Le 31 décembre 1936, Léon Blum prit la parole à la radio pour s’adresser au pays. Sur le papier, il devrait être angoissé : la dévaluation a mis par terre le niveau de vie des masses, faisant que les hausses de salaire de mai 1936 sont déjà perdues alors qu’en plus les prix ont parallèlement augmenté. Loin d’être inquiet néanmoins, il voit les choses ainsi : une nouvelle dynamique est en place.
« De nouveaux rapports sociaux s’établissent ; un ordre nouveau s’élabore. On s’aperçoit que l’équité, l’égalité, la liberté, ont par elles-mêmes quelque chose de bienfaisant, de salutaire. La puissance spirituelle du pays s’accroît ainsi au même rythme que sa force matérielle.
Tout le monde répétait il y a six mois : « Il faut que ça change ! »… et on s’aperçoit que déjà quelque chose est changé.
Nous n’assistons encore qu’au départ de cette rénovation nationale ; mais convenez qu’il était malaisé d’aller plus vite. Avant d’exploiter le terrain conquis, il fallait le conquérir par une pointe rapide. Avant d’aménager et de gérer notre entreprise il fallait en jeter les fondements dans tous les domaines à la fois.
Cette poussée de délivrance, il fallait l’exécuter au moment précis où la souveraineté populaire venait de s’exprimer avec tant de force, où chacun de nous s’en trouvait encore tout fraîchement imprégné. Pour insuffler ainsi une première bouffée de vie dans un organisme économique et social qui périssait d’asphyxie, il nous a fallu vaincre de vive force bien des crispations superficielles, bien des anxiétés instinctives.
Mais aujourd’hui l’oxygène a pénétré dans le corps ; le corps peut recommencer à vivre, à vivre normalement, à respirer normalement. »
C’est également le point de vue du radical Édouard Herriot. Ce dernier fut élu président de la Chambre des députés en juin 1936 ; de manière notable, il le restera jusqu’en juillet 1940, malgré les soubresauts significatifs de la vie politique française à la fin des années 1930.
C’est une figure parmi les plus importantes : il fut député, sénateur, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, ministre des Travaux publics, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, ministre d’État sans portefeuille ; il sera après 1945 maire de Lyon et, de nouveau député, le président de l’Assemblée nationale.
Sa position en janvier 1937 résume parfaitement où est placé l’axe du régime.
« Un statut nouveau s’élabore. En face du droit de propriété, un droit du travail s’institue. Une telle politique apporte de nouveaux devoirs. Elle suppose l’activité accrue de la Nation. Les avantages concédés aux éléments les plus laborieux de notre peuple ne sauraient être durables que dans un pays calme et en pleine production. »
Les radicaux comptent bien profiter du Front populaire comme vecteur de la modernisation du capitalisme. C’en est fini du capitalisme sauvage, place à des structures encadrées à tous les niveaux, sous l’égide de l’État.
Léon Blum est l’outil de ce projet, au nom du fait que les socialistes ne peuvent pas appliquer leur propre programme, et doivent donc composer avec le capitalisme.
C’est là un doux rêve, mais les radicaux et Léon Blum ne sont pas les seuls à rêver. Du côté communiste, Maurice Thorez n’a pas voulu rompre ni au sujet du non-soutien à la République espagnole, ni au sujet de la dévaluation traître mise en place par Léon Blum.
Il espère à tout prix s’installer dans le paysage. D’où, à la Conférence nationale du Parti Communiste Français, qui se tient à la mairie de Montreuil en pleine « banlieue rouge », le mot d’ordre nouveau : « Une seule classe, un seul syndicat, un seul parti ».
Il s’agit de coller aux socialistes, de ne plus jamais perdre le fil qui unit avec le Front populaire : l’idée d’un Parti Communiste Français disposant d’une réelle autonomie passe aux oubliettes. Cela signifierait assumer une ligne insurrectionnelle, et cela le Parti Communiste Français ne voudra plus jamais en entendre parler.
Les rêves des uns et des autres affrontent toutefois un obstacle de taille : la question espagnole. La ligne de Léon Blum était simple : on prône la paix, on prône la non-intervention générale, ainsi la question est supprimée.
