« Pour réveiller en Duryodhana la joie, l’ancien des Kurus, l’aïeul vénérable, poussant son formidable cri de guerre, souffla dans sa conque. Aussitôt conques, gongs, tambours, timbales et trompettes retentirent puissamment. Ce fut un fracas énorme. »
La Bhagavad Gîtâ est un exposé de morale et de philosophie en 18 chapitres qui date d’entre 500 et 200 ans avant Jésus-Christ, fournissant les principes généraux de la vie en commun dans l’Inde antique.
Cet ouvrage très important de la culture mondiale s’insère lui-même dans le Mahâbhârata, gigantesque poème de 81 936 strophes, racontant la bataille finale des guerriers de l’Inde, prélude à une fin du monde et à une renaissance.
Elle consiste en l’affrontement pour le contrôle du pays des Aryas, au nord du Gange, entre des armées de centaines de millions de soldats dirigées par des cousins, les Pandava d’un côté et les Kaurava de l’autre, qui tous ont leur part de responsabilités dans le conflit, son prolongement et son aboutissement.
Cette bataille finale, sanglante et chaotique, remplie de magie et de faits surnaturels, y est présentée de manière implicite comme l’aboutissement logique de la prééminence de la caste des guerriers sur la caste des prêtres.
Il s’agit ici, en fait, de la formation d’un gigantesque corpus religieux-idéologique accompagnant l’émergence de l’Inde hindouiste, après l’invasion aryenne du nord de cette zone géographique.
Les affrontements, qu’on s’imagine aisément être incessants entre les tribus de guerriers et royaumes ayant conquis les nouveaux territoires, cessent lorsque l’ordre socio-cosmique est « rétabli », c’est-à-dire en fait établi par le Mahâbhârata, le passé n’étant qu’un mythe justifiant ce nouvel ordre présenté comme un rétablissement de l’ancien.
L’hindouisme, pour justifier son système de castes malgré l’instabilité générale, a été obligé d’expliquer qu’il avait toujours existé mais qu’il avait été perturbé récemment, ce qui a provoqué des troubles, qu’on ne peut empêcher qu’en rétablissant l’ordre, le dharma.
Il y a ainsi des cycles, allant de l’âge d’or à l’âge des affrontements et de la mort : au Krita Yuga succède le Trétâ Yuga, suivi du Dvâpara Yuga, le cycle se concluant sur le Kali Yuga, avant le recommencement du cycle. Par rapport à ce cycle, trois dieux ressortent principalement : Brahma qui est associé à la création, Vishnou à la préservation, Shiva à la destruction.
Le Mahâbhârata annonce l’ouverture du cycle du Kali Yuga, la pente descendante, demandant une sorte de reprise en main générale et d’ailleurs le mot d’ordre du Mahâbhârata, sa leçon absolue, est que là où est le dharma, là est la victoire ; Vishnou le préservateur y intervient lui-même, sous la forme d’un avatar bleu de peau, Krishna.
Chaque personne doit se plier au dharma, personnellement à sa « nature » cosmique, son appartenance aux quatre classes fondamentales, les varnas, terme désignant également les couleurs, puisque la différenciation sociale s’est faite sur la base de la conquête des territoires par les Aryas, à la peau blanche.
On a ainsi les brahmanes, c’est-à-dire les prêtres, les Kshatriyas qui sont les guerriers, les Vaishyas regroupant les artisans, commerçants, marchands, et enfin les Shudras, les serviteurs. Les hors-castes sont des intouchables.
Dans le Mahâbhârata, Krishna, qui est donc un avatar de Vishnou, résume ce principe de castes de la manière suivante :
« Une femme brahmane met au monde son rejeton pour qu’il se livre à l’ascétisme, une vache pour fournir un animal de trait, une jument pour donner un coursier, une femme shudra pour donner un serviteur, une femme vaishya pour fournir un gardien de troupeaux, une princesse kshatrya met son enfant au monde pour qu’il soit tué. »
Ce sont des paroles violentes, qui plus est dites à une femme ayant perdu tous ses fils au combat, mais elles sont absolument typiques du Mahâbhârata. On y trouve un éloge de la morale du Kshatrya, c’est-à-dire en fait la codification de ses fonctions sociales et morales, afin de fournir un cadre féodal à ce qui relevant auparavant de l’affrontement ininterrompu propre à l’antiquité.
Il y a ici une clef d’un vaste problème tenant à la nature de l’hindouisme. En Grèce et dans l’empire romain, dans l’Antiquité, le système politique était au-dessus de l’esclavage, absolument séparé de lui.
En Inde, il y a une coexistence sociale générale des castes, avec des délimitations très strictes bien entendu, mais tous les individus participent au système général, sauf les intouchables.
Cela signifie qu’on a déjà un aspect relevant du féodalisme, où les khsatryas sont les équivalents des chevaliers, puisqu’ils ne peuvent plus se comporter comme de simples assassins.
