfaites aux dieux et que les dieux vous satisfassent ; grâce à cette réciprocité, vous atteindrez le bien suprême.
12. Satisfaits par le sacrifice, les dieux vous donneront les jouissances que vous souhaiterez. Qui jouit de leurs dons sans leur rien donner, celui-là n’est qu’un voleur.
13. Les gens de bien qui se nourrissent des reliefs du sacrifice sont libres de toute souillure ; mais ceux-là sont des pécheurs et se nourrissent de péché qui cuisent des aliments à leur usage.
14. C’est dans la nourriture que les êtres ont leur origine ; la nourriture dans la pluie, la pluie dans le sacrifice ; il n’est pas de sacrifice sans actes rituels.
15. Quant à l’acte rituel, sache qu’il est issu de Brahman, Brahman de l’Impérissable. Le Brahman qui pénètre tout a donc dans le sacrifice son fondement éternel. »
En posant le sacrifice comme base du monde et puisque le sacrifice est au cœur des rituels religieux, alors cela signifie que la caste des brahmanes est supérieure à la caste des guerriers.
Cependant, il est évident que l’action de la caste des guerriers doit être maîtrisée socialement. Par conséquent, les guerriers doivent maîtriser leurs actes, posséder un détachement par rapport à leurs actions.
Ils ne doivent plus être des vecteurs de mœurs anciennes, mais une expression rationalisée d’un nouveau rapport social.
La Bhagavad Gîtâ, c’est cela qui fait sa force, est une ode à la maîtrise de soi et de compréhension détachée de ses propres actes. Toutefois, il serait anti-matérialiste de ne pas voir que c’est lié à des actes devant obéir au système de castes.
L’intérêt de la Bhagavad Gîtâ est évident, mais limité par son cadre historique ; c’est un progrès dans la civilisation, on va dans le bon sens, mais avec des limites. Dès le départ, Arjuna avait d’ailleurs constaté, dans le premier chapitre, que :
« 41: Quand le désordre prédomine, ô Krishna, les femmes de la famille se corrompent; quand les femmes sont corrompues, ô fils de Vishnou, le mélange des castes se produit.
42: Un tel mélange mène à l’enfer ceux qui ont frappé la famille et la famille elle-même, puisque les ancêtres y tombent, faute des offrandes rituelles : boules de riz et libations d’eau.
43: En conséquence de telles fautes imputables aux meurtriers de la famille et qui causent le mélange des castes, l’ordre sacré et éternel de la famille est subverti. »
On est ici dans un éloge socio-racial très précis, celui des castes. Krishna expose, de son côté, le même principe, en traitant de la rationalité devant correspondre à l’ordre du monde. Pour bien souligner cet aspect, Krishna explique qu’il est lui-même obligé d’agir, afin de maintenir l’existence du monde.
Krishna est ici le modèle absolu d’une activité maîtrisée rentrant dans le cadre de valeurs socio-cosmiques, celles des castes. Chaque personne a une attitude bien déterminée à réaliser dans l’action.
Ainsi, le guerrier, en respectant un code de conduite, renforce en pratique, dans le cadre de la société réelle, le système idéologique dominant à laquelle il appartient ; de guerrier, il devient chevalier.
Voici ce que dit Krishna :
« 17. Mais le mortel qui ne cherche sa joie qu’en l’âme, qui se satisfait en l’âme et qui, en l’âme et en l’âme seule se rassasie pleinement, celui-là n’a rien à accomplir.
18. Nul intérêt pour lui à rien faire ; à rien éviter ; de tous les êtres, aucun ne saurait être pour lui un objet d’intérêt.
19. Exécute donc toujours dans un esprit de détachement les actes qu’il faut accomplir ; car l’homme qui agit en complet détachement atteint le but suprême.
20. C’est par les actes du sacrifice que Janaka et tant d’autres se sont efforcés vers la perfection. Agis, toi aussi, uniquement pour le bien du monde.
21. Tout ce que fait le chef, les autres hommes l’imitent ; la règle qu’il observe, le monde la suit.
22. Il n’est, ô fils dé Pṛithâ, dans les trois mondes, rien que je sois tenu de faire, rien qui me manque, rien que j’aie à acquérir, et, cependant, je demeure en action.
23. Si je n’étais pas toujours infatigablement en action, de toutes parts, les hommes, ô fils de Pṛithâ, suivraient mon exemple.
24. Les mondes cesseraient d’exister si je n’accomplissais pas mon œuvre ; je serais la cause de l’universelle confusion et de la fin des créatures.
25. Les ignorants agissent par attachement à l’acte ; que le sage agisse, lui aussi, mais en dehors de tout attachement et seulement pour le bien du monde.
26. Que le sage évite de jeter le trouble dans l’âme des ignorants que mène l’attrait des actes ; qu’il encourage toute activité en se comportant, lui qui sait, en adepte du yoga. »
En se comportant en chevaliers, les guerriers renforcent l’ordre social ; l’arbitraire antique cesse. On passe à un stade supérieur de civilisation.