L’agitation communiste en faveur de l’Espagne a toutefois son effet, surtout avec la mise en place des Brigades Internationales à la fin de l’année 1936.
Léon Blum décide alors de donner des gages, et seuls les communistes se retrouvent à voter contre la loi du 15 janvier 1937 « autorisant le gouvernement à prendre toutes mesures utiles afin d’empêcher le départ de volontaires pour l’Espagne ». Cela se concrétisera par le décret du 21 janvier du Conseil des ministres.
Cela provoque une vraie cassure. La Jeune Garde, organe des Jeunesses socialistes de la Seine, dénonce cette décision et s’en moque de la manière suivante :
« A quand le projet de loi suivant : ‘‘Etant donné que le général Franco, brave serviteur du capitalisme franco-britanique en Espagne, est le seul susceptible de faire travailler le peuple espagnol pour les intérêts de MM. De Wendel, de Peyerhimoff, et d’empêcher la nationalisation d’entreprises françaises créées avec l’argent péniblement volés aux gogos français, le Gouvernement décide de reconnaître pour seul gouvernement légal celui du général Franco. Les socialistes, communistes et autres sans-patrie qui iraient s’enrôler dans les rangs des adversaires de Franco et de M. de Wendel seront déclarés traîtres et hors-la-loi.’’ »
Dans le camp adverse, cela ne suffit évidemment pas à calmer les ardeurs. Le Parti populaire français organise en janvier un grand meeting à Saint-Denis pour dénoncer le départ de volontaires en Espagne. Ils trouvent des renégats pour cette entreprise, avec un père exigeant le rapatriement de son fils qui aurait été saoulé pour le faire partir, un volontaire ancien secrétaire de cellule à Boulogne-Billancourt revenu et ayant changé de camp, un déserteur des milices antifascistes, un communiste blessé en Espagne.
Sous l’égide de Pierre Drieu La Rochelle, qui lui fera l’éloge de l’engagement dans les forces franquistes dans son roman Gilles, le meeting reflète l’angle d’attaque de l’extrême-droite. Dès février, le Parti populaire français continuera son œuvre sur ce thème, au Vel’ d’Hiv’.
Quant au gouvernement de Léon Blum, il est coincé, puisqu’il fournit bien une aide matérielle, mais insuffisante et clandestine, notamment avec les avions républicains pouvant atterrir en France, sous des prétextes d’erreur de pilotage.
L’Espagne reste donc le symbole du grand affrontement entre fascisme et antifascisme. Le Front populaire pense l’avoir neutralisé ; le Parti Communiste Français comme son aile gauche prône d’aller plus loin. Et désormais le Parti populaire français se place pour chercher à relancer l’affrontement.
Le calme ne peut qu’être apparent seulement. Léon Blum reste donc confiant, malgré tout. Lors d’un meeting-banquet de 1800 personnes à la Bourse du travail dans le cadre d’une visite officielle à Lyon, Léon Blum peut dire qu’il est certain de la réussite de son projet.
Et son projet est, de manière ouverte, d’allier la bourgeoisie et le prolétariat, de suivre l’exemple de Roosevelt.
« La fête d’aujourd’hui est précisément le symbole de cette volonté d’union et d’action commune. Elle est la marque de la camaraderie ou de l’amitié qui unissent les divers éléments de la majorité gouvernementale.
Elle apporte la preuve éclatante et retentissante que, neuf mois après les élections, en dépit de tant de traverses difficiles, l’idée du Front Populaire est plus puissante et plus vivace que jamais.
Cette idée est née le 6 février 1934. Elle est sortie du danger dont une entreprise factieuse menaçait la République. Elle évolue aujourd’hui vers l’objet que, dans leurs discours inauguraux, les Présidents Jeanneney et Herriot définissaient en termes presque identiques : la consolidation et le développement de la démocratie politique, l’extension de la démocratie politique en démocratie sociale.
Tel est en effet le but du Rassemblement, et c’est pourquoi nul républicain n’a le droit de s’étonner, ou encore moins de s’offusquer, si les partis prolétariens et les organisations ouvrières y tiennent une si large place.