On lit ainsi dans le Mahâbhârata et c’est absolument nouveau pour l’époque:
« Les gens de bien désapprouvent le meurtre de celui qui ne combat pas ou qui n’est pas un ennemi ou qui tourne les talons et s’enfuit ou qui demande refuge ou qui vient les mains jointes ou qui est distrait. »
Ce qui fait la force et l’intérêt du Mahâbhârata et de la Bhagavad Gîtâ, au-delà de leur expression d’une idéologie pratiquement féodale, est le saut qualitatif représenté sur le plan de la civilisation. De là vient l’importance du long passage, relativement autonome, formant la Bhagavad Gîtâ.
Son premier chapitre présente d’ailleurs la situation de telle manière que l’oeuvre peut être lu et comprise sans avoir lu le Mahâbhârata, l’oeuvre se suffisant à elle-même, au point de faire partie de la révélation hindouiste, alors que l’œuvre complète relève seulement de la tradition.
On y voit donc Krishna, dieu bleu qui est un « avatar » de Vishnou, c’est-à-dire l’une de ses incarnations, ayant proposé son service à la fois aux Pandava et aux Kaurava, les deux branches de la famille royale qui sont cousins, pour la grande bataille de Kurukshetra.
Si le responsable des Kaurava a choisi les troupes amenées par Krishna, Arjuna qui représente le modèle du roi se retrouve avec Krishna comme conseiller et cocher de son char.
Nous sommes juste avant la bataille et la discussion entre Krishna et Arjuna est alors ce qu’on appelle la Bhagavad Gîtâ, le chant du seigneur, ce dernier étant Krishna qui explique le sens de la vie et de l’univers.
Le premier chapitre est ainsi le prétexte aux 17 autres, qui donneront le contenu au yoga, c’est-à-dire à la méthode pour vivre de manière correcte, avec des derniers chapitres proposant une version alternative, la bhakti.
Cependant, le contenu du premier chapitre est très important en soi sur le plan du matérialisme historique, puisqu’il expose la nature de la Bhagavad Gîtâ en tant que telle.
On y retrouve en effet Arjuna abattu et angoissé : parti à la rencontre des armées ennemies, il voit qu’il s’agit là de ses proches, de ses amis et il lui semble alors impossible de les combattre.
Voici comment la Bhagavad Gîtâ présente cela :
« 26. Le fils de Pṛithâ aperçut alors, dispersés dans les deux armées, des pères, des petits-fils et des compagnons et des beaux-pères et des amis.
27. Voyant tous ces parents ainsi affrontés pour la lutte, le fils de Kuntî se sentit envahi d’une pitié immense, et, tout troublé, il prononça :
ARJUNA dit :
28. Voici, ô Kṛishṇa, que tous les hommes de ma parenté s’avancent avides d’une lutte fratricide ; à ce spectacle, mes membres défaillent et ma bouche se sèche.
29. Mon corps frissonne et tous mes poils se dressent ; [l’arc] Gâṇḍîva tombe de ma main et ma chair devient brûlante.
30. Je ne puis demeurer en place ; mon esprit se trouble, je n’envisage que présages funestes.
31. Quel bien me promettrais-je à frapper les miens dans la bataille ? À pareil prix, je n’aspire, ô Kṛishṇa, ni à la victoire, ni à la royauté, ni au plaisir.
32. Que nous sont, ô Govinda, la royauté, la richesse, la vie même ?
33. Ceux en vue de qui nous souhaitions la royauté, la richesse et les plaisirs, ils sont là, rangés en bataille, renonçant à la vie et à leurs biens,
34. Maîtres, pères et fils et aïeuls, oncles, beaux-pères, petits-fils, gendres et parents (…).
47. Ainsi parla Arjuna en pleine bataille ; et, laissant échapper arc et flèches, il retomba assis dans le char, l’âme étreinte d’angoisse. »
Il y a ici un aspect essentiel. Nous avons affaire à des guerriers, qui forment une caste bien spécifique, dont le but est l’affrontement. Ce qui perturbe ici Arjuna est la dimension fratricide de la bataille de Kurukshetra, qui au bout de 18 jours se terminera effectivement par le massacre général des uns et des autres.
Ce qu’on a en arrière-plan, c’est la critique de l’affrontement ininterrompu des tribus et des royaumes, aboutissant à un effondrement généralisé.
La Bhagavad Gîtâ, et plus généralement le Mahâbhârata, consiste en une critique de la ligne unilatérale de la caste des guerriers.
Il y a par conséquent deux dynamiques qui s’exposent dans l’œuvre, de manière toujours plus magistrale : tout d’abord la nécessité de la fin du guerrier en mode antique, où la guerre est le seul aspect déterminant, ensuite le renforcement de la caste des prêtres.
Les chapitres suivant le premier présentent le contenu de ces deux dynamiques, formant une philosophie s’extrayant de la barbarie unilatérale et destructrice de l’Antiquité, pavant la voie au féodalisme, au moins en partie, avant que les derniers chapitres ouvrent la porte au fondamentalisme en réaction au bouddhisme et au jaïnisme.