Hier, on n’aurait pas pu défendre ou préserver efficacement la République sans eux. On ne pourrait pas demain, sans leur confiance et leur collaboration, assurer la transformation amiable et paisible de la condition humaine à l’intérieur du cadre républicain et par le jeu des institutions démocratiques.
Voilà le fait essentiel qui trouve ici même sa pleine vérification : la permanence de « l’esprit Front Populaire ».
J’ai le droit d’en tirer une conséquence qu’à coup sûr vous ne jugerez pas trop présomptueuse. Un échec aurait provoqué, dans les masses profondes du pays, des déceptions d’autant plus lourdes et d’autant plus redoutables qu’un espoir plus ardent s’était attaché à la victoire électorale du printemps dernier. Si des déceptions n’apparaissent pas, si, au contraire, chaque sondage fait apparaître dans les masses populaires une réserve de confiance et une puissance d’enthousiasme intactes, c’est tout de même que nous avons un peu réussi.
L’expérience montre que des formations politiques comme celle que nous représentons au pouvoir sont exposées a une alternative de risques ; ou bien le détachement et la désaffection de la classe ouvrière, ou bien le rejet vers la réaction d’une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie.
La classe ouvrière se retire et se replie sur elle-même, quand l’œuvre de réforme ne s’assemble pas sous ses yeux avec assez de célérité et de hardiesse. Une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie s’alarme et cherche un recours du côté de la réaction politique, quand l’effort de progrès social se présente avec un caractère d’incohérence, de partialité ou de brutalité.
Toute œuvre humaine est approximative et je ne me flatte pas que nous ayons évité ce double danger avec une perfection totale.
Mais je constate cependant que l’ensemble des travailleurs et des petits producteurs reste attaché, plus étroitement, plus passionnément que jamais, à l’œuvre entreprise et qu’une portion croissante de la bourgeoisie et des classes possédantes commence à en comprendre le sens exact et à en apprécier l’intérêt pour la nation tout entière.
Au fond, nous avons prouvé — et quel que puisse être notre sort, la démonstration restera et vaudra — qu’un Gouvernement populaire pouvait être un Gouvernement national, un gouvernement de bien public. Nous avons prouvé qu’un Gouvernement démocratique, volontairement et loyalement enclos dans la légalité républicaine, pouvait être un Gouvernement de renouvellement social.
Car nous avons apporté une nouveauté, et une nouveauté dont la nation entière bénéficie. Un observateur impartial qui aurait quitté la France il y a huit ou dix mois et qui y reviendrait aujourd’hui aurait, je crois bien, les yeux frappés du changement.
La vie renaît, la nation recouvre peu à peu sa tension normale. Comme je le disais il y a quelques jours, la transfiguration morale est peut-être encore plus sensible que la transformation matérielle. Une autre humeur est venue ; la santé, la confiance, ou même la gaieté, circulent à nouveau.
Tout nous encourage donc à persévérer dans notre voie et c’est ce que nous ferons quand nous soumettrons au Parlement des réformes telles que le fonds national de chômage, l’assurance contre les calamités agricoles, la retraite des vieux travailleurs — énumération qui n’a rien de limitatif, croyez-le bien.
Notre ambition serait de pouvoir répéter un jour ce que disait Roosevelt, en termes d’une admirable noblesse, au départ de son second mandat présidentiel :
« Il y a un siècle et demi, un gouvernement fut établi dont la mission était de développer le bien-être général et d’assurer la liberté du peuple. Aujourd’hui, nous faisons appel au même pouvoir gouvernemental pour obtenir le même objectif… Les tâches que nous avons accomplies ont, en fait, exigé la participation active de la démocratie… Nous avons rendu l’exercice du pouvoir plus démocratique parce que nous avons réduit les puissances autocratiques privées à leur rôle, et que nous les avons placées sous le contrôle nécessaire du gouvernement du peuple… Nous sommes tenus, non seulement de suivre un chemin tracé selon de nouvelles méthodes de législation sociale, mais de construire, sur de vieilles fondations, un édifice plus durable à l’usage des générations futures… »
Je ne me dissimule pas à moi-même, et je n’ai jamais dissimulé à l’opinion, les difficultés que nous avons encore à vaincre.
L’économie française doit digérer et assimiler tout un ensemble de mesures importantes, tombant presque simultanément sur elle, et dont, dans des temps plus propices et plus calmes, nous aurions pu graduer plus longuement et plus lentement l’effet. La correspondance entre les cours intérieurs et les salaires, dont dépendent la préservation et l’accroissement de la capacité générale de consommation, est encore soumise à des tâtonnements laborieux. La situation financière sous ses différents aspects : budget, trésorerie, marché, n’a pas encore retrouvé les caractéristiques normales.
Je mentirais assurément, et mon mensonge ne tromperait d’ailleurs personne, si j’affirmais que tous les capitaux émigrés ont aujourd’hui réintégré la mère patrie, ou que la thésaurisation de l’or et des billets n’appartient plus qu’au domaine du passé.
En un sens la reprise économique si rapide et si intense, que personne n’ose plus maintenant dénier, vient encore ajouter, pour la période présente, à nos embarras financiers.
Alors qu’une masse insuffisante de capitaux a été reversée dans la circulation économique, le besoin de capitaux s’accroît, du fait même de la reprise, pour l’industrie et pour le commerce. On constate, pour la première fois depuis des années, des investissements nouveaux et des créations d’entreprises nouvelles ; des stocks se reconstituent, ce qui signifie que des dépôts, des crédits, du numéraire, se transforment temporairement en marchandises. Les importations de matières premières augmentent en quantité et leurs prix montent de jour en jour sur les grands marchés extérieurs.
Ces besoins privés viennent ainsi s’ajouter aux besoins publics dont vous connaissez les causes : déficits accumulés des budgets, programme d’armement, déficit des chemins de fer, dépenses ou avances exceptionnelles, d’ordre social ou d’ordre économique, que personne ne doit assurément regretter, puisque leur secours salutaire a précisément permis le démarrage.
Rien n’est donc plus naturel et nécessaire que les conseils de prudence donnés récemment par mes amis Vincent Auriol et Charles Spinasse à la masse des travailleurs publics ou privés, ou que les avertissements patriotiques, renouvelés par eux à l’adresse des détenteurs de capitaux rétifs. Rien n’est plus naturel et plus nécessaire que le contrôle vigilant qui doit s’exercer sur le mouvement des prix.
Mais, dans l’ensemble, je conserve pour ma part une vue optimiste et vous me saurez peut-être gré de vous communiquer la raison de ma confiance résolue en l’avenir. Dans la plupart des pays qui ont modifié leur parité monétaire et rétabli l’équilibre entre leurs prix intérieurs et les prix dits « mondiaux », l’effet de stimulation initial s’est exercé sur la situation financière et sur ses multiples éléments tels que je les désignais tout à l’heure ; encaisse métallique, aisance du marché, hausse des titres, baisse du taux de l’intérêt, etc… C’est dans une seconde phase, et par contre-coup, que l’amélioration de l’état financier s’est répercutée sur l’état économique.
Je suis convaincu qu’en France, — et pour ma part je ne le regrette qu’à demi — nous assisterons à un processus inverse. L’amélioration de la situation économique est dès à présent un fait acquis, et nous la verrons dans une phase seconde, dans une phase prochaine, se répercuter sur l’ensemble de la situation financière.
Quand l’évidence aura triomphé, quand on aura vu s’accroître, de semaine en semaine, les excédents de dépôts des caisses d’épargne et les recettes des chemins de fer, quand on aura vu s’accentuer, de mois en mois, les plus-values de recouvrement d’impôts et s’élever les indices de l’activité productrice, alors les capitaux sortiront de leurs cachettes ou reviendront de leur exil, alors le budget se rapprochera progressivement d’un équilibre réel, alors le trésor retrouvera sur un marché ranimé ou auprès d’une épargne reconstituée sa capacité naturelle d’emprunt à court ou à long terme. »
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